Je parlais récemment de la succession des poèmes A une Raison et Matinée d'ivresse avec leurs échos respectifs. Comme le poète veut prôner "une Raison" nouvelle qui défie l'ordre établi, il veut défendre la conception d'un Bien et d'un Beau personnels. Les deux poèmes jouent symétriquement d'un effet initial des déterminants, soit dans le titre, soit dans la première ligne du poème : "A une Raison", "Ô mon Bien ! Ô mon Beau !" Le verbe "commencer" revient dans les deux textes. Le commencement est très clairement celui d'une "nouvelle harmonie" dans A une Raison, puisque c'est dit en toutes lettres, et le rappel des commencements dans Matinée d'ivresse offre un florilège de représentations de ce que peut être ce phénomène. Mais, le verbe "finir" revient plusieurs fois dans ce second poème pour montrer que le règne de la "nouvelle harmonie" n'est pas de ce monde (je dis bien "le règne"), qu'il n'est encore qu'épisodique. Et, les mentions aidant, nous constatons un glissement d'une fin de la "nouvelle harmonie" à un retour à "l'ancienne inharmonie".
Il va de soi que Matinée d'ivresse n'a rien à voir avec l'expérience du haschisch. Il semble que les rimbaldiens n'aient jamais lu la nouvelle de Gautier Le Club des haschischins, où, certes, il est question d'une abolition du temps, mais dans un développement d'idées qui n'ont rien à voir avec le poème de Rimbaud. Quant aux rapprochements avec Les Paradis artificiels, il conviendrait, avant de les imposer comme certains en une phrase péremptoire dans une note de commentaire au poème dans les éditions courantes, de soumettre aux lecteurs les citations sur lesquelles s'appuient un tel point de vue. Le lecteur verrait ainsi qu'il n'y a là qu'un tissu de considérations faites à la légère.
La phrase finale "Voici le temps des Assassins", est quelque peu problématique. Elle peut, dans un premier ordre d'idées, annoncer que les assassins de l'ordre encore en place de l'ancienne inharmonie vont massacrer ces rebelles qui ont foi au poison dissolvant et qui prétendent donner leur vie entière tous les jours à leur cause. C'est la reconduction du combat exprimé dans Being Beauteous : "le monde, loin derrière nous" (et ce "derrière" a une valeur négative) "lance sur notre mère de beauté" des "sifflements mortels" et de "rauques musiques" qui la blessent et la lacèrent. Mais, paradoxalement, cette lutte permet à ces rebelles qui sont alors squelettes du fait de l'inharmonie du monde ambiant (et non pas du fait des attaques qui ne concernent que l'Être de beauté), de revêtir un "nouveau corps amoureux".
Mais, on peut comprendre "Voici le temps des Assassins" autrement. Les italiques auraient valeur de citation. Nos ennemis nous appellent des "assassins", nous qui amenons le "très pur amour", la "nouvelle harmonie", face à eux qui sont les vrais assassins de l'ancienne inharmonie.
Il convient alors de dissocier l'extase dans la "nouvelle harmonie" et l'avènement d'un temps de combat qui y fait suite, autrement dit d'un nouveau temps d'épreuves, où il va s'agir d'accomplir la promesse métaphoriquement assassine de tuer et d'enterrer l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques.
L'humour de la mention "Assassins" peut se doubler alors de celui des mentions "enterrer" et "déporter" qui rappellent la répression de la Commune, avec les morts de la "Semaine sanglante" qu'il a fallu enterrer, quelques mois après la guerre franco-prussienne, mais cette fois avec une fonction inverse de l'enterrement, une fonction d'oubli, avec aussi les déportations dans les pontons et les bagnes des colonies.
Dans "déporter les honnêtetés tyranniques", il faut bien sûr lire "déporter la tyrannie", et non plus le peuple, la démocratie, etc.
L'ultime ligne de Matinée d'ivresse peut jouer d'une tension entre deux conceptions du mot "assassins", ils nous appellent "assassins", eux qui le sont vraiment. Et on voit ainsi que l'idée de se revendiquer "assassins" ne doit pas être traitée non plus de manière réductrice.
L'ultime ligne de Matinée d'ivresse peut jouer d'une tension entre deux conceptions du mot "assassins", ils nous appellent "assassins", eux qui le sont vraiment. Et on voit ainsi que l'idée de se revendiquer "assassins" ne doit pas être traitée non plus de manière réductrice.
Je n'ai pas seulement souligné la continuité des deux poèmes A une Raison et Matinée d'ivresse, j'ai carrément avancé l'idée que c'était le récit de la même extase harmonique. Après Bruno Claisse et Antoine Fongaro, j'ai travaillé à discréditer la lecture traditionnelle qui veut que Matinée d'ivresse, étant donné les images considérées par certains comme hallucinatoires, relate une expérience de prise de haschisch. J'ai souligné la cohérence des temps verbaux dans le glissement du futur vers le présent du commencement et de la fin de l'extase, en soulignant contre Claisse l'emploi de l'indicatif présent et non du passé simple dans "cela finit", ce dont j'ai montré la rigoureuse logique.
En développant le lien avec A une Raison, voire avec Being Beauteous, j'ai souligné l'homogénéité du discours rimbaldien parmi les diverses inventions nommées Illuminations.
C'est un fait : les apports théoriques de la critique rimbaldienne péremptoirement affirmés dans les notes des éditions ont considérablement nui à la compréhension de Matinée d'ivresse. On a imposé à notre compréhension du texte un récit relatant une expérience de drogue, limitant inévitablement les significations appelées par des formules telles que "enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal", "déporter les honnêtetés tyranniques". La restriction de propos supposée par la lecture haschischine a amené à restreindre la portée de tels énoncés. Le poème n'a pu être compris dans toute sa visée.
L'autre problème est celui de la détermination du nom "Assassins", car là il y a eu un préjugé fortement préjudiciable : les "assassins" ont été confondus aux "anciens assassins" sans autre forme de procès, en partant du principe que Rimbaud s'était réclamé des "assassins" et que dans Barbare il ne s'en réclame plus.
On remarquera clairement que l'alternative que j'entretiens ne correspond jamais au modèle de la lecture traditionnellement admise, car, pour moi, dans Barbare, les "anciens assassins" qualifiés de "vieux" s'opposent au nouveau de l'harmonie désirée. Jamais Rimbaud n'a adhéré à l'idée des "anciens assassins", jamais il n'a été des leurs.
Soit, dans Matinée d'ivresse, les "assassins" sont les "nouveaux hommes" opposables aux "anciens assassins", soit ils sont les "anciens assassins".
S'ils sont les "nouveaux hommes", on peut dire qu'a priori j'admets la lecture traditionnelle du poème et que mon opposition ne concerne que pour le sens du poème Barbare.
Plus précisément, si je m'éloigne de la lecture d'expérience de drogue, je serais du côté de la seconde lecture traditionnelle de Matinée d'ivresse qui, envisageant toujours l'allusion étymologique, suppose que nous avons affaire à une subversion se réclamant métaphoriquement de la Secte du Vieux de la Montagne.
Outre que je ne suis pas convaincu par le jeu étymologique sur "Assassins", car il faudrait le démontrer et non en faire un simple acte de foi, en insistant sur les relations mot à mot avec A une Raison et en ne lisant pas dans Barbare un rejet de Matinée d'ivresse, je propose malgré tout une lecture unique livrant le poème à une pleine signification politique dans la continuité, entre autres, du livre Une saison en enfer, alors que jusqu'à présent des vérités sont dites sur le caractère subversif de Matinée d'ivresse, mais tenues en lisière ou lovées dans un brouillard diffus qui n'a pas vraiment de direction claire, nette et précise.
Il me semble évident qu'un coup de tonnerre vient de frapper dans le ciel des analyses rimbaldiennes, et cela va se poursuivre avec l'analyse du poème Barbare.
En attendant, je me permets de proposer ce que j'appelle une rencontre. Je ne parle pas d'intertexte, mais de rencontre. Je trouve les rapprochements suggestifs et voici donc à lire en vis-à-vis du texte A une Raison la lettre XXII des Lettres persanes, Jaron écrit au premier eunuque pour lui annoncer qu'il ne suivra plus Usbek en Europe, car certains eunuques blancs semblent se permettre quelques audaces et le despote prétend du coup réassurer la garde de son harem à l'aide des eunuques noirs dont il craint moins la séduction sur les femmes. Les italiques sont nôtres, et les rapprochements sont pour le jeu, c'est surtout la présence de la mention "nouvelle harmonie" qui mérite le détour.
A mesure qu'Usbek s'éloigne du sérail, il tourne sa tête vers ses femmes sacrées [...] Nous sommes entrés dans le plan d'une nouvelle harmonie : nous avons mis entre les femmes et nous, la haine, et entre les femmes et les hommes l'amour.
Je sais comment je dois me conduire avec ce sexe, qui, quand on ne lui permet pas d'être vain, commence à devenir superbe, [...]
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