Enfance I est un poème déconcertant en quatre paragraphes. Il est fortement dominé par des propositions ou phrases nominales, mais pas exclusivement, et il se trouve encore que l'enchaînement des énoncés pose problème. Par exemple, la première phrase contient une proposition nominale "Cette idole, etc." et une proposition verbale "son domaine... court..." Or, on ne comprend pas qu'on puisse ainsi lancer une considération descriptive sur une "idole", puis l'abandonner en faisant de "son domaine" le sujet de la proposition suivante, et ne plus véritablement y revenir. Autre exemple, si on peut penser que "l'idole" et "la fille à lèvre d'orange" sont la même personne, il n'en reste pas moins que le troisième paragraphe offre une revue de personnages féminins contrastés. Quels sont les liens des phrases, mais aussi des paragraphes entre eux ?
Tout cela est considéré comme simplement juxtaposé et de fait il n'apparaît guère d'articulations logiques soulignant les rapports entre les énoncés, ni guère de subordination.
Enfin, j'attire encore votre attention sur deux problèmes de lecture littérale. Fongaro veut exclure l'idée que le groupe prépositionnel "par des vagues sans vaisseaux" serve à signifier que ce sont les vagues qui donnent leurs noms aux plages, pour réduire l'expression à une précision de lieu. Je trouve cela complètement absurde. Outre que le lieu, ce sont les plages de toute façon, il est clair que le poème joue de l'effet d'étrangeté. Qui plus est, sur la version biffée de ce premier paragraphe, le poète n'a pas mis entre virgules "par des vagues sans vaisseaux", mais il n'en a mis qu'une seule après vaisseaux, signe tangible qu'il a bien à l'esprit l'étrangeté que tout lecteur rencontre à ce passage : "de plages nommées par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs..." Qu'il y ait virgule ou pas, dans tous les cas, au nom de quoi s'interdire le sens étrange visiblement recherché par l'auteur ? On ne va pas tourner le dos à la poésie du texte.
Mais ce problème de lecture littérale se pose aussi au second paragraphe. Cette fois, nous rencontrons une virgule qui sert à déterminer le sens, la logique grammaticale de l'énoncé. Et, en effet, si on ne prend pas garde à cette virgule, on lit tout autrement le texte qu'il ne doit l'être en réalité :
A la lisière de la forêt - les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, - la fille à lèvre d'orange, les genoux croisés..., nudité qu'ombrent, traversent et habillent...
La "fille à lèvre d'orange" n'est pas le COD du verbe "éclairent". Il faut bien voir que entre tirets la proposition "les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent" est une sorte d'incise, une insertion pour employer le terme linguistique convenu à ce sujet, et plus simplement une parenthèse entre tirets.
Il ne s'agit pas simplement de constater si vous lisez correctement ou non le texte : l'intérêt, c'est de voir que le second paragraphe a une proposition principale sans verbe : "A la lisière de la forêt, la fille à lèvre d'orange", une proposition qui est une sorte de présentatif, on pourrait ajouter "voici" ou "il y a", et cette personne est flanquée d'appositions : "genoux croisés..., nudité qu'ombrent..."
Le premier paragraphe doit se lire exactement de la même manière :
[Voici ou Là ou Il y a] Cette idole, laquelle est flanquée d'appositions.
Et comme la parenthèse du second paragraphe est formée d'une proposition verbale, l'insertion du premier paragraphe est une proposition verbale "son domaine court sur des plages..."
On aura compris que le statut descriptif "son domaine court sur des plages..." est l'équivalent de la parenthèse "les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent".
Ainsi, comme la revue du troisième paragraphe, les deux premiers paragraphes sont de simples introductions de personnages, il y a une idole, il y a une fille à lèvre d'orange, en accompagnant cela de caractérisations. Le domaine est une caractérisation indirecte de l'idole.
A l'aune de ce constat, l'équivalence entre idole et fille est suffisante. Il n'importe guère que ce soit la même personne.
Evidemment, avec le troisième paragraphe, tout cela se dégrade. Nous avons la chance d'observer la présence de deux adverbes en "-ment" dans ce poème, lesquels s'opposent au plan du sens et se répondent pourtant symétriquement "férocement grecs...", "doucement malheureuses". Nous passons d'une figure sauvage à des figures de femmes civilisées, mais aliénées par ce fait : "costumes tyranniques".
Venons-en alors à ce quatrième paragraphe.
Vu le contraste entre les personnages et la nature sauvage à tout le moins de l'idole, si pas de la fille à lèvre d'orange, peut-on penser que le poète rejette "l'heure du 'cher corps' et 'cher coeur' " supposée par toutes ces femmes, quelles qu'elles soient ? Le poète n'est-il pas plutôt en train de compatir avec elles toutes, même s'il établit des différences de degré ? Ben oui, c'est ça la réponse, et on peut alors citer la fin du poème Fleurs, où dans un décor de luxe se manifeste un rejet final quand : "la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses."
Banni de l'ensemble des clans rimbaldiens, j'offrirai prochainement sur ce blog une lecture plus fouillée d'Enfance I, voire des cinq textes réunis sous le titre Enfance. Mon étude sur Matinée d'ivresse a été fort consultée, celle sur Après le Déluge moins. La suite sur Barbare est déjà écrite, je vais la mettre en ligne. Je prévois aussi de mettre en ligne mes études depuis longtemps inédites sur Mouvement et Nocturne vulgaire, mais je dois résoudre un problème informatique d'accès aux fichiers sur un autre ordinateur malheureusement, à moins de tomber sur le CD-Rom qui contient ces études.
Rappelons que pour les rimbaldiens la plupart de mes lectures sont du délire ou de l'interprétation qui ne vaut pas plus qu'une autre, y compris ma lecture de Voyelles, y compris mon déchiffrement du vers de L'Homme juste. J'annonce aux rimbaldiens qu'ils vont perdre le bras de fer cérébral...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire