vendredi 27 juin 2014

A propos de Mouvement et de la cause finale...

Mouvement est un poème intéressant à bien des égards. Il s'agit d'une oeuvre en vers libres modernes. D'apparence, c'est le modèle de poèmes en vers libres du vingtième siècle de Reverdy, Claudel, Breton ou autres, par opposition aux vers libres que sont soit les Fables de La Fontaine, soit les poèmes irréguliers de Rimbaud en 1872. En revanche, l'idée que Rimbaud n'ait pas compté les syllabes est un pur préjugé anachronique fondé sur ce que nous savons des pratiques du vingtième siècle.
L'originalité se double ici d'une distribution des lignes-vers en quatre séquences, ce qui nous rapproche en partie des strophes de la poésie en vers.
Le poème est aussi intéressant au plan de son sujet. De quoi parle le poème Mouvement ? Il semble critiquer politiquement la marche de la société de son temps et en même temps il véhicule des termes qui servaient à Rimbaud à définir son entreprise poétique de "voyant".
Certaines images montrent qu'il est à l'évidence question de transport maritime dans ce poème, mais Michael Riffaterre a relevé que l'expression "mouvement de lacet" renvoyait au langage ferroviaire. Conscient de l'alternance et du mélange entre le terrestre et le maritime dans Marine, Bruno Claisse a réévalué l'identification des "chars" dans Marine il pourrait s'agir de trains en alternance avec des figures de bateaux au plan des quatre premiers vers libres et il observe la même alternance dans les quatre premiers vers de Mouvement, puisqu'il montre que "célérité de la rampe" vient aussi du langage ferroviaire, attestant que Rimbaud lisait bien effectivement les ouvrages de vulgarisation de Figuier, ainsi qu'il en est question dans Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs.

Les chars d'argent et de cuivre - [Les trains]
Les proues d'acier et d'argent - [Les bateaux]
Battent l'écume, - [action des bateaux]
Soulèvent les souches des ronces - [Reprise, action des trains]
Les courants de la lande, [Métaphore du terrain défriché pour le passage des trains]
Et les ornières immenses du reflux [Métaphore des ornières pour les chemins marins]
[...]

Filent circulairement vers l'est, [direction d'un orient des progrès]
[...]

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve, [Le train qui passe au bord de chutes terribles comme celles du Niagara]
Le gouffre à l'étambot, [image terrifiante du gouffre qu'on peut ressentir à bord d'un vaisseau, mais en liaison avec la propulsion qui fait avancer celui-ci]
La célérité de la rampe, [Le train qui grâce à la technologie de la rampe va plus vite dans les ascensions]
L'énorme passade du courant, [Retour à l'image maritime]
Mènent... [unique verbe commun aux trains et aux bateaux]
Les voyageurs [unique COD qui vaut donc tant pour les trains que pour les bateaux]

Mais il est question de "nouveauté chimique", de "lumières inouïes", d'une "extase harmonique" et d'un "héroïsme de la découverte".
Loin de renvoyer à l'idéal poétique de Rimbaud comme dans Matinée d'ivresse, A une Raison ou Génie, il s'agit là d'énoncés ironiquement marqués : "Eux chassés dans l'extase harmonique..."

Je voudrais revenir ici sur la composition du poème. Mouvement est une oeuvre de 26 vers. Les blancs les répartissent en quatre séquences, mais les séquences ne sont aussi formées que d'une seule phrase, sauf la deuxième séquence qui en comporte deux.

C'est au plan de cette subdivision en phrases qu'il convient d'apprécier la composition du poème.
Le poème est également articulé en fonction de répétitions de mots, comme si souvent chez Rimbaud, et on observe de manière remarquable une opposition entre le terme "mouvement" qui ouvre le poème et le terme "Repos" qui est le premier du vers 14, c'est-à-dire que très précisément au milieu du poème le terme "Repos" vient faire contraste à l'idée de "mouvement".

Je ne vais pas encore pour l'instant commenter le poème de manière minutieuse, je vais citer le poème en soulignant les répétitions et me contenter d'indiquer ce que j'estime la composition du poème, en développant des considérations étrangères à l'article de référence de Claisse sur ce poème, voire en m'y opposant pour l'interprétation du groupe formé par les quatre derniers vers.

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l'étambot,
La célérité de la rampe,
L'énorme passade du courant,
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique,
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.

Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils enmènent l'éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
A la lumière diluvienne
Aux terribles soirs d'étude.

Car de la causerie parmi les appareils, - le sang, les fleurs, le feu, les bijoux, -
Des comptes agités à ce bord fuyard,
- On voit, roulant comme une digue en delà de la route hydraulique motrice,
Monstrueux, s'éclairant sans fin, - leur stock d'études ; -
Eux chassés dans l'extase harmonique
Et l'héroïsme de la découverte.

Aux accidents athmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s'isole sur l'arche,
- Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?
Et chante et se poste.

Variante manuscrite biffée :
Monstrueux, s'éclairant sans fin, - le stock d'études
Qui est le leur [-e]ux chassés dans l'extase harmonique

Les termes soulignés montrent des reprises sensibles. Les prépositions "sur", "à" ou "aux"  le déterminant "ce" et même le pronom "eux" dont la variante montre qu'il aurait pu ne pas être repris, tous ces mots nous amènent à établir des liens entre des termes du poèmes, entre différents passages. Nous envisageons automatiquement les symétries que ces termes dégagent.
Les répétitions de noms, verbes, du présentatif "Est-ce" ou "Ce sont", du pronom "on" confirment plus nettement encore la stratégie d'échos qui fonde la progression du texte : "chimique", "étude(s)", "voyageurs" ou "voyagent", "Mènent" ou "enmènent".
Les italiques permettent eux de souligner des échos plus subtils, et même de constater différemment la présence de l'ironie. Le mot "conquérants" suppose l'ancienne forme "quérir" du verbe "chercher" et nous ne croyons nullement innocente la succession "conquérants" "Cherchant". Nous pensons qu'un jeu de mots ironique est à envisager dans la succession "Car" et "causerie", ce dernier mot laissant entendre "cause", mais dans ce qui n'est que désinvolte "causerie".
Les termes "mouvement" et "repos" sont soulignés l'un vis-à-vis de l'autre, et le terme "se poste" suppose le statisme et la relation étymologique au mot "repos".
J'ai aussi souligné le contraste d'un vers à l'autre entre "jeunesse" et "ancienne".
Enfin, j'ai souligné un écho d'un groupe de lettres "vert" qui participe d'une symétrie entre "vertige" et "héroïsme de la découverte", comme le "Repos" sera l'équivalent d'une "extase harmonique".
Tout ce plan d'analyse est inexistant dans les études rimbaldiennes, il a pourtant son importance.

Prenons les treize premiers vers, la moitié du poème. Il ne s'agit que de deux phrases en termes de ponctuation. En effet, il y a plusieurs propositions juxtaposées des vers 9 à 13, mais le point ne tombe qu'au vers 8 et au vers 13.
Ce qui est pour moi remarquable, c'est que dans la première phrase les personnages sont désignés comme étant des "voyageurs", terme passif et neutre, alors que le décor décrit est digne d'un récit d'aventures, tandis que dans la scène des vers 9 à 13 ils sont qualifiés de "conquérants du monde", mais cette fois-ci il est plutôt question de ce qu'ils transportent et l'idée d'aventure est quelque peu entamée par l'emploi des termes "comfort" et même "sport". Il y a donc un jeu de miroir entre les deux premières partie. Le verbe "voyagent", reprise pour "voyageurs", est appliqué justement au "sport" et au "comfort".

Le "Repos" fait alors contraste au "mouvement" initial, mais l'idée d'aventure s'y réintroduit.

La troisième séquence a alors une valeur explicative. C'est dans le "Repos et vertige" des études que se joue l'héroïsme et l'extase.
Le poète décrit comme un tableau et ne s'implique pas : "On voit...", "Eux..."
Révolté par le discours qui refuse d'envisager la question de la mesure syllabique des vers libres de Rimbaud, j'en profite pour souligner à la suite de Fongaro la très nette allure parodique d'un discours proche des alexandrins, et j'ajouterai que cela mime ironiquement une emphase ampoulée et que lu comme un alexandrin le vers 20 témoignerait d'une césure romantique, hugolienne même, avec rejet dissyllabique "sans fin".

- On voit, (2) roulant comme une digue (6) en delà de la route (6) hydraulique motrice (6),
- Monstrueux, s'éclairant (6) sans fin, - leur stock d'études ; -

Dire qu'on isole les adjectifs "hydraulique motrice" ou "sans fin" alors qu'on peut très bien lire d'une traite "en delà de la route hydraulique motrice" ou "s'éclairant sans fin", moi j'appellerai cela mettre des oeillères pour ne rien voir.

Rimbaud se moque alors de la voie de réalisation de la société du progrès fondée sur la réussite scientifique, et le choix des termes exaltés permet d'établir le lien contrasté avec sa propre entreprise poétique.

J'en viens à la dernière séquence de quatre vers qui n'est constitué qui n'est pas composée d'une seule phrase, mais qui en entremêle deux. Il suffit toutefois de considérer que l'interrogation du vers 25 relève d'un principe d'insertion dans une autre phrase.
Mais c'est là que je prends mes distances avec la lecture proposée par Bruno Claisse qui pense que la question est prononcée par la même instance que les 25 autres vers, alors que j'y vois le signe sensible d'une intrusion, la présence de la voix d'une autre personne, et j'en veux pour preuve l'opposition anormale d'un vers à l'autre entre "jeunesse" et "ancienne".
Je comprends Mouvement comme la mise en scène d'une description de tableau par quelqu'un qui parle devant un auditoire et au moins une autre personne : "Ce sont...", "On voit..." Et au vers 25 une personne réagit en s'interrogeant sur la signification du "couple de jeunesse" qu'on lui présente.
Cette voix pose une question "Est-ce..." à celui qui est supposé savoir et qui décrit : "Ce sont...", et il reprend également le pronom "on": "on voit", "on pardonne", mais le verbe "pardonne" témoigne de ce qu'il y a jugement. Il est frappant de voir se succéder d'une fin de vers à l'autre les termes religieusement marqués "arche" et "pardonne". Le couple de jeunesse se sépare de l'action d'une arche exposée à la "lumière diluvienne", arche qui est aussi un "bord fuyard". La question est de déterminer la légitimité de ce "couple de jeunesse" à être emmené sur l'arche. Je pense d'ailleurs que l'emploi de "sauvagerie" est ironique, dans la mesure où il fait presque entendre le mot "sauvé". Cette "sauvagerie" est qualifiée d'ancienne par opposition aux progrès de la civilisation. On retrouve l'opposition rhétorique de l'ancien et du nouveau, mais dans une perspective idéologique opposée à celle de Rimbaud. Par aveuglement, le "couple" qui est jeune est interprété comme ancien par cet intervenant qui marque ainsi son hostilité.
Mais cette question n'a pas le dernier mot, et à la phrase nominale de cinq syllabes "Repos et vertige" vient répondre la phrase verbale de cinq syllabes "Et chante et se poste" qui clôt le récit descriptif, sans tenir aucun compte de la question posée par un intervenant.
Je trouve cette fin de toute beauté et il me semble évident qu'il y a deux personnes qui prennent la parole dans ce poème. Le vers 25 n'est pas comme le suppose Claisse une question que se pose le poète développant son propos en 26 vers.
Cette opposition de deux voix permet justement de mettre en avant le rapport conflictuel qui est au coeur du poème.
Cela permet aussi d'attirer l'attention sur une particularité fondamentale de la poésie rimbaldienne, celui de la cause finale. Au dix-neuvième siècle, la philosophie française résiste encore aux deux grands défauts allemands : l'illisibilité et l'arrogance de l'arrangement de leurs pensées en systèmes. Ce n'est qu'au vingtième siècle que la pensée française a complètement sombré pour se soumettre au prestige de la locomotive allemande.
Mais s'ajoute à cela le problème du sens de la vie. Quand Rimbaud dit dans les lettres dites "du voyant", "l'avenir sera matérialiste", cela veut-il dire que Rimbaud se disait matérialiste ? Pourquoi alors l'avenir seulement serait-il matérialiste? C'est un fait en tout cas que le vingtième siècle est purement matérialiste. Mais la pensée de Rimbaud était-elle matérialiste ? Ce n'est pas ce qui ressort de ses poèmes. La question de la dignité est toujours engagée en des termes qui ne permettent pas d'identifier Rimbaud à une personne vaincue par un positivisme qui signe la fin du libre arbitre, etc. Et il me semble bien que notre époque achoppe à la lecture des clausules de Rimbaud : "- Ô l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux!", "et chante et se poste", parce que nous avons perdu le sens philosophique de la cause finale, la conception des quatre causes aristotéliciennes se rencontrant à peu près partout dans la pensée du dix-neuvième siècle comme nous l'a rappelé un ami. Il y a là tout un pan d'études nouvelles à apporter pour mieux comprendre les mises en perspective de la pensée rimbaldienne en ses poèmes, et notamment au plan des clausules.

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