Le
dossier Verlaine-Rimbaud du Magazine
littéraire de novembre 2016 contient un article de Philippe Rocher intitulé
« Voies zutiques de la consécration » où il est question du parodique
« Sonnet du Trou du Cul » à l’encontre d’Albert Mérat. Je me propose
de réagir à cette publication en marge de ma série « Pommier
zutique ». J’avais prévu d’inclure une mise au point sur Mérat dans cette
série, mais finalement je vais présenter une étude détachée sur cette question.
En-dehors
des notices des éditions courantes, les études essentielles sur le
« Sonnet du Trou du Cul » sont les suivantes. La première grande mise
au point vient de l’étude publiée par Steve Murphy dans son livre de 1990 Le Premier Rimbaud ou l’apprentissage de la
subversion. Plusieurs contributions se sont accumulées récemment avec en
particulier une série d’articles de la part de Philippe Rocher : « Le
‘Sonnet du Trou du Cul’ et la poétique de l’obscène » dans le volume
collectif La Poésie jubilatoire :
Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique, Classiques Garnier, 2011 ;
« Les virtuosités et les jubilations intertextuelles du ‘Sonnet du Trou du
Cul’ dans la revue Parade sauvage n°
23 en 2012. Bernard Teyssèdrre est également revenu longuement sur ce sonnet
dans son livre Rimbaud et le foutoir
zutique. Je n’ai que minimalement participé au débat, mais j’ai tout de
même précisé dans deux de mes divers articles consacrés à l’Album zutique (revues Europe et Rimbaud vivant) des éléments capitaux en ce qui concerne la
transcription de ce sonnet dans l’Album zutique,
puisque j’ai établi que les deux poèmes de la colonne de gauche avaient été
ajoutés ultérieurement. Les trois premières contributions zutiques furent le
sonnet « Propos du Cercle » de Léon Valade et Jean Keck, le sonnet
lui aussi à deux mains de Verlaine et Rimbaud et le quatrain « Lys »
où Rimbaud parodie Armand Silvestre. Ce n’est qu’un peu plus tard que Camille
Pelletan et Léon Valade ont ajouté deux parodies zutiques en regard très
précisément des transcriptions du « Sonnet du Trou du Cul » et du
quatrain « Lys ». A rebours de l’étude de 1990 par Steve Murphy, j’ai
également considéré que ce sonnet n’avait pas été un moyen de régler des
comptes avec Albert Mérat, mais qu’il avait plutôt contribué à envenimer
précocement les relations entre Rimbaud et Mérat.
Essayons
de revenir sur la relation au zutisme du poète Albert Mérat. Albert Mérat était
le grand ami du poète Léon Valade. Or, nous savons par sa correspondance que ce
dernier était admiratif du prodige ardennais fraîchement arrivé à Paris. Rimbaud
est arrivé à la mi-septembre à Paris, il a été présenté au cercle des Vilains
Bonshommes lors de la réunion du 29 septembre. Si Verlaine est l’
« inventeur » de Rimbaud, Valade s’en déclare alors le
« Jean-Baptiste sur la rive gauche » dans sa lettre à Emile Blémont
du 5 octobre 1871. Il semble donc clair que Valade a rencontré Rimbaud un peu
avant la soirée des Vilains Bonshommes et qu’il l’a connu sur la rive gauche,
c’est-à-dire dans tout ce quartier parisien des étudiants qui inclut les
alentours de la Sorbonne, le Polidor, l’Hôtel des Etrangers, l’Hôtel de Cluny,
etc. Dès son arrivée à Paris, Rimbaud a fréquenté visiblement les cafés ou bars
de la rive gauche. Valade confie également à Blémont que bien qu’il ait moins
de dix-huit ans Rimbaud est un « effrayant poète » avec une
« imagination » pleine de « puissances et de corruptions
inouïes ». Rimbaud a déjà « fasciné ou terrifié » toute une
compagnie d’amis de Valade et Blémont. La question qui vient d’emblée à
l’esprit est celle des poèmes qui ont pu passer sous les yeux de Léon Valade
pour produire une telle impression. Ma conviction est que la rencontre entre
Verlaine et Rimbaud a été préparée de longue date. Dès 1870, Rimbaud
fréquentait Charles Bretagne, un ami de Verlaine. Nous savons qu’avant la
Commune Rimbaud est monté à Paris et qu’il a rencontré le caricaturiste André
Gill, un futur zutiste. Je ne vois pas au nom de quel miracle Verlaine
accueillerait pour le faire héberger sans limitation de durée par sa
belle-famille un poète mineur inconnu sur la foi de poèmes envoyés dans une
lettre. Verlaine n’avait peut-être jamais rencontré Rimbaud, ou plus
probablement peut-être l’a-t-il à peine vu à Paris sous la Commune ou peu avant
la Commune, mais c’est un fait qu’il en savait suffisamment long pour souhaiter
le faire monter à Paris. Des lettres ne permettent pas de se faire une idée au
sujet de quelqu’un et Verlaine aurait même pu douter que les éventuels poèmes
contenus dans les lettres fussent bien ceux de Rimbaud lui-même. Verlaine ne s’est
même pas posé la question d’une éventuelle imposture, ce Rimbaud ayant très
bien pu subtiliser les vers de quelqu’un d’autre. Pourquoi accueillir Rimbaud à
Paris ? Verlaine pouvait très bien se contenter de parrainer des
publications dans la presse parisienne. Or, un mois après son arrivée à Paris,
Rimbaud et Verlaine ont inauguré un album
« gougnotto-merdo-pédérasto-lyrique » avec un « Sonnet du Trou
du Cul » qu’ils ont écrit à eux deux, et un mois plus tard un ami de
Verlaine, Edmond Lepelletier, fait entendre publiquement la nature homosexuelle
de la relation entre Rimbaud et Verlaine. Si tout cela s’est passé rapidement,
c’est que Verlaine avait su à l’avance qu’une telle liaison était possible avec
Rimbaud. Rimbaud n’est pas monté à Paris pour d’exclusives raisons littéraires,
même si c’est ce qu’ont pu croire Léon Valade et Charles Cros, a fortiori la belle-famille Mauté de
Fleurville. Nous n’avons pas les preuves, certes, mais, outre qu’il faut tenir
compte des hypothèses les plus vraisemblables, il me semble que le refoulement
de cette possibilité a amené à négliger l’essentiel. Rimbaud a écrit de
premiers poèmes zutiques dès son arrivée à Paris. C’est fort certainement le
cas des deux « Vieux Coppées » : « J’occupais un wagon […] »
et « Je préfère sans doute […] », puisque ces deux dizains
s’inspirent directement de deux dizains que Verlaine avait envoyés à Léon
Valade en juillet, puisqu’ils en reprennent certains termes et puisqu’ils en
reprennent la dynamique d’enchaînement, la série de Verlaine étant numérotée.
On comprend mieux dès lors pourquoi Valade parle d’un « effrayant
poète » aux « corruptions inouïes ». L’effet n’a pas été causé
que par la lecture du « Cœur volé », des « Effarés », sinon
des « Premières Communions », mais par la lecture dans les lieux de
beuverie de la rive gauche de premières pièces zutiques. Et Valade considérant
même que Rimbaud a « terrifié » les autres soiffards, je n’hésiterais
pas à considérer que la lettre du 5 octobre 1871 à Emile Blémont sous-entend que
la parodie du recueil L’Idole
d’Albert Mérat avait déjà été perpétrée par le couple sulfureux formé par
Rimbaud et Verlaine. Et quand Valade dit que Rimbaud a déjà
« terrifié » des amis, un nom ne saurait manquer de s’imposer à
l’esprit, celui d’Albert Mérat qui forme couple avec Léon Valade, comme Rimbaud
avec Verlaine, sauf qu’Albert Mérat est un homme à femmes. Il était connu pour
ramener de faciles conquêtes auprès de ses amis poètes.
J’ignore
pour l’instant si nous pouvons envisager que les toutes premières transcriptions
de l’Album zutique aient pu avoir
lieu avant la location d’une pièce à l’Hôtel
des Etrangers, et donc avant la mi-octobre environ. Mais peu importe. Il
semble tout de même assez plausible que l’album ait été baptisé en même temps
que la première réunion du Cercle du Zutisme dans une salle de l’Hôtel des
Etrangers. Ce qui importe en revanche, c’est que l’Album zutique porte la marque de transcriptions en série. La
première série de transcriptions ne comprenait que cinq poèmes et un
monostiche. Jean Keck a d’abord reporté une création à deux mains, l’initial
« Propos du Cercle » qu’il a composé avec Léon Valade. Ensuite,
Rimbaud a pris la plume pour reporter cinq de ses créations. La priorité a été
donnée au « Sonnet du Trou du Cul » coécrit avec Verlaine, le
quatrain « Lys » a suivi, puis un enchaînement de deux « Vieux
Coppées » et enfin le monostiche de Louis-Xavier de Ricard. J’avais déjà
fait remarquer le prestige accordé à Rimbaud dans la mesure où la seule
contribution à laquelle il n’a pas semblé prendre part est ponctuée par un mot
qui lui est attribué : « Ah ! merde ! », variante
cambronnesque du mot « Zut » précisément. Voilà qui justifie tout ce
qu’a dit Valade à Blémont : « effrayant », « corruptions
inouïes », « terrifié ». Le travail de Philippe Rocher va dans
la même direction et insiste lui aussi sur la place prépondérante de Rimbaud
dans les premières pages de l’Album
zutique. Philippe Rocher ajoute encore les considérations suivantes. Dans
« Propos du Cercle », Mérat a beau faire partie des membres, il est
isolé et raillé par ses camarades. Antoine Cros lui réplique au milieu du
sonnet : « Si ! Si ! Mérat, veuillez m’en croire, / Zutisme
est le vrai nom du cercle ! » Mérat est d’emblée présenté comme une
figure de la protestation. Il ne peut pas concevoir que le cercle se réclame de
l’esprit du « Zut » à toutes les convenances. Et, tout à fait acquis
à l’idée d’une articulation recherchée entre les deux premiers sonnets
transcrits sur l’Album zutique, je
considère que la réplique attribuée à Antoine Cros doit se lire en fonction de
l’intertexte qu’est le recueil L’Idole
d’Albert Mérat.
Ce
recueil de 1869 offre une série de blasons de parties du corps féminin, coincés
entre un « prologue » et un « épilogue » eux-mêmes conçus
sous la forme de sonnets. Il y a en tout vingt sonnets. Dix-huit sonnets font
donc l’éloge d’une partie du corps féminin. Les seize premiers sonnets nomment
dans leurs titres les parties du corps qui sont concernées : « Le
Sonnet des yeux », « Le Sonnet de la bouche », « Le Sonnet
des dents », « Le Sonnet du nez », « Le Sonnet du
front ». Suivent encore ceux « des cheveux », « de
l’oreille », « du cou », « des seins », « des
bras », « des mains », « du ventre », « de la
jambe », « du pied », « de la nuque », « des épaules ».
Ce modèle de titre est à peu près repris par Rimbaud et Verlaine « Sonnet
du Trou du Cul », il ne manque que l’article défini initial, ce qui n’est
qu’un détail. Pour le son, le titre provocateur de Rimbaud et Verlaine est plus
proche du titre « Le Sonnet du cou » ou éventuellement de celui-ci
« Le Sonnet de la nuque ». Une remarque qui ne me paraît pas anodine,
c’est qu’en général Albert Mérat reprend le nom de la partie du corps célébrée
dans les vers eux-mêmes. Le poème « Le Sonnet de la bouche », où il
est tout de même question d’un orifice, fait exception. Le poète a trouvé plus
délicat d’employer le pluriel « lèvres ». Le mot lui-même de
« bouche » apparaît toutefois dans un grand nombre d’autres sonnets.
Il est question de la finition de la « bouche » de « la
Joconde » dans le « Prologue », de la bouche de la femme dans
« Le Sonnet des dents », « Le Sonnet du cou » et « Le
Dernier sonnet », de la bouche du poète admiratif (« ma bouche »)
dans « Le Sonnet du pied » et « Le Sonnet de la nuque ». Nous
reviendrons sur cette série quand il sera question de la parodie de Rimbaud et
Verlaine. Ce qu’il faut déjà retenir, c’est que le mot « bouche »
appelle des précautions d’emploi, à tel point que pour célébrer directement la
bouche il convient de privilégier le pluriel poétique « lèvres ». Le
mot « bouche » ne semble exploitable que quand il est à la périphérie
de l’hommage physique fait à la femme. En revanche, Mérat a employé le mot
« nez » dans les vers du « Sonnet du Nez », bien que le
lexique poétique retienne plus volontiers le singulier « narine »
(Songeons à « Réponse à un acte d’accusation » de Victor Hugo). Ce
choix du mot « Nez » pourrait être un des éléments à la source de la
parodie « Vu à Rome » où Rimbaud scande l’expression réputée prosaïque :
« […] des nez fort anciens. / Nez d’ascètes… / Nez de chanoines… »,
tout en exploitant malicieusement une rime initiale
« Sixtine » :: « écarlatine » qui suggère le mot
poétique manquant « narine ». Tout comme le mot « bouche »,
le nom « oreille » n’est pas reconduit dans les vers du sonnet
correspondant, mais une double mention figure dans deux vers consécutifs sur
« Sonnet de la nuque ». Le nom « épaules » n’apparaît pas
non plus dans le sonnet qui leur est consacré, mais le plurielr figure dans
« Le Sonnet du cou » puis le singulier apparaît dans « Le Sonnet
des bras ». En revanche, dans « Le Sonnet des seins », la
mention au pluriel « seins » est exhibée à la rime du premier vers.
Le mot au singulier apparaît dans un tour prépositionnel « du sein de
l’ombre » au vers 10 du « Sonnet des Yeux » et il est question
du « sein pur et charmant » dans « Le Sonnet des épaules ».
Enfin, même si aucun sonnet ne leur est consacré, les « reins » sont
mentionnés au premier vers du « Sonnet du ventre » (Songeons au poème
« Vénus Anadyomène » de Rimbaud). Voilà en fait d’audaces les limites
que nous pouvons donner à la désignation du corps dans l’œuvre d’Albert Mérat.
Vient alors le cas des deux derniers blasons intitulés respectivement :
« Avant-dernier sonnet » et « Dernier sonnet ». Mérat
bascule ici dans l’implicite. L’avant-dernier sonnet est consacré aux fesses
que le poète n’a pu nommer, le recours au pluriel « fossettes »
permettant de contourner la censure. Ce mot de « fesses » sera repris
par Rimbaud dans l’un des sonnets de Rimbaud considérés comme
« Immondes » par Verlaine : « Nos fesses ne sont pas les
leurs… », sonnet rimbaldien qui est donc lui aussi, au moins en partie,
une parodie de Mérat et de son recueil L’Idole.
Quant au « dernier sonnet », il est consacré au sexe de la femme.
Cette partie du corps ne peut être célébrée sans amener à envisager l’acte
sexuel et il est assez évident, au-delà de l’allusion homosexuelle, que la
parodie de Verlaine et Rimbaud révèle qu’il est possible d’aggraver l’impudeur
et l’indécence dans l’exercice du blason des parties du corps de la femme. Or,
dans son recueil, Albert Mérat montre qu’il a essayé de combattre les préjugés
hypocrites et qu’il a été empêché d’appeler quelques-unes des plus précieuses
parties de l’anatomie féminine par leurs noms : « Je ne crois pas aux
sots faussement ingénus / A qui l’éclat du beau fait baisser la
paupière ; / Je veux voir et nommer la forme tout entière / Qui n’a
point de détails honteux ou mal venus » (« Avant-dernier
sonnet »), « Mais ce siècle est menteur, bien plus que délicat ;
/ Sa pudeur a poussé les feintes à l’extrême. / Voici qu’il a flétri ce dernier
sujet, même / Avant qu’un simple trait de plume le marquât »
(« Dernier sonnet »). Et l’épilogue insiste encore :
« Pourtant j’aurais voulu te dresser toute nue[.] » Mérat n’a-t-il
pas pu ou n’a-t-il pas su dire « Zut ! » La parodie de Verlaine
et Rimbaud entend montrer que Mérat n’a pas même combattu. Tout cela a été
montré par les commentaires rimbaldiens. Le « Sonnet du Trou du Cul »
ne nomme pas les fesses et le sexe de la femme en satisfaisant les attentes de
Mérat, mais il nomme une partie du corps que, par décence, Mérat n’avait que
trop sciemment écartée lui-même de son projet. Et la provocation s’aggravait
par l’équivoque homosexuelle, sans doute parce que Mérat, homme à femmes, avait
dû exprimer publiquement sa réprobation des amours entre hommes. Mais, ce qu’il
importe d’ajouter au commentaire du « Sonnet du Trou du Cul », c’est
que le sonnet « Propos du Cercle » n’a pas été la première
composition zutique. Sa composition a de toute évidence suivi celle décisive du
« Sonnet du Trou du Cul ». Philippe Rocher fait remarquer que c’est
sciemment que Valade et Keck ont choisi de faire commencer leur sonnet par une
réplique de Mérat et de le faire se conclure par une réplique de Rimbaud. Il
est très clair que le sonnet « Propos du Cercle » a pour fonction
d’introduire le « Sonnet du Trou du Cul », poème qui a déjà
« fasciné ou terrifié » tous ces poètes amis de la rive gauche réunis
autour de Valade et Verlaine notamment. Et le principe est celui de
l’inversion, puisque si, dans son recueil de 1869, Mérat se dressait un peu
solitaire contre l’hypocrisie du siècle, voilà que dans une société de quatorze
joyeux compères Mérat se retrouve isolé. Il traite une communauté non précisée
de « tas d’insolents », apparemment les treize autres membres de la
première réunion zutique. Le mot qui lui est prêté n’a pas alors grand-chose à
voir avec la parodie du recueil L’Idole :
« Cinq sous ! C’est ruineux ! Me demander cinq sous ? / Tas
d’insolents !... » Malgré les ratures et le repassage à l’encre, le
nom de Mérat est doublement souligné, ce qui permet d’insister sur l’importance
de cette attribution du propos initial. Mérat passe pour un pauvre grincheux à
côté de ses sous. Mérat est ensuite nommé dans le poème par une apostrophe
attribuée à Antoine, et cette apostrophe que nous avons citée plus haut est
cette fois une mise en abîme explicite de la prétention à la sincérité de l’auteur
du recueil d’éloges du corps de la femme de 1869 : « Zutisme est
le vrai nom du cercle ! » est une saillie en réponse au vers de Mérat :
« Mais ce siècle est menteur, bien plus que délicat : » puisque
Mérat ne va pas se montrer capable de passer au-delà des mensonges de la
délicatesse dans une société choisie. La raillerie n’est pas pour autant censée
porter à conséquence, puisqu’elle vient pour partie de son meilleur ami Léon
Valade. Selon toute vraisemblance, le bordelais Léon Valade n’a pas encore
compris les ravages sur l’humeur d’Albert Mérat de la parodie
rimbaldo-verlainienne, et c’est ce qui me fait dire que cette parodie n’est pas
encore de l’ordre du règlement de comptes, même si elle cible déjà l’homophobie
de l’auteur des Chimères, mais elle
fait partie d’un tout exaspérant qui a préparé la colère à venir de Mérat.
En
clair, nous savons qu’au long de l’été 1871, sans doute pour se délasser l’esprit
d’une actualité politique chargée, accablante, un cercle de poètes ou d’artistes
parmi lesquels Valade et Verlaine ont commencé à reprendre la création de poèmes
dans la veine « gougnotto-merdo-pédérasto-lyrique » d’un ancien « Album
des Vilains Bonshommes » ayant brûlé dans l’incendie communard de l’Hôtel
de Ville où avaient travaillé trois poètes bientôt zutistes Mérat, Verlaine et
Valade. La correspondance de Verlaine qui nous est parvenue atteste clairement
tout cela. Et la correspondance de Valade laisse clairement entendre que
Rimbaud a été impliqué dans une production de parodies zutiques dès son arrivée
à Paris à la mi-septembre. Il y a fort à parier que quand Valade écrit à Emile
Blémont le 5 octobre 1871 Rimbaud venait de composer ses tercets du « Sonnet
du Trou du Cul », son quatrain « Lys » et ses deux dizains
enchaînés parodiant Coppée. Ces parodies ont eu un tel prestige qu’elles ont eu
les honneurs des premières pages de l’Album
zutique avec un sonnet introducteur de Léon Valade et Jean Keck, mais un
sonnet qui s’inspirait des poèmes qu’il introduisait et tout particulièrement
du « Sonnet du Trou du Cul ». A la fin de sa série de transcriptions,
Rimbaud a ajouté un monostiche attribué à Louis-Xavier de Ricard : « L’Humanité
chaussait le vaste enfant Progrès. » Ce monostiche n’est pas un
commentaire de la page sur laquelle il figure, puisque les parodies de Dierx et
Verlaine : « Vu à Rome » et « Fête galante » ont été
ajoutées ultérieurement par Rimbaud, mais il s’agit sans doute d’un contrepoint
à la première série de transcriptions : « Propos du Cercle », « Sonnet
du Trou du Cul », « Lys », « J’occupais un wagon… », « Je
préfère sans doute… » Le « vaste enfant Progrès » serait l’esprit
de facétie du Zutisme, tout simplement, en opposition au cliché de l’hypocrisie
du siècle menteur que dénonce le recueil L’Idole
et en phase avec l’esprit du poème « Propos du Cercle », car je ne
crois pas à une satire subtile résumée en un seul vers de la pensée de
Louis-Xavier de Ricard.
Quant
à cet Album, je ne crois pas non plus qu’il ait été à l’origine la possession
de Charles Cros. Pourquoi ? D’abord, cet album nous a été transmis par une
parente de Coquelin Cadet, sans que nous n’ayons nulle part la moindre
attestation d’un don de Charles Cros. Coquelin Cadet ayant récité des pièces de
Charles Cros, ce n’est que par hypothèse que nous avons prétendu que cet album
avait été la propriété de Charles Cros. Le deuxième argument en faveur de
Charles Cros vient de ce que celui-ci a créé un nouveau Cercle du Zutisme dans
les années 1880, concurremment aux Hydropathes, au Chat Noir, etc. Il est vrai
que les trois frères Cros ont fait partie du Cercle du Zutisme, que le sonnet « Propos
du Cercle » fait affirmer par Antoine Cros que le nom de « Zutisme »
est bien celui du cercle et fait prononcer à Charles Cros une revendication d’autorité :
« En vérité, / L’aurorité, c’est moi ! C’est moi, l’autorité… »
Antoine Cros et Charles Cros ont-ils mis les fonds dans la location du local
zutique ? Il n’en reste pas moins qu’il n’est nulle part dit clairement
que Charles Cros est le créateur du premier Cercle du Zutisme. Il n’y est sans
doute pas étranger, mais il ne faut pas perdre de vue que la création a pu être
collective. Ce cercle est sans doute né d’échanges d’idées et d’apports
financiers ou matériels non prévus lointainement à l’avance. La formule
attribuée à Charles Cros relève d’ailleurs clairement de l’autodérision avec la
formule christique suspendue à la fin du premier tercet « En vérité, »
et le chiasme comique du vers douze : « L’autorité, c’est moi !
C’est moi, l’autorité… » Dans tous les cas, une personne peut très bien
être à l’initiative pour la création du Cercle et une autre pour la tenue d’un
Album de transcriptions poétiques. Or, Cros n’était pas concerné par l’Album
des Vilains Bonshommes qui a précédé, à la différence de Verlaine et Valade. La
correspondance de Verlaine et Valade durant l’été 1871 fait clairement
comprendre que ce sont eux qui caressent l’espoir de recommencer un album. A
partir de là, les indices s’accumulent rapidement pour montrer que l’album a
appartenu à Léon Valade. Epluchons-les. L’Album des Vilains Bonshommes a brûlé
dans l’incendie de l’Hôtel de Ville où avaient travaillé Verlaine, Valade et
Mérat. L’absence de contributions zutiques de Mérat invite à penser qu’il n’était
pas le dépositaire de ce genre de volume collectif. Valade est autant que
Verlaine un excellent candidat à la détention d’un tel album. Or, cerise sur le
gâteau, nous savons qu’un des poèmes zutiques « La Mort des cochons »
a été composé par Verlaine et Valade et a figuré initialement dans l’Album des
Vilains Bonshommes. Le « Sonnet du Trou du Cul » est précisément un
sonnet à deux mains, et c’est le cas également du sonnet « Propos du
Cercle ». Verlaine et Valade font partie de ces paires de parodistes. Et
la première transcription zutique implique Léon Valade en tant qu’auteur. Il a
apposé sa signature à la suite du premier poème. Dans deux lettres du début du
mois d’octobre 1871, Valade fait part à Jules Claretie et Emile Blémont de l’impression
profonde que lui a laissé la poésie pleine de « corruptions inouïes »
d’un « effrayant poète » ayant nom Arthur Rimbaud. Les indices ne s’arrêtent
pas là : Léon Valade est avec Rimbaud le principal contributeur à l’Album zutique. De surcroît, deux
parodies zutiques lui sont dédiées « A Léon Valade », l’une de ces
deux dédicaces figure sur la dernière page du fac-similé de l’Album zutique. Enfin, Léon Valade a
publié au moins un poème tiré de l’Album
zutique dans La Renaissance
littéraire et artistique : le « Pantoum négligé » imaginé
par Verlaine pour tourner en dérision Alphonse Daudet, le premier vers « ma
chemise brûle » étant, j’en profite pour le signaler à l’attention, une
allusion au récit « L’Arlésienne », car c’est dans ce récit qu’il en
est question. Voilà, à s’en tenir aux indices les plus immédiats, qui invite à
penser que l’Album zutique fut en
possession de Léon Valade un assez long temps avant de passer entre les mains
de Coquelin Cadet, éventuellement par l’intermédiaire de Charles Cros.
Maintenant,
après la première série de transcriptions, les zutistes ont continué de
reporter divers poèmes dans l’Album.
En général, les transcriptions ont suivi l’ordre des feuillets, mais cela n’a
pas toujours été le cas. Or, le « Sonnet du Trou du Cul » avait fait
une impression tellement forte qu’il n’a pas qu’inspiré le sonnet liminaire « Propos
du Cercle ». Dans la marge gauche initiale laissée par Rimbaud sur la page
des transcriptions du « Sonnet du Trou du Cul » et du quatrain « Lys »,
Camille Pelletan a ajouté une parodie de Charles Cros fort obscène, parodie où
le vers final « Les langues des Cabaners » a inspiré ultérieurement
un « Sonnet de la langue » à Germain Nouveau, tandis que Léon Valade
a repris le principe du sonnet « Propos du Cercle » sous la forme d’un
quatrain « Autres propos du cercle ». Evidemment, la complicité entre Valade et Mérat doit être réaménagée au sein de cette activité parodique dangereuse pour les susceptibilités. Mais ce qu'écrit Valade résonne étrangement aux oreilles: "L'âpre Mérat / Répond : 'Merde'"! Cela a un petit parfum de réplique authentique. Camille Pelletan et Léon Valade
ont agi collectivement et ont créé un vis-à-vis aux transcriptions de Rimbaud
en créant un même succession sonnet et quatrain. La preuve de cet ordre de
transcription est donnée par le premier vers du quatrain de Valade dont l’écriture
est tassée et infléchie pour éviter de rentrer dans la transcription du dernier
vers du quatrain « Lys » de Rimbaud. Le renoncement à tout émargement
a invité Rimbaud à lui-même profiter de la marge gauche du feuillet suivant
pour ajouter deux nouvelles œuvres parodiques siennes : « Vu à Rome »
et « Fête galante ». Le poème « Vu à Rome » est à l’évidence
postérieur à la création du « Sonnet du Trou du Cul », puisqu’il
s’en inspire quelque peu avec la mention du mot « nez » et qu’il
reprend l’idée d’une succession titre de recueil et titre de poème. Le
singulier « Fête galante » invite en revanche à penser qu’il s’agit
cette fois d’un simple titre de poème, mais un titre qui fait allusion à un
titre de recueil. Ceci doit nous inviter à ne pas nous laisser illusionner par
l’ordre de publication des poèmes de l’Album
zutique dans diverses éditions. Les poèmes « Avril, où le ciel est pur…. »
et « Autres propos du cercle » n’ont pas précédé le « Sonnet du
Trou du Cul » et « Lys », ils ont été transcrits après et s’en
sont inspirés. Dans son livre Rimbaud et
le foutoir zutique, Bernard Teyssèdre essaie de considérer le monostiche « L’Humanité
chaussait le vaste enfant Progrès » comme un commentaire d’ensemble de la
page sur laquelle il figure, sauf que les transcriptions de « Vu à Rome »
et « Fête galante » sont postérieures. Nous avons plaidé plus haut
pour une analyse du monostiche comme commentaire de la seule première série de
transcriptions, ce qui n’a pas les mêmes implications.
Nous
allons poursuivre sur la présence feutrée d’Albert Mérat au sein du Cercle du
Zutisme, mais pour clore sur cette première partie, nous voudrions insister sur
deux faits remarquables passés inaperçus. Selon le témoignage de Verlaine,
Rimbaud s’est rendu chez le photographe Carjat à l’époque même de ses
contributions zutiques d’octobre-novembre 1871. La relative identité de costume
permet de considérer que Verlaine venait de conseiller Rimbaud pour l’achat d’un
costume, d’une veste à tout le moins, et que les deux photographies de Rimbaud
et celle de Verlaine dans l’atelier Carjat datent du même jour. Quand nous
apprécions ces portraits de poètes, à ce moment-là les créations zutiques
occupent une bonne part de leur temps, la création du « Sonnet du Trou du
Cul » est encore toute fraîche et les amuse beaucoup. Ce n’est pourtant
pas à ces poèmes-là que nous pensons d’emblée en regardant ces photographies.
Il
est un autre détail troublant. Le rythme des productions zutiques s’est
rapidement ralenti, mais Rimbaud semble avoir cessé de contribuer à l’Album zutique à la mi-novembre 1871, au
moment même où Edmond Lepelletier publie dans la presse un entrefilet assassin
sur le couple de Verlaine et de « mademoiselle Rimbault », et perfide
jusqu’au bout Lepelletier a d’abord présenté un couple formé par Catulle Mendès
et Albert Mérat, deux poètes qui sont connus pour avoir détesté Rimbaud, même
si nous en savons assez peu en ce qui concerne l’animosité de Catulle Mendès.
Drôle de coïncidence, Mérat semble ouvrir et refermer l’histoire des
contributions zutiques de Rimbaud, tandis que des poèmes para-zutiques ou peu s’en
faut font explicitement allusion à l’œuvre de Catulle Mendès : « Oraison
du soir », les deux « Immondes » accompagnant le « Sonnet
du Trou du Cul » et « Les Chercheuses de poux ». C’est assez
remarquable que pour être signalé à l’attention. L'humeur de tout le groupe a commencé d'être atteinte à ce moment-là. Un poids devait commencer à se faire sentir et Léon Valade n'avait plus l'idée de courir les nouvelles facéties zutiques imaginées par Rimbaud, si ce n'est pas Rimbaud qui a pu commencer à se méfier.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire