jeudi 12 décembre 2013

Les conquérants (Heredia / Rimbaud)

Bien qu'il nous soit annoncé comme le représentant type de la poésie parnassienne, Heredia n'a publié son recueil Les Trophées qu'en 1885
Il fait bien partie des poètes ayant participé aux premiers volumes du Parnasse contemporain en 1866 et 1869-1871 Mais les sonnets qu'il a publiés dans le premier Parnasse contemporain suivent des schémas de rimes moins conventionnels que ceux de son célèbre recueil
Dans le second Parnasse contemporain, de mémoire, il n'y publie qu'un long poème, peut-être intitulé Les Conquérants de l'or, j'ai la flemme d'aller vérifier
Mais, ce qui m'a toujours paru intéressant, c'est de rapprocher son célèbre sonnet Les Conquérants du poème Mouvement de Rimbaud
En effet, les deux poèmes sont esthétiquement bien différents, mais ils comptent tous deux quatre parties (Rimbaud et Heredia auraient dit "strophes", mais cette dénomination est inexacte pour les tercets d'un sonnet et délicate dans le cas de Mouvement)
En effet, face aux deux quatrains deux tercets du poème d'Heredia, le poème en vers libres modernes de Rimbaud offre deux premières séquences de huit vers, une troisième qui passe à six vers, une quatrième qui se réduit à quatre vers, la moitié de l'une quelconque des deux séquences initiales
Marine et Mouvement sont considérés comme les deux poèmes en vers libres de Rimbaud, mais si la revue La Vogue les a différenciés typographiquement, cela est dû à deux raisons
Premièrement, un cafouillage de l'ouvrière-typographe a fait sauter le titre Fête d'hiver et le poème en prose correspondant à cet autre titre a été fondu au texte de Marine, malgré la singularité de ses retours à la ligne
Deuxièmement, dans Marine comme dans Mouvement, Rimbaud a effectué des retours à la ligne causés par le fait que sa plume arrivait à la fin du feuillet
Mais c'est uniquement dans le cas de Mouvement que Rimbaud a appliqué la règle des poèmes en vers qui consiste à reporter le surplus avec un petit crochet en-dessous du vers concerné et plutôt en maintenant ce reliquat de transcription à la fin du feuillet pour que le lecteur n'ait pas à effectuer un mouvement des yeux
Dans le cas de Marine, Rimbaud en transcrivant a effectué un retour à la ligne propre à la prose
Ce fait m'a toujours paru troublant sans que je ne cesse pour autant de considérer que les deux poèmes sont bien finalement des poèmes en vers libres modernes
La différence de traitement pourrait ne pas être significative
Du moins je ne vois pas trop bien quoi en dire, le problème est là et ferait de chacun des deux poèmes une singularité unique à part entière
Donc, il est clair que Mouvement en tout cas est pensé comme un poème en vers, et il est assez frappant de constater que ses quatre séquences ont le double intérêt de faire songer grosso modo aux quatre parties d'un sonnet et de correspondre à une corruption équivalente au plan des strophes à ce qu'il a osé dans Bannières de mai qui se compose d'une séquence de dix vers suivie de deux strophes de huit vers, et on comprend ici par mon emploi du mot séquence que ce chiffre de dix vers pose un problème d'alignement des séquences
Rimbaud n'a pas respecté une loi de régularité du type trois strophes de huit vers chacune
(Au passage, j'en ferais volontiers encore un argument de datation, trouvant bien plausible d'inscrire Mouvement dans la continuité du dérèglement des vers, rimes et strophes des poèmes du printemps et de l'été 1872)

Evidemment, le sonnet est un faux modèle de régularité avec deux quatrains deux tercets, puisque les tercets sont en réalité une strophe de six vers artificiellement présentée en deux parties pour faire pendant aux deux quatrains Mais il s'agit d'une forme fixe qui s'accommode mieux de l'irrégularité par son assimilation culturelle et ce n'est pas mon sujet ici

Ce qui me frappe, c'est quelque part Mouvement raille des "conquérants du monde" qu'on identifie aisément à des contemporains, mais sur fond d'une métaphore explicite qui permet la comparaison avec les conquérants de l'Amérique
Et la distribution en quatre partie du poème Mouvement permet à mon avis de faire jouer quelque peu une comparaison partie par partie avec le sonnet d'Heredia Les Conquérants

Le problème semble le suivant : Rimbaud n'a pas pu lire le sonnet d'Heredia dans un recueil qui n'a été publié qu'en 1885
Mais, le problème ne se pose tout simplement pas, puisque parmi les publications du Parnasse contemporain, il ne faut pas considérer que les trois numéros de 1866, 1871 et 1876
Il faut aussi inclure Le Tombeau de Théophile Gautier si je ne m'abuse et aussi le recueil particulier Sonnets et eaux-fortes
Il y aurait plusieurs choses à dire sur ce dernier recueil qui a été dirigé par Philippe Burty, où Victor Hugo a participé en proposant une eau-forte et non un sonnet, et où la plupart des principaux parnassiens ont publié un sonnet dont Verlaine
Chaque sonnet de ce recueil est accompagné d'une eau-forte et d'ailleurs je pense que Rimbaud a pu apprécier des images de naufrages en mer ou de mer en mouvement dans de telles eaux-fortes ou dans les illustrations du Monde illustré Dans sa logique, le dernier vers du poème d'Auguste Barbier fait quelque peu songer au dernier du quatrain "L'Etoile a pleuré rose:::" aussi
Un cas amusant, le recueil Sonnet et eaux-fortes s'ouvre sur un sonnet de Jean Aicard qui raconte le sort d'un "bateau frêle" et se poursuit par un sonnet de Joseph Autran qui lui n'a rien à voir avec la mer, sachant que l'allusion au titre Les Poèmes de la mer a été identifiée dans deux vers bien connus du Bateau ivre, non pas par Bruno Claisse, mais déjà par Marc Ascione avant lui
La contribution d'Heredia est précédée d'un autre sonnet dont le thème est le naufrage en mer, mais justement le sonnet d'Heredia c'est précisément Les Conquérants
                 Les Conquérants

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroique et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango murit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré;
 

Où, penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

On peut lire un poème l'un après l'autre et apprécier le contraste Les comparaisons partie par partie ne sont pas d'un parti bien riche, mais cela reste assez suggestif malgré tout, et le point de rencontre me paraît le suivant avec reprise du mot "conquérants" précisément, puisque parallèlement au premier vers du second quatrain d'Heredia : "Ils allaient conquérir le fabuleux métal", Rimbaud nous offre les deux premiers vers suivants au début de la deuxième séquence de son poème : "Ce sont les conquérants du monde / Cherchant la fortune chimique personnelle" On remarquera que les vers de Rimbaud sont paradoxalement heureux, nous sommes ici dans l'inversion satirique du poème d'Heredia Rimbaud joue sur l'étymologie du nom "conquérants" en créant une sorte de piétinement des morts "conquérants" "Cherchant", quérir = chercher, lien entre les mots renforcés par l'assonance en "ant" Le "fabuleux métal" sorti de son cadre épique se dégrade en une jargonneuse, mesquine et égoïste "fortune chimique personnelle"

Il y a d'autres parallèles possibles Pour les débuts de chaque poème, le rapprochement est ténu entre l'idée de "voyageurs" et celle de héros qui "Partaient", mais elle permet d'apprécier un contraste entre l'épique d'un siècle d'or espagnol et l'épique du monde de la révolution industrielle
Les mots "bords" et "soir" se déporteraient du second quatrain d'Heredia à la troisième séquence du poème de Rimbaud, mais on peut comparer quelque peu l'amorce des derniers vers de la seconde séquence de Mouvement avec le dernier du second quatrain d'Heredia : "Aux bords mystérieux", "Aux terribles soirs d'étude", "A la lumière diluvienne"
Les "vent alizés" cèdent la place au "vertige", à la "lumière diluvienne"

Il y a bien par touches des rapprochements possibles, légers mais intéressants par le contraste entre les deux poèmes

Les "lendemains épiques" du premier tercet ont leur correspondant dans "extase harmonique" et "héroïsme de la découverte"

Enfin, contrairement à l'unité des "conquérants" d'Heredia qui sont présentés dans l'ultime tercet "penchés à l'avant des blanches caravalles", la nouveauté étant réservée à l'apparition d'étoiles supposées celles inconnues d'un ciel américain, dans l'ultime séquence brève de Mouvement, une opposition éclate où la nouveauté est celle de ces opposants présentés comme "un couple de jeunesse" Ce couple s'expose "Aux accidents atmosphériques les plus surprenants" et il "se poste", ce qui évidemment conforte l'idée d'un parallèle tout en contrastes avec le sonnet d'Heredia
Ce rapprochement, je l'ai fait depuis longtemps et je l'ai déjà proposé oralement en 2002, mais il m'avait été répondu que le sonnet d'Heredia n'avait été publié que plus tard et que cela n'était pas convaincant
Depuis, j'ai appris l'existence du recueil Sonnets et eaux-fortes et j'espère que cela suffira pour soudainement rendre le rapprochement autrement pertinent, puisqu'on a cru m'amener à le trouver dérisoire

J'emprunte la retranscription du poème de Rimbaud sur le site d'Alain Bardel, celle d'Heredia je l'ai piquée aussi mais j'ai dû effectuer une correction, donc je ne l'ai pas piquée (Alain Bardel ne reproduit pas exactement l'orthographe du manuscrit, mais peu importe, de toute façon je vais encore pondre des articles sur le poème Mouvement)

   Mouvement





Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l'étambot,
La célérité de la rampe,
L'énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.

Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils emmènent l'éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
À la lumière diluvienne,
Aux terribles soirs d'étude.

Car de la causerie parmi les appareils, le sang, les fleurs, le feu, les bijoux
Des comptes agités à ce bord fuyard,
On voit, roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice,
Monstrueux, s'éclairant sans fin, leur stock d'études ;
Eux chassés dans l'extase harmonique,
Et l'héroïsme de la découverte.

Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s'isole sur l'arche,
Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?
Et chante et se poste.

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