samedi 26 novembre 2016

Petite réflexion sur "jeune Oise"

Dans le poème "Larme", la tentation de la lecture biographique n'a-t-elle pas nui à la compréhension de certaines expressions clefs ? Je pense plus particulièrement à cette mention à la rime d'une "jeune Oise" qui amène la plupart des commentateurs à fixer un cadre ardennais au contenu du poème.
L'Oise est un affluent de la Seine qui prend sa source en Belgique, non loin de Chimay, et j'ai eu l'occasion de passer en voiture à côté de cette source, si ce n'est qu'elle était cachée encore par les arbres et la verdure, la voiture ayant fait s'écouler mes songes dans d'autres directions à l'époque. Après seulement quinze kilomètres, l'Oise se retrouve en France et avant d'aller se jeter dans la Seine, notre rivière va traverser les départements suivants : à peine le département du Nord, puis essentiellement l'Aisne, l'Oise et le Val-d'Oise. L'Oise traverse de nombreuses communes dans l'Aisne, mais des communes situées au nord du département : elle traverse la Thiérache, le Vermandois.
Comme j'ai vécu mon enfance en Belgique, il se trouve que j'associe les Ardennes à la ville de Bouillon, mais plus lâchement à la ville de Chimay où j'ai pourtant été pendant un an élève dans l'enseignement secondaire avant de déménager en France. Il est vrai toutefois qu'on parle de "porte des Ardennes" pour ce qui concerne une partie de la zone belge où se trouvait ma famille et il est vrai que la ville de Chimay fait partie des Ardennes (ou de l'Ardenne), mais très clairement dans mon esprit, Chimay se situe à la périphérie des Ardennes, ce n'en est pas le coeur. La difficulté pour moi est donc de bien délimiter les Ardennes ou l'Ardenne au plan géographique. Je ne peux pas me contenter de considérer que, l'Aisne étant un département limitrophe du département français des Ardennes, tout cours d'eau au nord ou au sud de Laon est quelque peu ardennais. Moi, ce que j'ai cru comprendre, c'est que la région naturelle des Ardennes françaises est entièrement comprise dans le département qui en porte le nom, le département de la ville natale de Rimbaud : Charleville.
J'en arrive à cette conclusion que l'Oise n'a d'ardennais que sa source. En France, l'Oise ne traverse à aucun moment le cadre ardennais. Il faut tout de même prendre la mesure de ce constat géographique, car au nom de l'origine ardennaise de notre rivière maints commentaires du poème "Larme" proposent d'y voir une scène intime personnelle où l'Oise ne serait qu'un prête-nom pour l'un des cours d'eau que pouvait avoir approché le carolopolitain Arthur Rimbaud un peu plus jeune.
Comme il n'était pas envisageable que Rimbaud ait passé à pied le long de la source de l'Oise à Chimay, le nom Oise n'avait de valeur que pour signifier que le poème avait un cadre ardennais. Mais la réalité, c'est que l'Oise n'a rien de spécifiquement ardennais et que, selon toute vraisemblance, Rimbaud n'a jamais cherché à associer le nom de cette rivière à ses expériences de jeunesse à Charleville.
Il nous faut alors revenir sur le sens de l'expression "jeune Oise". Dans le cadre de lecture erroné précédent, la "jeune Oise" était un petit cours d'eau insignifiant lié à la jeune enfance du poète. Une fois écarté le fil directeur biographique, un autre mode de lecture reprend ses droits. La "jeune Oise" est une expression qui a du sens pour un lectorat résidant à Paris ou considérant à tout le moins que Paris était un peu le centre de la culture littéraire du pays au dix-neuvième siècle. Vous vivez peut-être à Toulouse, à Pamiers, à Cannes, à Brest, à Aurillac ou à Tours, mais quand vous lisez un recueil de poésies bien souvent vous devez vous assimiler à un lecteur parisien. Dans le champ de la poésie française, la mention de l'Oise concerne Nicolas Boileau et Théodore de Banville. Ce sont sans aucun doute les deux premiers noms qui viendront à l'esprit. La première version du poème "Larme" contient d'ailleurs l'expression étrange "gourde de colocase", où le mot "colocase" impose là encore un cadre de références livresques: Virgile et aussi Hugo avec la préface de l'un de ses recueils, les Orientales de mémoire, référence à Hugo qui a été relevée par d'autres commentateurs d'ailleurs.
S'il est question de "jeune Oise", nous pouvons écarter le Val-d'Oise, Rimbaud songeant plutôt au parcours de l'Oise dans les départements de l'Aisne et de l'Oise. La qualification "jeune Oise" exprime un certain éloignement par rapport à Paris et la rime "villageoises"::"jeune Oise" suppose un double retrait. Le poète risque de rencontrer des villageoises et des troupeaux car il s'est éloigné de la capitale, et le bord du cours d'eau que le poète s'est choisi lui permet de surcroît de se tenir à l'écart du monde paysan, voire de la société des oiseaux. C'est cette logique d'exil qui est importante dans le poème et la différence est sensible entre une interprétation biographique de la "jeune Oise" et une interprétation en fonction d'une idée de lecteur parisien moyen auquel s'adresseraient ces quatre strophes.
Si nous nous concentrons sur l'Oise comme département, d'autres idées pourraient venir à notre esprit. Il serait question d'un lieu peu éloigné de Paris, pensons à la retraite de Rousseau à Ermenonville. Mais cette retraite va avoir des résonances politiques. Napoléon Premier et Napoléon III sont tous deux liés au château de Compiègne. Aujourd'hui encore, au bord des grands axes routiers, des panneaux le rappellent : Compiègne "ville impériale". Hugues Capet a été élu roi à Senlis également. Très vite, voilà que le poème qui passe pour biographique et personnel peut s'enrichir de connotations politiques négatives. Rappelons que la relation à cette "jeune Oise" est elle-même dépréciative dans le poème rimbaldien. Il est question d'une "liqueur d'or" qui est "fade", qui "fait suer", et le poète ne nous invite pas à chanter les mérites de l'endroit : "Tel j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge." Dans le cadre de la lecture biographique, ce dédain du poète est admis comme un caprice. Nous venons de le voir : cela change dans le cadre d'une lecture plus connotée de l'expression "jeune Oise".
On voit assez que ces mises au point ne sont pas anodines et importent à la compréhension du poème, d'autant qu'insidieusement on a fait des poèmes contemporains "Larme" et "La Rivière de cassis" un couple de créations ardennaises, alors qu'au début du mois de mai 1872 Rimbaud revenait loger à Paris sans que nous n'ayons aucune attestation d'un passage auprès de l'Oise, aucune attestation d'un passage du côté de châteaux médiévaux situés le long d'une rivière. En l'état actuel de nos connaissances, "Larme" et "La Rivière de Cassis" sont des créations qui doivent nous faire mobiliser une culture littéraire. La poésie de Rimbaud, ce n'est pas la fulgurance du trait intime.
Il reste enfin à considérer certaines spécificités de l'Oise. Il s'agit de l'une des rivières les plus importantes du commerce fluvial en France, la troisième paraît-il, et cette importance était inévitablement plus cruciale au dix-neuvième siècle quand Rimbaud composait son poème. Cette rivière aurait pour particularité d'être navigable sur une très large partie de son cours. Si Rimbaud parle de "jeune Oise", c'est qu'il se situe en amont de la rencontre avec un affluent aussi important que l'Aisne elle-même. Un autre point important est la ville de Chauny dans l'Aisne, le canal de Saint-Quentin y opère la jonction de la Somme avec l'Oise. C'est un lieu de passage important pour les péniches et ce canal a été construit en fonction d'une série de plusieurs travaux importants au dix-huitième et au dix-neuvième siècle. Ce repérage géographique et économique est étranger à la lecture biographique. Pourtant, sans exclure une lecture biographique éventuelle, ces données historiques permettent de pressentir les enjeux du poème. Dans le cadre de la lecture biographique, l'idée de "jeune Oise" est réduite à ceci : Rimbaud partirait d'un souvenir personnel, soit celui qu'il aurait de la source de l'Oise elle-même, ce qui est peu probable, soit celui de la source d'un cours d'eau qui serait un affluent ardennais de l'Oise. On prête à Rimbaud une intention lexicale : l'adjectif "jeune" exigerait l'attention du lecteur appelé à considérer que la rivière l'Oise est formée de la réunion de petits cours d'eau. Vous pouvez bien chercher à expliquer pourquoi les affluents sont jeunes et les fleuves sont vieux quel que soit le point géographique où on se place, il n'en reste pas moins que l'expression "jeune Oise" n'a une richesse de significations que si nous admettons que le nom "Oise" laisse bien entendre que nous avons affaire à un cours d'eau encore non exploitable pour la navigation, mais qui n'en deviendra pas moins un grand cours d'eau propice à l'activité humaine. Encore une fois, l'expression "jeune Oise" signifie l'exil et la fragilité de l'exil. Le poète est en amont d'un devenir qui lui échappe. Notre analyse permet même de cerner un contrepoint important avec "Le Bateau ivre", avec ce frêle esquif qui rejoignait la mer dès les premiers vers, quand, au contraire, la "jeune Oise" est destinée à nous rapprocher de Paris. Songeons alors à quel point la perspective est révolutionnaire au troisième quatrain quand le poète clame : "Puis l'orage changea le ciel, jusqu'au soir". Rimbaud écrivait dans Paris se repeuple: "L'orage t'a sacré(e) suprême poésie". Il est sensible que cette "jeune Oise" déjà "fade" dont le devenir est celui du commerce promis par les longs "fleuves tranquilles" subit la transformation liquide étonnante de l'orage. C'est parce qu'il y a eu la pluie et l'orage que l'eau de la rivière pleine d'un débit violent est devenue une solution buvable n'ayant plus rien de fade.
Et le dernier vers exprime plus que clairement l'occasion manquée : "Dire que je n'ai pas eu souci de boire !" En général, les lectures du poème, si je ne m'abuse, confortent l'interprétation selon laquelle nous aurions affaire à un regain de mépris décisif de la part du poète. Ce dernier vers exprimerait une certaine désinvolture. En effet, Rimbaud a l'art des formules problématiques qui peuvent se lire de deux manières opposées. Il ne s'agit pas ici de trancher pleinement quant à la lecture de la clausule qui vaut "dernier mot" du poète. Toutefois, en nous concentrant sur la signification "jeune Oise" et sur la valeur positive de l'orage tout de même bien perceptible, nous nous rendons compte que l'expression de la révolte pointe bel et bien le bout de son nez. Et puisque l'Oise est une importante voie navigable, on appréciera qu'à la rime se retrouve ce mot "gares" si cher aux joyeux vagabonds que furent et qu'allaient être Rimbaud et Verlaine. L'orage a été l'annonce d'un or plus authentique, d'une boisson plus rafraîchissante. L'orage a été l'occasion d'un voyage, défilement de "gares", de "pays noirs", etc., et partant d'une fréquentation magique d'auberges autrement rafraîchissantes. Il est également certain que le vers 14 : "Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares..." dresse le tableau atmosphérique d'une lutte entre l'Ordre et la Révolution, d'autant que la variante de ce vers établit nettement l'équation "ciel"="Dieu" : "le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares".
Dans "Enfance III", nous avons un étonnant alinéa : "Il y a un lac qui monte et une cathédrale qui descend." La cathédrale est un symbole d'élévation chrétienne et cette fière hauteur est remise en cause par le dynamisme verbal qui oppose la montée du "lac" à la descente de la "cathédrale". Concrètement, nous comprenons que le lac est en train d'engloutir la cathédrale. Nous comprenons aussi qu'il est encore une fois question de révolution, d'autant qu'à la fin de "'Enfance II", les eaux qui montent du lac sont annoncées par une "mer faite d'une éternité de chaudes larmes". Le gonflement du lac est le débordement d'une crise et il n'échappera à personne que le mot "larmes" employé au pluriel dans "Enfance II" est le titre au singulier du poème sur la "jeune Oise" un jour d'orage. Plus haut, nous avons lié l'orage de "Larme" à l'orage de "suprême poésie" du poème "Paris se repeuple". Or, cet orage est explicitement le débordement de forces de toutes les colères parisiennes concentrées : "L'immense remuement des forces te secourt", "Le Poète prendra le sanglot des Infâmes, / La haine des Forçats, la clameur des Maudits", "Amasse les strideurs au au coeur du clairon lourd", "des pleurs d'or astral tombaient des bleus degrés", "Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères", "Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires, / Un peu de la bonté du fauve renouveau," etc. Le poème "Larme" est contemporain d'une "Comédie de la soif" et cette envie de boire que ne satisfait pas la "jeune Oise" rencontre bien celle du "bateau ivre" qui dans le poème de ce nom ne regrette comme "eau d'Europe" que la "flache / Noire et froide". Dans "Larme", l'orage tire l'Oise du côté de la flache noire et froide, ce que conforte la mention des "pays noirs" et les versions plus tardives du poème "Larme" ont bien continué l'esprit du "Bateau ivre" quand la "gourde de colocase" cède la place à l'image de la "case / Chérie" qui signifie le rejet de "l'Europe aux anciens parapets". Les systèmes d'opposition sont bien les mêmes d'un poème à l'autre, la distribution symbolique des éléments est la même. Face à de telles constantes, ce n'est pas la lecture métaphorique que nous faisons qui pose problème, mais c'est bien le décret selon lequel il faudrait renoncer à trouver du sens à une configuration critique d'images qui revient plus que régulièrement dans la poésie de Rimbaud. Il faudra bien admettre un jour que, pour partie, la difficulté à lire Rimbaud est liée à un décret de non lecture métaphorique des poèmes.

Message édité 19h34 : L'Oise prend sa source près de Chimay dans les Ardennes, mais cette région a pour coeur un massif ardennais, indice d'une ancienne haute montagne en des temps reculés. Si l'Oise prend sa source à la périphérie de ce qu'on nomme la région naturelle des Ardennes, c'est forcément pour s'éloigner du massif et passer immédiatement dans une zone moins élevée. Décidément, non l'Oise ne peut pas circuler dans les Ardennes.

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