Les
lectures[1]
récentes (et contradictoires) d’Yves Reboul et de Bruno Claisse envisagent Barbare comme un congé donné à une
expérience poétique personnelle antérieure dont Matinée d’ivresse serait l’illustration. Dans son étude, Reboul
finit par rejeter la localisation arctique du poème, jusqu’ici toujours admise,
en lisant cette suite de dix paragraphes comme un déni d’onirisme. Le début du
poème : « Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les
pays, » est interprété comme un impossible retrait hors du temps et de
l’espace, il est vrai dans la continuité d’études antérieures[2].
A cette aune, nous aurions affaire à un récit de rêve, seule forme plausible
pour un retrait du monde, tandis que le poème supposerait une contemplation de
tout le globe terrestre. Le critique assimile le point de la phrase pourtant bien calée à l’intérieur d’une
parenthèse « (Elles n’existent pas. ») au point final des deux
premiers versets, malgré la présence d’un point-virgule qui est très
précisément placé devant la parenthèse. Mais cette erreur n’est rien en soi. Le
problème vient de ce que, par son évaluation de la signification des quatre
noms formulés dans le premier verset, il a cru déterminer qu’il était question
ici d’un retrait hors du monde et que le « pavillon » échappait lui-même
à tout repérage terrestre en ne s’imposant plus comme un élément du pôle
arctique, malgré l’appariement explicite articulé par la préposition de lieu :
« Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs
arctiques ». Comme Claisse, il interprète la parenthèse « (Elles
n’existent pas) » comme une simple mise en garde du genre :
« Attention ! Ceci est un récit de rêve ! » Malgré
l’insistance du complément « d’héroïsme », dans l’ensemble des
lectures qui sont faites de ce poème, la signification militaire du mot
« fanfare » n’est pas comprise comme sociétale, mais elle exprimerait
l’orgueil de la vie individuelle de Rimbaud. Et en supposant que le poète
rejette ainsi ses propres excès, les critiques en arrivent à envisager le poème
Barbare comme une conclusion
extrêmement négative de l’histoire poétique d’Arthur Rimbaud, un véritable
adieu à toutes les illusions qui ont échauffé sa bile, son écriture. Cela s’accompagne
d’un renforcement du préjugé selon lequel, si le poète est « Remis »,
c’est de quelque chose qui lui était particulier.
Nous
allons montrer avec une logique rigoureuse que les lectures de Barbare se fondent sur des contresens à
ce point préjudiciables qu’ils génèrent des difficultés de compréhension qui s’étendent
à l’ensemble des Illuminations, car
il ne faut pas envisager dans ce texte que l’artiste fait son autocritique,
mais encore une fois nous avons affaire à une critique imagée du poète se
dressant face au monde avec toujours cette même homogénéité et unité d’intentions
rebelles de sa part.
Barbare, poème en prose
des Illuminations, est composé de dix
versets ou alinéas et, étant donné les symétries et reprises entre eux, nous
pouvons les distribuer en trois ensembles.
Répétitions
d’une même formule, les deuxième, quatrième et dixième alinéas ressemblent
à un refrain. C’est le cœur du poème et il est question de la vision
suivante : assimilée à un drapeau, une masse de chair saignante recouvre
un décor arctique et lui donne la vie, la parenthèse nous apprenant que cette
action de régénération peu ordinaire est sollicitée par le poète qui joue les
intercesseurs auprès d’éléments du décor. On peut comparer la parenthèse « (Elles
n’existent pas.) » à la formule « on t’en prie » dans A une Raison. Les deux seuls adjectifs
du refrain se répondent : « saignante » et
« arctiques ». Le sang va pénétrer la glace. Signe de ce travail en
cours, le refrain est légèrement altéré une première fois par simple ajout
d’une interjection initiale (« Oh ! »), mais il finit par se
réduire à la seule mention des deux premiers mots dans l’ultime alinéa que
ponctuent significativement des points de suspension. Un silence ému consigne
l’accomplissement du don providentiel.
Le pavillon en
viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles
n’existent pas.)
Oh ! Le
pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs
arctiques ; (elles n’existent pas)
Le pavillon…
L’expression
triviale « viande saignante » a ici un caractère paradoxal,
puisqu’elle désigne ce qui donne vie aux froids éléments d’un décor polaire. Ce
don de la vie doit faire songer ici à l’eucharistie et à la célèbre expression
liturgique : « Ceci est ma chair et mon sang livrés pour vous ».
Le manuscrit révèle que Rimbaud a éprouvé une difficulté quant à la
ponctuation. La ponctuation forte ne concerne que la phrase entre parenthèses,
mais le poète a omis le point final au quatrième alinéa, son souci étant de
rendre sensible le retour à la ligne après un point-virgule. A cet égard, les
éditeurs devraient prendre garde à uniformiser la présentation pour les
parenthèses « (elles n’existent pas) » ou plutôt « (elles
n’existent pas.) »
Pour
leur part, les premier, troisième et septième alinéas, qui se composent de
compléments circonstanciels (« Bien après… », « Loin
des… ») et d’une proposition participiale (« Remis… »),
précisent les éléments dont le poète s’est détourné, éléments qui s’opposent
par conséquent à la régénération arctique du corps saignant.
Bien après les
jours et les saisons, les êtres et les pays,
Remis des
vieilles fanfares d’héroïsme – qui nous attaquent encore le cœur et la tête –
loin des anciens assassins –
(Loin des
vieilles retraites et des vieilles flammes, qu’on entend, qu’on sent,)
Nous
avons vu que l’action se déroule dans un décor polaire. Or, le premier alinéa
évoque l’exclusion des jours, des saisons, des êtres et des pays. Il s’agit
donc du rejet des latitudes où l’opposition des quatre saisons et la succession
des jours et des nuits sont marquées, du rejet des latitudes (nous insistons sur
ce mot) où se trouvent rassemblés les humains et les pays. Il ne s’agit donc
pas d’un au-delà du réel, d’uchronie et utopie, comme il en a été question dans
l’introduction de notre article. Le régime de l’utopie est plus nuancé. Il
n’est pas question d’un refuge dans l’illusoire, le rêve, l’irréel, mais d’une
aventure imaginaire dans un lieu réel, quoique réputé inaccessible à l’époque.
La
préposition « après » est intensifiée par
l’adverbe « Bien » et l’autre préposition « loin »
revient à deux reprises. Le poète offre ainsi l’expression d’un rejet
volontaire. La vision polaire du refrain (le pavillon) s’impose comme le but de
sa quête. Partant de ce principe, « vieilles fanfares d’héroïsme »,
« anciens assassins », « vieilles retraites » et
« vieilles flammes » ne peuvent désigner que les gangrènes politiques
des nations humaines. Le terme « fanfares » couplé à
« héroïsme » voit son sens militaire renforcé et nous songerons
historiquement aux deux empires, mais aussi à la marche au combat dans laquelle
le poète se trouve enrôlé de force dans Mauvais
sang. Songeons au poème significativement intitulé Guerre : les « assassins » opèrent dans le monde de
« l’inflexion éternelle » des jours et des saisons, dans le monde des
« êtres » et des « pays ». Victime de ces
« êtres » « assassins », le poète aurait apporté sa propre
« viande saignante » dans les confins du monde polaire, se
remplissant de l’espoir d’une régénération au sein du monde sauvage, lecture
rendue plus que défendable par le rappel des « ébats » avec « Elle »
sous le « soleil des pôles » dans Métropolitain,
où se love une évidente explicitation du poème Barbare. N’oublions pas que la transcription de Barbare suit celle de Métropolitain et des ébats polaires sur
le feuillet manuscrit, depuis paginé 24, des Illuminations. Avec une variation en genre et en nombre, le mot
« nouveau » est l’unique adjectif du poème A une Raison : nous relevons « nouvelle harmonie »,
« nouveaux hommes », et enfin « nouvel amour » à deux reprises.
Les trois versets de rejets que nous venons de délimiter dans Barbare ne comportent que quatre
adjectifs : ceux-ci qualifient la série négative des « fanfares
d’héroïsme », « assassins », « retraites » et
« flammes », il s’agit de trois mentions de l’adjectif « vieilles »
et d’une mention synonyme de l’adjectif « anciens ».
Néanmoins,
les commentateurs[3] du poème
Barbare ont été convaincus jusqu’à
présent que les « anciens assassins » étaient les mêmes que dans la
phrase finale du poème Matinée d’ivresse,
phrase pour laquelle personne ne veut douter, mais ce n’est pas forcément une
erreur de lecture, qu’il soit question d’exaltation : « Voici le
temps des Assassins. » Ainsi
apparaît l’idée que le poème Barbare
n’exprimerait pas tant une opposition du poète au monde qu’un renoncement à une
posture poétique antérieure dont Matinée
d’ivresse serait le témoin. Dans Matinée
d’ivresse, Rimbaud appelle les « Assassins » ;
dans Barbare, il rejette les mêmes « assassins »
qu’il qualifie cette fois d’ « anciens ». Voilà la lecture
consensuelle qu’on nous impose et qui doit concerner deux textes confrontés l’un
à l’autre. Il y aurait là une contradiction venant de ce que Rimbaud porte un
regard critique sur son passé. Personne ne s’étonne en ce cas que Matinée d’ivresse ait échappé à la
répudiation, d’autant que les échos sont abondants avec d’autres poèmes, et
notamment avec le poème A une Raison
dont nous venons précisément d’établir le lien avec Barbare. Les rimbaldiens ne se sont pas demandé si la phrase finale
de Matinée d’ivresse n’était pas
ironique, ce qui n’est peut-être pas le cas, mais ce qui permettait au moins de
mettre en doute qu’un texte contredise l’autre. Ils n’ont pas cherché à
interroger la signification des italiques, leur valeur possible de mise à
distance du discours de quelqu’un d’autre, d’autant qu’ils avaient déjà une
explication : les italiques sont pour cette unique occasion des appels à l’étude
étymologique d’un mot : « assassins » en italique doit faire
songer à « haschischins », sans qu’il n’y ait aucune raison évidente
à cela.
En s’appuyant sur la mention participiale
« Remis », les lecteurs ont eu tendance à penser également que
Rimbaud se rétablissait d’une maladie qui lui était particulière. Mais ce n’est
pas du tout de cela qu’il s’agit dans Barbare
où les agressions peuvent tout à fait se concevoir comme extérieures aux
préoccupations personnelles du poète : « qui nous attaquent encore le
cœur et la tête ». Pour exemple grammatical, l’expression « Remis de
ses noces » ne signifie en aucun cas que les « noces » ont eu
lieu dans la tête. Mais la source de l’erreur des rimbaldiens vient de leur
interprétation du poème Matinée d’ivresse.
Au lieu de lire le poème Barbare en
soi et pour soi, ils ne veulent le lire qu’en fonction de cette mention
« anciens assassins » qui doit signifier obligatoirement pour eux que
Rimbaud n’est plus d’accord avec ce qu’il écrivait dans Matinée d’ivresse. Or, si le rapprochement est fondé, ils ne se
sont pas interrogés suffisamment sur trois points importants, sachant que, même
si on peut rester dubitatif quant au second, ou en tout cas saisir le premier
et le second comme une alternative à la lecture de Matinée d’ivresse, le troisième point ruine définitivement l’idée
que Rimbaud ait fini par se retourner contre son propre discours.
Premièrement,
on peut se demander si la qualification « anciens assassins » ne
présuppose pas l’idée de « nouveaux assassins ». Les « anciens
assassins » s’opposent aux « nouveaux hommes » du poème A une Raison, lequel poème célèbre une
« nouvelle harmonie ». Le poème Matinée
d’ivresse évoque lui une « veille d’ivresse » qui prend fin et à
laquelle va succéder le retour à une « ancienne inharmonie ».
L’opposition « ancien » – « nouveau » est donc bien réelle.
Ainsi, les « Assassins » de
Matinée d’ivresse peuvent très bien
s’opposer aux « anciens assassins » de Barbare. Le « barbare » n’est-il pas lui-même perçu comme
une figure menaçante d’assassin ? Les italiques de Matinée d’ivresse peuvent avoir valeur de citation d’un discours
ennemi, les deux camps se renvoyant la même accusation : « Voici
notre temps, celui des « assassins » comme ils nous appellent »,
et il s’agit d’une valeur attestée pour ce qui est du recours aux italiques ou
au soulignement manuscrit, alors que le renvoi des italiques à l’étymologie d’un
mot ne l’est pas. Il faut bien sûr ici se reporter à nos études : « Ivresses
de deux poèmes réunis sur un même feuillet : A une Raison et Matinée d’ivresse »
(mis en ligne le mercredi 11 juin 2014 sur le blog Enluminures (painted plates)) et « ‘Nouvelle harmonie’ une
rencontre » (mis en ligne le mercredi 18 juin sur le même blog).
Deuxièmement,
l’erreur ne vient-elle pas d’une mauvaise lecture de Matinée d’ivresse ? Puisque dans ce dernier poème, il est
question d’une fin de veillée (« cela finit… ») et d’un retour à
« l’ancienne inharmonie », la phrase finale : « Voici le
temps des Assassins »[,] ne
s’opposerait-elle pas à tout ce qui précède et ne serait-elle pas la chute
dramatique annoncée du poème ? Rappelons que le « nous » de Matinée d’ivresse n’est pas un véritable
pluriel, à tel point que sur le manuscrit Rimbaud a biffé le « s » de
l’adjectif « digne » pour l’accorder au singulier dans la
phrase : « Ô maintenant nous si digne de ces tortures !
[…] » L’opposition du poète solitaire aux êtres et aux pays serait ainsi
commune aux poèmes Barbare et Matinée d’ivresse, et ce serait toute
l’interprétation de la célèbre phrase dressée en slogan qui serait à
revoir : « Voici le temps des Assassins. »
L’ultime paragraphe, après le temps de la « nouvelle harmonie »
qui n’a duré qu’une « matinée », annoncerait des temps d’épreuves
contre l’ennemi. Mais ce second point est contradictoire avec le premier. Il s’agit
ici d’une alternative qui permet, d’une façon ou d’une autre, de contester
l’idée que Barbare contredise Matinée d’ivresse, comme si même l’important
n’était plus la poésie, mais les brouillons de pensées que Rimbaud aurait
laissées sur le papier, dans un cheminement par étapes successives.
Mais
l’argument capital, c’est que le poète dans Matinée
d’ivresse parle au singulier d’une seule « Fanfare atroce où [il] ne
trébuche point », figure originale de son « Bien » et de son « Beau »
exclusifs, ce qui présuppose le refus des autres fanfares, précisément les
« vieilles fanfares d’héroïsme ». Ainsi, aucune volte-face, aucune
révolution de la pensée n’est passée entre nos deux poèmes ! Les amateurs
de Rimbaud tendent à lire Matinée d’ivresse
comme la relation d’une expérience de fanfare, une expérience de haschisch pour
ceux dont les neurones se battent en duel, et ils présupposent qu’il y en a
plusieurs autres de la sorte et qu’au moment de composer Barbare, il en est rassasié, revenu comme on dit familièrement. Or,
ce qu’il faut voir, c’est que la proposition relative « où je ne trébuche
point » donne une singularité à l’expérience qui suppose que d’anciennes
fanfares n’avaient pas été convaincantes. Barbare
et Matinée d’ivresse offrent le même
exemple d’opposition et la lecture est passablement forcée qui veut que dans Barbare le poète en vienne à rejeter
toujours les mêmes fanfares et une de plus, bien qu’il en ait fait l’apologie.
Cela nous semble d’autant plus évident que le spectacle des « anges de
flammes et de glaces » est bel et bien reconduit dans un spectacle
arctique de « feux » et « glaçons ».
Et,
sans considérer le rapprochement patent entre les deux poèmes, si le lecteur
veut bien lire en soi et pour soi le poème Barbare,
il ne peut en aucun cas douter que le poète décrie la gangrène politique des
« vieilles fanfares d’héroïsme » et des « anciens
assassins ». Les « vieilles retraites » et « vieilles
flammes » ont révolté elles aussi le poète qui exprime encore un sentiment
de nausée à leur égard. Tel est le sens clair de la subordonnée relative :
« qui nous attaquent encore le cœur et la tête ». En même temps, le
septième alinéa est placé entre parenthèses, signe d’un éloignement progressif
des souffrances. Néanmoins, il convient de faire attention aux mots du poème.
La révolte poétique de Rimbaud ne se situe pas qu’au plan politique et social.
Suite à la Révolution française, les tensions sont exacerbées entre
anticléricaux et croyants. La bigoterie est particulièrement importante au XIXe
siècle. La morale chrétienne réprouve les sentiments d’abandon à la Nature et à
la chair. Quand ils ont lieu, il faut en demander pardon à Dieu. Les termes
généraux : « héroïsme », « retraites »,
« flammes » et « assassins », ont ainsi tous quatre une
double signification systématique, politique et religieuse. N’oublions pas que
le retrait polaire du poète s’oppose lui aussi aux « vieilles
retraites » par un détournement provocateur de l’idée d’eucharistie, ainsi
que nous l’avons mentionné plus haut.
Les
quatre derniers alinéas à traiter du poème (les cinquième, sixième, huitième et
neuvième) représentent d’ailleurs l’accomplissement érotique de cette communion
étrange de la « viande saignante » au sein du chaos polaire. Ces
quatre alinéas peuvent s’articuler par paires à partir d’une tension
contradictoire entre l’idée de « fournaises » et celle de
« Douceurs ». La première version du manuscrit comportait la reprise
du mot « fournaises », mais le terme, biffé à deux reprises, a été
systématiquement remplacé par le mot « brasiers », dont nous
n’apprécierons pas peu le rapprochement avec le poème en vers de 1872 intitulé L’Eternité où il est question de
« Braises de satin ». Rappelons aussi qu’en principe le pôle Nord est
essentiellement une calotte glaciaire flottant sur l’eau et que les grottes et
volcans ne sauraient être interprétés comme terrestres, à moins d’allusion à
une activité volcanique d’îles et continents en périphérie. Alors qu’il est
délicat d’assimiler la « viande saignante » à des baleines perdant
abondamment leur sang, ce que les mots du poème ne prennent pas en charge, le
rapprochement avec le poème L’Eternité
ravive l’idée, non pas d’aurore boréale, mais d’une aurore rougeoyante sur la
courbe polaire. Mais, cette aurore relève ici du principe du déluge en
exploitant l’eau et la glace du lieu et en se complétant de phénomènes
volcaniques. La terre « éternellement carbonisé pour nous » se
substitue ici au motif de l’éternelle aurore, ce qui éclaire sous un jour
nouveau la formule du poème L’Eternité :
« La mer allée / Au soleil ». Précisons encore que l’énoncé nominal
concis du cinquième alinéa « Douceur ! » est rattaché par la
ponctuation des points-virgules de second et quatrième alinéas à tout le début
du poème. La première occurrence de « Douceurs » qualifie précisément
l’action du « pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des
fleurs arctiques ». Suite à ce cinquième alinéa, les alinéas six, huit ou
neuf, vont préciser le motif, mais aussi décrire la seconde phase du processus,
quand « pavillon » et « soie des mers et des fleurs »
existent et se magnifient en « diamants » et « braises de satin ».
Douceurs !
Les brasiers,
pleuvant aux rafales de givre, – Douceurs ! – les feux à la pluie du vent
de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. – Ô
monde ! –
[…]
Les brasiers et
les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
Ô Douceurs, ô
monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les
yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs ! – et
la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.
Spectacle
de vie cosmique aux allures cataclysmiques, l’eau et le feu se mélangent,
s’associent dans une grâce « croisée de violence nouvelle » (Génie). L’hyperbole « choc des
glaçons aux astres » donne la mesure épique de l’événement, mais cette
violence est « musique » et on songe inévitablement à la
« musique des sphères » et, partant de là, à l’expression vitale
d’une violence qui fait partie de l’ordre des choses, qui s’inscrit dans
l’harmonie universelle, à la différence des « flammes » et
« retraites » des nations en guerre, à la différence d’un
christianisme qui nous apprend à nous détourner de ce monde pour espérer en un
autre hypothétique. C’est ce réel dans toute sa violence cosmique qu’embrasse
le poète qui reprend bien ici son credo vénusien du poème Soleil et Chair : « Et tout croît, et tout
monte ! » Les formes participiales « pleuvant » ou
« jetée » ont bien sûr une valeur fécondante. Bruno Claisse a relevé
la parodie des expressions chrétiennes pro
nobis et in aeternum dans
« cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous », et il avait
entrevu, quoiqu’avec une certaine réserve hypothétique, la parodie du sacrement
chrétien de la communion du sang (qui
bibit meum sanguinem, vivet propter me)[4].
A cela s’ajoute la dimension sexuelle du sacrement. Au-delà de la création
sensuelle de corps dont les parties : yeux, chevelures, sont présentées
étrangement et sont décrites comme flottant à la manière du Bateau ivre, l’analogie au sperme est
justifiée par la mention « larmes blanches », mais encore par le
retour du mot clef final du refrain « arctiques » en toute fin de
neuvième alinéa. Si le nom substantif se désigne lui-même, l’adjectif se
caractérise par le fait qu’il sert à préciser un autre mot. Or, l’adjectif
« arctiques » ne qualifie plus « mers » et
« fleurs », mais des « volcans » et « grottes »,
ce qui permet de relever au passage le glissement ludique de
« fleurs » à « grottes », expression métaphorique d’un
dépucelage polaire, épanouissement érotique bien confirmé par l’extase de la
« voix féminine » qui descend en ces lieux, Rimbaud ayant eu la
présence d’esprit d’employer la forme « arrivée » commune au poème A une Raison (« Arrivée de
toujours, qui t’en iras partout »), ce qui ne saurait laisser aucun doute
sur l’affiliation au Credo in unam…
des trois poèmes solidaires A une Raison,
Matinée d’ivresse et Barbare, tous poèmes d’avènements conçus
à différents stades d’une rédemption originale de l’Homme, débarrassé, soit par
intermittences, soit de façon plus pérenne, de son aveuglement l’entraînant à
la tyrannie de la servilité chrétienne et aux errements ravageurs du monde
moderne.
Orientation
bibliographique
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Sergio
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(Chine), 1992, n° 1 pp.92-103 et « Mythes barbares », Rimbaud : strategie verbali e forma
della visione, ETS – Slatkine, 1993, pp.129-137, deux études reprises dans
Sergio SACCHI, Etudes sur les Illuminations de Rimbaud, opus cité, pp.239-252
Jean-Luc
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Hermann
H. WETZEL, « Un texte opaque et son interprétation socio-historique :
Barbare de Rimbaud », Romantisme, n° 39, 1983. Mais quatre
études antérieures doivent principalement retenir l’attention
[2] Pierre BRUNEL, Eclats de la violence, José Corti, 2004, p.505 : « Les deux couples de
substantifs confirment une uchronie et une utopie, qui seraient mieux définies
comme délivrance du temps et délivrance du lieu » ; Arthur Rimbaud, Œuvre-Vie, édition du centenaire, dir.
Alain Borer, [Note de Jean-Pierre Giusto sur Barbare], p1174 : « La scène se situe par-delà notre
temps et notre espace, l’homme tel que nous le connaissons n’existe
plus. » Certains ont songé au poème de Baudelaire Anywhere out of the world (Sergio Sacchi, opus cité, p.239).
[4] Bruno Claisse, Rimbaud ou « le dégagement rêvé »,
Charleville-Mézières, « Bibliothèque sauvage », 1990, note 29 p.115.
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