lundi 23 juin 2014

Cela commence par / Cela finit par

Dans Matinée d'ivresse, Rimbaud joue sur une construction rhétorique "cela commence par... / Cela finit par..."
Cette structure a deux emplois rhétoriques.
Soit elle dessine une boucle : "cela commence par un enterrement, cela finit par un enterrement." Cette boucle est connue des classiques, mais les termes répétés peuvent être différents de ceux de Rimbaud. Je me rappelle autour de Marie Stuart et de La Princesse de Clèves une formule similaire. Il y a d'une part la célèbre devise de Marie Stuart "c'est en ma fin que gît mon commencement", un truc dans le genre, car là j'en rends compte de mémoire, et puis "cela commence par une fille, cela finit par une fille". Je vais essayer de retrouver la citation exacte.
Mais, il y a aussi un exemple de progression à partir de la même structure : "Cela commence par un désespoir, cela finit par une résignation" (Nerval). Tout dépend bien évidemment des mots choisis pour la compléter. Ce style formulaire me fait assez nettement penser à la rhétorique du début du dix-neuvième siècle et tout particulièrement à Hugo.
Après, Rimbaud traite cela de manière originale, puisque les deux verbes ne sont pas accordés aux mêmes temps de l'indicatif.
Je ne pense pas que beaucoup de lecteurs aient fait la même erreur que Bruno Claisse d'interpréter "finit" comme un passé simple, quand il s'agit bien sûr d'un indicatif présent. Mais si l'erreur a eu lieu, malgré le déluge de commentaires rimbaldiens et de considérations sur Matinée d'ivresse, c'est aussi que le procédé n'avait pas suffisamment retenu l'attention.

Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux.

Nous allons du passé vers le futur, et nous sommes donc entre le commencement et la fin de cette "Fanfare atroce". La paraphrase répugne aux chercheurs en littérature et aux universitaires depuis la fin du dix-neuvième siècle. J'ai l'impression que ce mépris est une cause importante de la médiocrité, anormale !, des lectures de Rimbaud tout au long du vingtième siècle.
En analyse moderne, on peut bien sûr opposer la certitude d'un constat de fait portant sur le passé et la certitude subjective portant sur le futur.

Cela commença par quelques dégoûts et cela finit [...] par une débandade de parfums.

Nous allons du passé au futur proche, ou du passé au présent d'une étape finale. La "débandade de parfums" se dérobe sans doute, mais l'ivresse des essences parfumées apparaît bien comme une compensation à défaut d'une éternité qu'on ne peut ainsi saisir sur-le-champ. La fanfare n'en offre que la vision, et ce poème témoignait de la première fois, donc de la première fanfare d'ivresse qui en appelle d'autres. La "débandade" s'oppose à "l'éternité", mais les "parfums" s'opposent aux "dégoûts".

Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

Nous allons du passé au présent.
L'emploi du passé simple consacrait le commencement. Le passé simple permet de concevoir l'action verbale comme un tout, alors que l'emploi de l'imparfait dilue le tout de l'action verbale. Dans le cas du verbe "commencer", l'abandon du solennel passé simple pour l'imparfait donne l'idée que le commencement ne vaut plus pour le présent. Contrairement au passé composé, le passé simple est réputé n'entretenir aucun lien avec le présent, mais un emploi solennel du passé simple peut en avoir un finalement. En perdant l'idée d'avènement, d'inauguration de "commença", l'imparfait "commençait" renvoie le commencement au passé, que ce soit en temps qu'action, que ce soit en tant que acquis pour le présent. L'imparfait est un temps verbal qui présente une discontinuité, puisqu'il décrit une action se déroulant sans en cerner les contours (il faisait), début et fin, à la différence du passé simple qui englobe l'action du verbe (il fit) et du passé composé qui souligne que l'action est accomplie, donc qui souligne sa borne finale (il a fait). C'est la base de l'opposition d'effets entre ces trois temps.

On voit bien que Rimbaud a créé trois couples distincts en matière de correspondance des temps de l'indicatif, en n'en changeant que deux fois. Une fois il passe du futur au présent de l'indicatif sur un terme de la structure, puis sur l'autre terme de la structure, il passe du passé simple à l'imparfait.
Je viens de commenter quelque peu l'effet de sens pour les deux temps du passé. Pour le passage du futur au présent, on comprend que le récit accompagne l'action, en annonçant une fin qui justement survient.

J'ai montré que dans le second cas Rimbaud utilisait la deuxième possibilité offerte par la structure, celle d'une progression, progression étant même un mot faible quand on oppose "désespoir" à "résignation" ou "dégoûts" à "parfums".

Dans le troisième cas, Rimbaud oppose "toute la rustrerie", pour citer l'expression exacte qu'il a choisie, à des "anges de flamme et de glace". Il faut bien sûr analyser ces "anges de flamme et de glace" comme s'opposant à l'idée de "rustrerie", en exploitant l'appel à une "promesse" nommée "démence" qui est qualifiée encore de "science", "élégance" et "violence" avec allitération, voire rime à l'appui.
Le rustre s'oppose inévitablement aux anges, et sa grossièreté à la flamme et à la glace qui émane de ces anges. Vu la proximité entre l'appel à quelque chose de promis et démentiel qui est "l'élégance, la science, la violence" et la vision prometteuse d'éternité sous forme d'anges de flamme et de glace, on comprend que les anges ne sont pas pleinement en odeur de sainteté, mais qu'il s'agit d'une figuration du Génie antichrétien avec sa "grâce croisée de violence nouvelle". On comprend que cette élégance sont ces biens inestimables sur lesquels, avec la réserve que demande la remise en contexte du propos, même les Juifs n'ont pas mis de prix dans Solde, mais des biens que de véritables rustres entendent vendre dans une sorte de dépassement dans la surenchère : "A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu [...] Solde de diamants sans contrôle !" On comprend que ce mélange d'élégance et violence des "anges de flamme et de glace" a une résonance cosmique dans Barbare, quand un spectacle de "brasiers" et "rafales" est qualifié de "musique" et "douceurs".
Et pourtant, à part Bruno Claisse et Antoine Fongaro, l'écrasante majorité des rimbaldiens pense et écrit que le poète participe au "Solde" des valeurs inappréciables dans le poème du même nom, comme si les qualificatifs n'étaient pas un clair avertissement.
Et pourtant, dans Barbare, en-dehors de moi-même, quel rimbaldien n'a pas dit que Rimbaud rejetait les fanfares du type de celle célébrée dans Matinée d'ivresse pour s'ouvrir à une nouvelle symphonie?
La rustrerie doit renvoyer à la campagne, mais la ville a aussi son pendant à la rustrerie, comme cela est clairement exprimé dans Métropolitain, poème qui se termine par le souvenir d'un "matin" érotique engageant le "soleil des pôles", des "éclats de neige" et des "glaces", si pas des "rafales de givre" et des "anges de flamme et de glace".
Il y a quelques suites justifiées de poèmes dans l'ensemble manuscrit qui nous est parvenu. J'en ai dégagé une avec A une Raison et Matinée d'ivresse, celle de Métropolitain à Barbare en est une autre.
Le poème Being Beauteous est également à rapprocher de ce thème très fort d'une "éternité" à "saisir" où apparaît l'équivalent de ce spectacle des "anges de flamme et de glace". La "débandade de parfums" est alors le fait de revêtir un "nouveau corps amoureux", nouvelle réponse contre-évangélique puisque l'idée démentielle parodie le thème de saint Paul "revêtir l'Homme nouveau".
Ces rapprochements, on me dira que tout le monde les fait, mais alors pourquoi continuer à si mal lire Rimbaud, à opposer Barbare à Matinée d'ivresse, à aller prêter des thèmes qui ne sont absolument pas apparents comme le haschisch à des poèmes politiques et d'un messianisme laïc et subversif, à aller supposer que les poèmes ne se situent pas dans la même évolution de pensée, que tantôt Rimbaud est ironique, tantôt non, que tantôt il dit une chose, tantôt son contraire ?

Mais revenons une dernière fois à notre structure "commencer"/"finir".
Dans deux cas, nous avons une opposition "dégoûts" et "toute la rustrerie" face à "parfums" et "anges de flamme et de glace". Mais dans le premier cas, Rimbaud propose un modèle de boucle "cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux".
Le pronom "eux" vaut-il pour les rire ou pour les enfants ? Cela importe peu et plutôt pour les rires, probablement.
La seule variation est au plan de la préposition "sous" et "par".
On peut estimer que la variation de préposition "sous" à préposition "par" a valeur d'amplification. Les enfants vont rire avec la fanfare. Ils sont gagnés par elle.
Je rejette l'idée d'une évocation de la consommation du haschisch dans Matinée d'ivresse. Je ne doute pas que Rimbaud ait été un consommateur des poisons, il s'en vante dans Mauvais sang. Combien de chansons rock vantent l'usage de la drogue ?
Baudelaire et Gautier ont attribué des vertus invraisemblables au haschisch, même si parfois ils ont émis des considérations restrictives.
Mais, franchement, à part "ivresse", "poison" et l'étymologie supposée du mot "Assassins", qu'est-ce qui dans ce texte a pu justifier un tel rapprochement ? Ne me répondez tout de même pas son onirisme et sa fantasmagorie, car la promesse "d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal", je n'y reconnais pas une suggestion par la drogue, le surgissement pour le sens de l'odorat des "parfums" est curieux également.
On peut broder tant qu'on veut sur le fait que la secte du Vieux de la Montagne est subversive et se servait de la drogue pour faire permettre le jugement aux gens, etc., que les parfums ont sans doute une source qui se mêle au délire du poète, etc., il n'en reste pas moins que tout cela c'est de la théorie qui complète le texte sans s'appuyer sur ses articulations strictes. Il y a surtout un certain discours qui est tenu, même si elle est confus, peu explicite, etc., et la lecture doit être dans la mise au point sur ce discours, plus que dans la justification du caractère de délire apparent du poème.
Antoine Fongaro, suivi un temps par Bruno Claisse dans un premier article sur ce poème, a envisagé que le poème était plutôt ironique parce qu'il comportait une certaine outrance dans le style.
On voit ici que je relativise l'ironie de cette outrance et que je me garde bien d'admettre une lecture négative du mot "débandade" qui n'est pas lié ici à une déception, le poète expliquant clairement qu'il ne pouvait espérer mieux sur-le-champ.
En rapprochant Matinée d'ivresse de Being Beauteous, je dirai que les "anges de flamme et de glace" sont un "Être de Beauté" et que la "foi au poison" est le "nouveau corps amoureux".
Enfin, quant aux italiques du mot "Assassins", j'hésite entre deux lectures. Celle de "nouveaux assassins" avait encore récemment ma préférence, mais il me semble que je peux poser différemment mon opposition au discours ambiant. Les italiques sont interprétés comme un appel à identifier l'étymologie du mot par la plupart du lecteur, et le mot est ainsi revendiqué avec sa charge sombre, alors que, personnellement, j'envisage les italiques comme une citation possible du discours ennemi, et à ce moment-là le rire de Rimbaud serait que sa violence passe pour celle d'un assassin, alors qu'il ne l'est pas, que ce n'est pas son idée.
Et j'estime résolument significatif l'emploi du verbe "déporter" qui avait un sens pour un communard en 1872-1873, époque plus que probable de composition de ces poèmes en prose. Elle est justement un marqueur d'ironie anticipant la mention finale "Assassins".

Voilà beaucoup de distorsions que je signale à l'attention dans le discours rimbaldien ambiant. Ma présence est indésirable au plan universitaire, au plan des revues, au plan du site d'Alain Bardel qui ne me référence plus, parce que je remets en cause les consensus et parce que je n'admets pas qu'on me pique pas mal d'idées, inédites ou non, sans me citer, en daubant superbement des travaux pourtant clairs et nets qui soulèvent de vrais lièvres. On me demande d'attendre d'être mort ou d'être vieux. Les victimes, c'est l'émulation culturelle et la connaissance de l'oeuvre de Rimbaud pour ceux que cela passionne.

J'ai raison, oui ou non? Honnêtement, vous voulez lire Rimbaud ou saluer la comédie officielle.

Annexe : à noter toutefois la plus grande pertinence d'une compréhension en fonction de la secte du Vieux de la Montagne. Voici un extrait d'une Histoire du Moyen Âge à l'usage de la jeunesse par M. l'abbé Courval (quatorzième édition, Oaris, Librairie Ch. Poussielgue, 1892)

    Le Vieux de la Montagne

   Pendant que saint Louis était en Palestine, il reçut une ambassade d'honneur du Vieux de la Montagne, chef d'un petit Etat musulman de la secte d'Ali, situé dans la montagne d'Alamout (Asie Mineure.) Le vieux de la Montagne savait inspirer aux soldats de sa garde une obéissance aveugle. Au moindre signal de sa part, ils se précipitaient dans un abîme et se tuaient. Il s'en servait pour exécuter ses justices et pour accomplir ses vengeances. Alors il les envoyait, munis d'un poignard, chercher dans les palais, ou au milieu des camps, l'ennemi dont il avait juré la perte. Rien n'effrayait leur audace. Pour enflammer leur imagination et exciter leur courage, le tyran les enivrait à l'aide d'une espèce d'opium nommé acachin (1), et dans cet état, il les faisait transporter au milieu de jardins délicieux qu'il appelait le paradis de Mahomet : quand ils y étaient restés plusieurs jours, il les enivrait de nouveau et les rendait à leur première condition. Les malheureux soldats, qui prenaient cette manoeuvre pour un ravissement céleste, s'imaginaient que la mort devait les fixer pour toujours dans le lieu de délices qu'ils n'avaient fait qu'entrevoir. Voilà comment on pouvait expliquer la servilité presque incroyable de leur dévouement. Le comte de Champagne étant allé visiter leur despote, celui-ci le promena dans son palais et lui en fit remarquer la beauté. Sur deux tours élevées, deux gardes vêtus de blanc se tenaient prêts à recevoir des ordres. "Sans doute, dit le Vieux de la Montagne, vous n'avez pas de soldats si obéissants que les miens." En parlant ainsi, il fit un signe de tête, et l'un de ces malheureux, s'élançant du haut de la tour, vint se briser la tête sur le pavé. "Si vous le désirez, ajouta le tyran, l'autre va en faire autant." On pense bien que le comte de Charlemagne lui épargna la peine d'un nouveau commandement.
    [...]
   (1) Du nom de cette liqueur, acachin, on s'habitua à appeler les soldats du Vieux de la Montagne les assassins, mot qui est demeuré dans notre langue avec la signification de meurtrier.

On remarque l'emploi des italiques. Il s'agit d'une identification injurieuse appliquée aux communards par des auteurs tels que Paul de Saint-Victor, et Camille Pelletan reprend cette formule dans ses écrits sur la Commune, ce qui veut bien dire qu'elle a été marquante.
Rimbaud transpose quelque peu l'idée dans Matinée d'ivresse, mais il y a une distance entre son texte et celui-ci satirique qui montre une foi aveugle purement négative sous la houlette d'un manipulateur.

1 commentaire:

  1. Salut,

    "J'ai raison, oui ou non? Honnêtement, vous voulez lire Rimbaud ou saluer la comédie officielle."

    Oui, je lis Rimbaud avec cet article et quelques autres, alors que ses "oeuvres complètes" m'ont lassé à la page 333.

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