A
partir d’un retour sur la composition du poème Après le Déluge, étude déjà menée dans une publication (Colloque n°5 de la revue Parade sauvage), je voudrais ici
éclairer quelques aspects du sens et de l’art de Rimbaud à nouveaux frais et
dévoiler un rapprochement qui ne semble pas avoir été jusqu’ici envisagé.
Le
poème Après le Déluge est une œuvre
en prose quelque peu particulière au plan alinéaire. Les alinéas, ce sont donc
les retours à la ligne. Ceux-ci sont au nombre de douze et ils divisent le
poème en treize séquences ou paragraphes… ou alinéas par abus de langage. Nous
pourrions songer à parler de versets étant donné le caractère biblique du
titre, étant donné aussi la brièveté d’une partie des paragraphes en question.
Cas unique au sein du poème, le premier retour à la ligne s’effectue après une
virgule, ce qui permet d’établir un lien très fort avec la poésie en vers.
Toutefois, il faut remarquer que les trois derniers paragraphes sont nettement
plus conséquents, se rapprochant des dimensions d’un texte en prose quelconque.
Or, ce qui est étonnant, c’est que, malgré le nombre premier de treize
séquences, les versets ou paragraphes tendent à se répondre par deux.
La
mention « Déluge » du tout début du poème revient au pluriel dans
l’avant-dernier paragraphe, mais encore la mention verbale
« rassise » cède à un appel inverse « relevez les
Déluges ».
La
facule lyrique du troisième « verset » : « Oh les pierres
précieuses qui se cachaient, – les fleurs qui regardaient déjà »[,]
revient à peine altéré, mais identique pour le sens dans l’ultime paragraphe,
s’insérant cette fois dans un discours qui l’absorbe : « – oh les
pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes ! »
Il
devient dès lors tentant de faire remonter un autre parallèle entre la deuxième
séquence et l’avant-avant-dernière séquence, en signalant à nouveau un procédé
de reprise, voire de répétition. Et justement, le verbe « dit »
conjugué au passé simple apparaît justement dans l’avant-avant dernier
paragraphe : « et dit sa prière à l’arc-en-ciel » et
« Eucharis me dit que c’était le printemps. » Et, si celui qui prie
au début du poème est un lièvre, dans ce paragraphe où Eucharis dit quelque
chose au poète, nous observons d’autres personnifications animalières avec les
« chacals piaulant » et les « églogues en sabots grognant dans
le verger ».
Reste
alors le centre du poème avec le nombre premier de sept séquences.
Comme
des procédés de reprise et répétition relient les trois premiers alinéas aux
trois derniers, des reprises nettes permettent d’effectuer des recoupements par
deux dans cet ensemble de sept séquences. Le début du quatrième alinéa est
identique au début du septième : « Dans la grande » est la
partie anaphorique commune à « Dans la grande rue sale les étals se
dressèrent… » et « Dans la grande maison de vitres encore
ruisselante… ». Plus discrètement, les mentions « sale » et
« ruisselante » confortent la symétrie des deux courts paragraphes.
Ils permettent aussi de se représenter par des images la proximité d’une
« idée du Déluge ». La rue n’est pas nettoyée, mais fait plus
significatif encore l’eau glisse encore le long des vitres. Précisons que sur
le manuscrit le début du poème n’est pas « Aussitôt que », mais
« Aussitôt après que… » La mention « après » ajoutée en
surcharge a été biffée au crayon, ce qui veut dire supprimée par un
ouvrier-typographe qui devait juger cette insistance comme étant maladroite, un
comble pour l’œuvre d’un poète qu’on prétend promouvoir. Il s’agissait d’un
ajout et les éditeurs de l’époque ne se souciaient guère de philologie et de
respect de la lettre d’un auteur. Déterminés dans leurs choix par l’influence
pernicieuse de l’édition originale de la revue La Vogue, beaucoup d’éditeurs aujourd’hui encore n’établissent pas
correctement le texte tel qu’il a été finalement voulu par Rimbaud. Le début du
poème qui doit s’imposer est « Aussitôt après que… »
Mais,
la comparaison des attaques des quatrième et septième versets nous conforte
aussi dans l’idée que la symétrie va concerner le groupement des alinéas 4
à 6 avec celui des alinéas 7 à 10.
L’alinéa 5 est caractérisé par une reprise interne : « Le sang
coula » au tout début du paragraphe devient « Le sang et le lait
coulèrent » à sa toute fin. Or, l’alinéa 8 suppose présente quelque chose
de quelque peu similaire de la phrase brève « Une porte claqua »
à la mention « l’éclatante giboulée », puisqu’au parallèle brutal
évident appuyé par la même terminaison au passé simple entre « Une porte
claqua » et « Le sang coula » s’ajoute la reprise de la syllabe
« cla » dans un autre contexte de brutalité bruyante avec
« l’éclatante giboulée ». Même si on veut rester prudents en parlant
de procédé de reprise, il est difficile ici de ne pas admettre à tout le moins
la symétrie d’attaque des paragraphes : « Le sang coula »,
« Une porte claqua ».
Enfin,
j’observe un parallèle rythmique sensible entre le sixième et le dixième
alinéa, avec reprise d’une forme conjuguée du verbe « bâtir ». A
« Les castors bâtirent » fait écho « Les caravanes
partirent. » La même syllabe entame les noms « castors » et
« caravanes », la même terminaison de passé simple se retrouve dans
les deux verbes, et cela dans une forme ramassée déterminant « les » +
nom + verbe au passé simple. Nous pouvons alors comparer la suite des deux
versets en relevant sans doute l’écho syllabique « fu » entre
« fut bâti » et « fumèrent », mais en observant surtout que
« fut bâti » reprend le verbe « bâtirent ».
Seul
le neuvième alinéa demeurerait isolé. Dans mon étude pour le colloque de
Charleville-Mézières de septembre 2004 et pour le texte paru en 2005 des Actes
du colloque, je penchais alors pour un recoupement des neuvième et dixième
alinéas tous deux répondant au sixième. Je faisais de la mention « établit »
un équivalent, hélas grossier, pour « bâtir » et « fut
bâti ». Je n’exclurais pas franchement l’idée aujourd’hui, mais j’observe
que dans le sixième alinéa il est question de là « où le sceau de Dieu
blêmit les fenêtres », et dans le neuvième des « cent mille autels de
la cathédrale ». Le chiffre impair de treize séquences rend définitivement
impossible les appariements deux par deux exclusifs. Le neuvième paragraphe
fait nécessairement cortège avec soit le dixième, soit plus probablement le
huitième, pour faire écho à l’un ou l’autre des cinquième ou sixième
paragraphes.
J’avais
également qu’un autre procédé de reprise caractérisait partiellement l’ensemble
formé par les alinéas 7 à 10. Les « enfants » du septième alinéa
cèdent la place à la fuite d’un seul « enfant » au huitième, tandis
que la mention des « premières communions » les rappelle à notre
attention au neuvième.
Voilà
globalement les symétries que j’ai pu observer dans ce texte et que,
nécessairement, les exégèses ultérieures du poème devraient définitivement
cesser d’ignorer.
A
côté des symétries, je peux encore caractériser à grands traits la composition
du poème. Il s’agit d’un récit au passé dominé nettement par l’emploi du passé
simple, mais le récit au passé est rompu précisément dans l’avant-dernier
paragraphe où nous quittons les indicatifs au passé simple, à l’imparfait, au
passé antérieur, pour l’impératif présent qui se projette inévitablement dans
un futur à partir d’une situation présente. Ce décrochage est d’autant plus
surprenant que le récit n’est pas au passé composé, lequel temps verbal suppose
toujours une relation au présent, signifiant que quelque chose est accompli,
que nous devons faire face à tel résultat, tel acquis pour le présent.
« Il a fait ses devoirs », c’est une information pour le présent et
un peu sur le passé, « Il fit ses devoirs » ou « Il faisait ses
devoirs » ce sont des informations sur le passé. Et dans le dernier
paragraphe, nous constatons un mélange d’indicatif présent et d’indicatif futur
simple pour les propositions principales « c’est un ennui » et
« la Sorcière […] ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que
nous ignorons ». La virgule permet de dramatiser la clausule « et que
nous ignorons », et il faut encore juger qu’il s’agit là de deux subordonnée
relatives avec le même antécédent « ce » : « ce qu’elle
sait, et que nous ignorons ». Un savoir a été en passe d’être délivré par
la révélation du déluge et la Sorcière s’est retirée pour bouder une société à
laquelle le poète reproche d’avoir si rapidement remis en marche le régime
antédiluvien, une fois son idée ou menace écartée.
Le
lièvre effectuant sa prière annonce les « premières communions ». Son
printemps de « sainfoins » et « clochettes mouvantes » est
religieux, c’est celui d’Eucharis, et il ne tend pas les bras à l’appel
rimbaldien pour de nouveaux déluges. Aux remerciements du lièvre en odeur de
sainteté (sainfoins), le poète va opposer sa révolte que justifie
l’amplification des trois derniers paragraphes du poème. Le lièvre est dans les
fleurs, le poète en appelle aux « pierres précieuses » des entrailles
de la Terre, équivalent de la braise allumée par la sorcière au fond d’un pot
de terre. Suite au coup d’arrêt donné à l’idée du Déluge, les pierres se
cachent et s’enfouissent au gram du poète, qui voit qu’aussitôt après la pluie
les fleurs se relèvent et regardent déjà, s’ouvrant au printemps d’Eucharis,
cette grâce que le poète souhaite « croisée de violence nouvelle »
par « brisement » dans Génie.
L’introduction
du poème se fait par trois courts paragraphes ramassés et ponctués par une
facule lyrique, le troisième paragraphe. Le récit se poursuit par deux séries
symétriques de petits tableaux, une série réunit les alinéas quatre à six, une
autre les alinéas sept à dix. Puis, le récit laisse la place aux réflexions du
poète qui tire un bilan et se propose de nouvelles résolutions. Tout ceci me
fait songer quelque peu à la composition du Bateau
ivre. L’introduction des trois premiers paragraphes correspond quelque peu
aux cinq premiers quatrains du Bateau
ivre. Nous savons que le début de ce grand poème en vers nous fait entrer
naturellement dans l’aventure en transformant en marge et repoussoir l’idée de
tout ce qui a pu précéder « Comme je descendais des Fleuves
impassibles, » à l’aide donc d’une subordonnée qui exprimait à la fois la
simultanéité et un effet de consécution logique. Rimbaud est un maître dans
cette façon de commencer ses poèmes narratifs, un autre exemple remarquable est
celui de l’incipit des Poètes de sept ans
avec son « Et » initial : « Et la Mère fermant le livre du
devoir s’en allait satisfaite et très fière sans voir… » C’est un procédé
nettement comparable que nous retrouvons dans le premier alinéa du poème en
prose : « Aussitôt après que l’idée du déluge se fut rassise, /
[…] ». Les tableaux des alinéas 4 à 10 correspondent quelque peu à une
inversion négative des visions du Bateau
ivre, par opposition du « Poëme de la Mer » à la négation du
déluge. Et comme les cinq derniers quatrains du Bateau ivre présentaient les atermoiements du poète face à son
impasse dans le présent, les deux derniers paragraphes d’Après le Déluge quittent la narration au passé pour exprimer la
révolte du poète et le cri de l’ennui.
L’idée
d’une reprise inversée de la composition du Bateau
ivre est d’autant plus pertinente que nous savons qu’une arche est
clairement évoquée dans les exhortations du poète à un renouvellement du déluge
avec « roule sur le pont et par-dessus les ponts ». Il s’agit
toutefois non du « bateau perdu sous les cheveux des anses »,
mais d’une arche d’alliance soumise à la prière du lièvre, au sceau de dieu et
aux cent mille autels de la cathédrale.
J’ai
déjà commenté les images de cette prose dans mon article de 2005 et je ne
voudrais pas allonger l’article ici prévu pour une lecture en ligne. Je prévois
de toute façon un article sur l’ensemble des Illuminations qui me permettra de revenir sur certains éléments.
Certaines nuances nouvelles ou conclusions plus fermes apparaissent déjà dans
la présente lecture. J’aurai des prolongements à proposer sur les
« clochettes mouvantes », « la futaie violette,
bourgeonnante » et aussi sur les « chacals piaulant par les
déserts de thym, – et les églogues en sabots grognant dans le verger ».
Car je m’intéresse aux rapprochements entre poèmes où il est question de
« cimes bruissantes », « futaies mouvantes »,
« suffocantes futaies », « soirée frissonnante »,
« oriflammes éclatants », « eaux clapotantes », ou de
« suiv[re] le pas des promeneurs aux lanternes et aux feuilles », ou
de « joli Crime piaulant dans la boue de la rue. » Ces rapprochements
donnent du sens et de l’unité aux Illuminations.
Mais,
j’aimerais encore attirer l’attention sur deux détails du poème Après le Déluge. L’idée d’une « mer
étagée là-haut comme sur les gravures » surprend inévitablement tous les
lecteurs, mais cela se joue dans un cadre où une « Madame*** établit
un piano dans les Alpes » et un « Splendide Hôtel » se retrouve
« dans le chaos de glaces et de nuit du pôle ». Il s’agit d’images
symboliques sur la présence bourgeoise à la montagne, avec l’intérêt renouvelé
qu’y portèrent les élites romantiques, sur l’expansion civilisatrice
conquérante au détriment de la dernière parcelle imaginable de monde hostile à
un tel enrégimentement. L’idée du déluge est non seulement rassise, mais rangée
dans les étages. La mention participiale « étagée » fait clairement
écho à la mention « étals » un peu antécédente au sein de la même
phrase : « Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l’on
tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures. » La
mer diluvienne étant le raz-de-marée révolutionnaire du peuple dans une
constante métaphorique qui peut relier quelque peu Chénier, Hugo et Rimbaud, on
comprend qu’entre les étals et le sang qui coule cette mer invraisemblablement
parquée en haut fait figure de condamnée, prisonnière en sursis.
Rimbaud
est aussi un créateur d’images animées par le verbe, aussi discrètes
soient-elles parfois « des talus de parcs singuliers penchant des têtes
d’Arbre du Japon » (Promontoire),
et c’est dans le même sens funeste que doit s’apprécier le saisissant
« cuadro » de l’enfant fuyant l’aliénation : « Une porte
claqua, et sur la place du hameau, l’enfant tourna ses bras compris des
girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l’éclatante
giboulée. » Il s’agit d’une scène de révolte saluée par des termes qui
figurent aussi dans A une Raison :
« enfant(s) », « tourna » pour « se détourne » et
« se retourne », « partout », ce qui ne me semble pas
innocent. On peut apprécier l’écho amplifié de la porte qui claque à
l’éclatante giboulée dans un rapport conflictuel. Car le vent soulevé qui n’a
rien, selon moi, d’une « idée de déluge » pousse l’enfant à la fuite
et on imagine très bien les girouettes et les coqs qui, sous l’effet de la bourrasque,
indiquent à l’enfant la seule direction possible battue des vents.
Pour
ce qui est du lait qui s’adjoint au sang lors de la reprise propre au
paragraphe suivant, « Le sang coula », « Le sang et le lait
coulèrent », on pense nécessairement aux femmes massacrées et au principe
nourricier qui peut accompagner l’image féminine de la mer. Rappelons-nous
l’univers lactescent du Bateau ivre.
Et
j’en profite alors pour terminer sur une petite digression loin d’être
inintéressante.
Dans
Les Déserts de l’amour, récit d’ennui
où il est question de « livres, cachés, qui avaient trempé dans
l’océan », la mention du lait figure également avec l’expression
« ému jusqu’à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du
siècle dernier. » Le problème vient de ce que les tentatives décidément
irrépressibles de lectures biographiques des œuvres de Rimbaud empêchent
visiblement de reconnaître les références romantiques ciblées ici. Il suffit
pourtant de songer à la célèbre expression de Lamartine « triste jusqu’à
la mort » pour voir que Rimbaud met en scène une figure de jeune
romantique, le « jeune homme » à la Musset. Dans son étude de cet
extrait, Sergio Sacchi propose en note trois découpages syntaxiques qui lui ont
été proposés par André Guyaux et que je retranscris comme suit : (1) le
murmure [du lait du matin] et [de la nuit du siècle dernier] ; (2) le
murmure du lait [du matin] et [de la nuit du siècle dernier] ; (3) le
murmure du lait [du matin] et [de la nuit] du siècle dernier. Or, sans hésiter,
j’identifie la lecture (1) estimée justement comme la plus probante au plan
rythmique. On comprend que les hypothèses (2) et (3) sont une tentative de
réagencement pour mettre en parallèle « matin » et
« nuit ». Dans son étude « Trouver une langue » en tête du
recueil posthume de ses articles Etudes
sur les Illuminations de Rimbaud
(2002), Sacchi témoigne de sa perplexité face à une telle expression :
« qu’est-ce [que] le lait du matin ? Un ersatz du five o’ clock tea, qui coulerait avec un
faible gargouillis dans son bol ? » Les allusions à la Commune sont
admises par peu de lecteurs de l’œuvre de Rimbaud, mais la lisibilité du texte
est aussi assurée par de grands renvois symboliques. Le « matin »
n’est qu’un instant et la « nuit » une grande étendue de temps qui
alterne avec la journée. Si on admet d’emblée que le binôme est celui du
« lait du matin » et d’une « nuit du siècle dernier », on
comprend aisément que nous sommes entre chien et loup, à un moment où matin et
nuit se côtoient. Le « lait du matin » est une image nourricière pour
l’aube et cette aube est nécessairement celle du siècle nouveau avec ses
promesses par opposition à la « nuit » qui caractérise le rejet
ennuyé du « siècle dernier ». Rimbaud joue ici avec les symboles des
poètes romantiques qui déjà avant lui évoquaient l’aube de temps nouveaux et
s’intéressait au soleil se levant à l’orient, à l’horizon crépusculaire, ainsi
entre aux exemples Victor Hugo dans Les
Chants du crépuscule. Les poèmes de Rimbaud indiquent un horizon
d’informations culturelles importantes qu’il convient d’aller rechercher pour
les apprécier et s’en assurer la lisibilité. C’est le b a –ba.
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