samedi 21 décembre 2013

"Prendre du dos" (complément)

Je viens de lire à moitié le commentaire de Parade sur le site d'Alain Bardel où il prétend que plus personne ne met en doute l'interprétation obscène de "prendre du dos" avancée par Fongaro Si ! moi je n'y ai jamais cru, je l'ai toujours dit, y compris oralement parmi les rimbaldiens
Voici la note de Bruno Claisse dans son commentaire du poème qui est mauvais, plaquant arbitrairement ce qu'il a assimilé de Rosset, Jankélévitch et auteurs récents sur le texte de Rimbaud avec pour conséquence d'infléchir la lecture dans des problématiques qui ne sont pas celles du poème, développant des métaphores adjacentes du sphinx qui orientent la lecture et formulant de manière insoutenable ou en tout cas indifférente aux contraintes de détail du texte que dans Parade il est question de tout le monde derrière les "drôles" L'article de Claisse ne ramène jamais au texte ou peu, mais il en embrasse des éléments dans un énorme discours philosophico-liturgique dont on n'arrive même pas à cerner les contours, les articulations Il rapproche ceci avec cela, on ne sait jamais trop pourquoi, avec une rhétorique émerveillée surtout de ses propres thèses philosophiques : "Car, autant qu'à discréditer la création divine, l'outrance de leurs masques pourrait bien tendre aussi à déconsidérer Satan", et ainsi de suite, ce qui n'est, vous le voyez bien, pas du commentaire du texte lui-même

Je cite la note 3 page 104 de son livre Les Illuminations et l'accession au réel où il a repris son article de 2006 :

Jean-Pierre Chambon, dans une communication du recueil collectif Malédiction ou Révolution poétique : Lautréamont / Rimbaud (Lez Valenciennes, 13, 1990), considère "prendre du dos" comme une locution argotique du type "prendre du ventre", où "dos", synecdoque de "fondement", est un cod précédé d'un article partitif Mais il lui est beaucoup plus difficile d'établir que cette expression était en usage dans l'argot contemporain, le Glossaire érotique de Louis de Landes (1861) qui était censé l'établir, ignorant totalement la locution, ainsi que nous l'avons personnellement vérifié Le dictionnaire d'argot de Chautard (1931) qui le glose par "pédérastie active", fournirait donc la première attestation lexicologique Cette expression serait-elle une création de Rimbaud lui-même ? Quant à son sens, c'est en définitive le contexte propre à Parade qui nous a convaincu du bien-fondé de l'acception homosexuelle

Voilà qui est inquiétant pour l'interprétation obscène, car quand il s'écrie "Cette expression serait-elle une création de Rimbaud lui-même ?", Bruno Claisse ne mène pas le raisonnement assez loin
Les Illuminations, le poème Parade en tout cas, a une première publication en 1886, mais la diffusion demeure quasi confidentielle En 1891, c'est l'éclat de scandale de l'édition du Reliquaire avec une bonne partie des poèmes en vers et une sulfureuse préface aux aperçus biographiques édifiants Les Illuminations sont donc véritablement lancées en 1895 puis 1898 Le succès de scandale de Rimbaud et Verlaine est énorme, même si le pilotage de Berrichon, Claudel et Isabelle Rimbaud, et pas seulement, a tendu à l'occulter La récupération obscène de l'expression a pu se faire avant 1931 donc
Les homosexuels auraient pu tirer à eux, croyant cela naturel une expression de Rimbaud qui était obscure, mais qui pouvait avoir un sens obscène Ou bien les gens hostiles à la pédérastie ont pu ainsi infléchir cette lecture
Car la question de Claisse conduit à ce doute, ni plus ni moins
Evidemment, il peut toujours être question de faire sortir une attestation d'époque un jour ou l'autre Malgré tout, il y a encore l'épreuve du texte lui-même

Or, Claisse parle ensuite du contexte, il doit penser aux mentions "Chérubin" et "ressources" comme tout le monde

Or, voici plus manifestement le contexte

Le poème commence par évoquer des drôles exploiteurs des mondes de pensées du public, des hommes en général, et il présente une première pantomime qui les concerne :

Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en oeuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs ! Des yeux hébétés à la façon de la nuit d'été, rouges et noirs, tricolores, d'acier piqué d'étoiles d'or ; des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés ; des enrouements folâtres ! La démarche cruelle des oripeaux !

Il poursuit par l'évocation d'un groupe au sein du groupe :

Il y a quelques jeunes, comment regarderaient-ils Chérubin ? pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d'un luxe dégoûtant.
Et cela se poursuit par un nouveau spectacle dont la phrase qui nous occupe a donné le contexte, ces charlatans acteurs sont allés en ville pour recueillir le succès :

     Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée ! Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques. Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l'histoire ou les religions ne l'ont jamais été. Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons "bonnes filles". Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s'élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.

Et loin de s'impliquer dans une autocritique de groupe comme le pensent Fongaro et Claisse ou d'autres, le poète se détache clairement de tout cela :

J'ai seul la clef de cette parade sauvage.

Il est bien question d'artistes littéraires saltimbanques auxquels Rimbaud refuse de se confondre, d'artistes saltimbanques qui exploitent le public La distinction entre les charlatans et le public dont exploite les mondes ("vos mondes") est manifeste Peu importe qu'une personne dans le public puisse être à un autre moment saltimbanque, le texte ne pose pas la réversibilité des positions, il oppose bien deux groupes en société
Et Rimbaud a à coeur de se détacher de tout cet ensemble
Il est donc assez consternant de voir que pour certains lecteurs Rimbaud parle de lui-même quand il évoque un groupe envoyé "prendre du dos" et traite très allusivement du problème de l'homosexualité
Ou alors si vous voulez continuer à soutenir l'interprétation obscène, dites que c'est un texte homophobe
Il faut être logique
Moi, j'ai une attestation d'époque de l'expression "prendre du dos" où cette phrase permet un enchaînement naturel d'un paragraphe à l'autre
Quelques jeunes envoyés en ville pour prendre de l'importance, "prendre du dos" donc, font un spectacle qui soulève l'exclamation "Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée !"

Et si vous voulez soutenir une interprétation sur la prostitution et le proxénétisme permettant à des artistes de se faire un chemin vers la gloire, merci de nous livrer de la matière par des documents et des références bien accablantes
Le pire, c'est que pour certains Rimbaud parlerait de lui-même en dénonçant ces pratiques Tout cela, c'est du charabia

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