Sommaire des études à venir dans cette série
Introduction (cliquer sur le lien)
Le Châtiment de Tartufe
Rages de Césars
L'Eclatante victoire de Sarrebruck
"Morts de Quatre-vingt-douze..."
Le Mal
Le Dormeur du Val
L'influence des Châtiments sur les poèmes en vers de 1871
L'influence des Châtiments sur l'écriture de Solde
Compléments prévus: études sur Le Forgeron et Le Rêve de Bismarck, comptes rendus d'ouvrages sur la guerre de 1870 (François Roth, La Guerre de 1870, Fayard, 1990 ; Antoine Reverchon, La France pouvait-elle gagner en 1870 ?, Economica, 2014, La Chute du Second Empire, Reichshoffen - Sedan - Metz, Economica, 2015).
A plus long terme, une étude des articles de la presse d'époque (Le Monde illustré, etc.) sur la guerre qui était alors en cours est prévue.
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Du livre La Ménagerie impériale de Steve Murphy,
le chapitre le plus important est sans doute celui sur « Le Châtiment de
Tartufe ». En 1985, Yves Reboul avait publié dans le numéro 2 de la
nouvelle revue d’études rimbaldiennes Parade
sauvage un article qui fit grand bruit dans la mesure où on avait
paresseusement sous-estimé l’importance du poème « L’Homme juste » en
considérant, malgré d’évidentes contradictions à la lecture, qu’il était
question d’une prise à partie de Jésus-Christ. Il s’agissait en réalité d’une
charge contre Victor Hugo. L’étude de Murphy sur « Le Châtiment de Tartufe »
est similaire : le poème a été considéré jusqu’alors comme secondaire et
il n’attirait pas les commentaires, arrive Murphy qui révèle que la cible n’est
pas un religieux hypocrite servant de prétexte à un discours anticlérical, mais Napoléon
III, et cela peut s’établir par la lecture des Châtiments de Victor Hugo. Conscient de ce parallélisme, Steve
Murphy a voulu pousser plus loin et considérer que le sonnet « Le
Châtiment de Tartufe » faisait d’une pierre deux coups, il épinglerait à
la fois Napoléon III et Hugo, lequel serait déjà flagellé dans son illusion
prétentieuse d’homme juste.
La révélation de
Murphy a été précédée d’éléments annonciateurs. Le rapprochement avec la
nouvelle Un cœur sous une soutane
aidant, plusieurs commentaires (Plessen, Ascione et Chambon) avaient repéré
l’allusion à la masturbation (« tisonnant son cœur amoureux »). Le
début du sonnet et le titre de la nouvelle se font nettement écho : Un cœur sous une soutane et « son
cœur amoureux sous / Sa chaste robe noire ». Nous partageons naturellement l’idée selon
laquelle la nouvelle est antérieure au sonnet, mais Murphy livre une
explication peu probante en soi : la périphrase « chaste
robe noire » est une réécriture du mot « soutane ».
L’emploi de la périphrase a très bien pu préexister à l’emploi du mot simple.
La loi d’une création allant du mot simple à la périphrase ne s’impose pas. En
revanche, comme nous l’avions déjà fait remarquer dans notre « Chronologie
des poèmes de Rimbaud de 1868 à 1870 » publiée sur le blog Rimbaud ivre, si la préposition
« sous » est à la rime du vers 1, nous avons une configuration
similaire sur la première page manuscrite du texte de la nouvelle. La
préposition « sous » est en fin de ligne et le retour à la ligne
permet de lire un équivalent périphrastique équivoque au nom
« soutane » : « ma capote de séminariste ». Sans
exclure un fait exprès de la part de Rimbaud, la préposition « sous »
n’a aucune fonction stylistique à la fin d’une ligne d’un manuscrit en prose,
contrairement à sa position à la rime : « fit battre mon cœur de
jeune homme sous / ma capote de séminariste ». Dans la mesure où aucun
manuscrit de la nouvelle ne nous est parvenu du côté de Demeny, et en tenant
compte des nombreuses activités de Rimbaud en septembre-octobre (fugues, séjour
en prison, activités politiques douaisiennes, échanges avec des adultes,
composition de plusieurs poèmes), tout invite à penser que la nouvelle est une
suite à l’année scolaire 1869-1870, encore insensible à la grande réorientation
thématique qu’allait imposer la guerre franco-prussienne.
Mais ceci ne
conduisait pas encore à identifier la cible réelle du sonnet « Le
Châtiment de Tartufe ». Or, s’il est sensible que le dernier vers reprend
approximativement un vers d’un célèbre passage du Tartuffe de Molière (« Et je vous verrais nu du haut jusques
en bas » devenant « – Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en
bas ! »), Suzanne Bernard avait observé que le portrait physique du
« Tartufe » de Rimbaud s’opposait à celui du Tartuffe de Molière.
Rimbaud n’est pas le seul à avoir écrit « Tartufe » avec un seul
« f », il s’oppose en cela à l’exemple de Molière, et même à
l’exemple des Châtiments de Victor
Hugo, à s’en fier aux éditions que j’ai consultées. Il pourrait s’agir d’un
fait exprès pour exiger de nous une plus grande attention. C’est ensuite le
critique C. A. Hackett qui, sans se rendre compte que la cible du poème était
peut-être Napoléon III, a indiqué un lien intertextuel décisif :
« nombreux Tartufes (ou Tartuffes) qui sont fustigés dans Châtiments », et Hackett de citer A des journalistes de robe courte et
surtout Fable ou histoire. C’est le
point de départ de la lumineuse étude de Murphy qui ajoute encore que Jacques
Gengoux avait été sensible à la ressemblance du Tartufe avec le portrait de
l’empereur dans le sonnet contemporain « Rages de Césars ».
Steve Murphy a
très vite écarté le poème « A des journalistes de robe courte »,
l’intertexte capital étant « Fable ou histoire ». Toutefois, outre
que le nom de Tartuffe est mentionné (« Tartuffe ne meurt pas. »),
nous rencontrons des expressions qui ont visiblement inspiré le sonnet de
Rimbaud : « effroyablement doux » équivaut à l’antithèse
« effroyables sornettes » du poème « A des journalistes de robe
courte », la forme répétée « Tisonnant, tisonnant » n’est pas
sans ressemblance avec la forme « jargonnant », elle aussi au
premier vers du poème correspondant d’Hugo : « Parce que jargonnant
vêpres, jeûne et vigile, / […] » et même « bavant la foi de sa bouche
édentée » a une ressemblance d’allure avec « Ouvert boutique
effrontément », les deux expressions étant chacune en fin de la première
strophe de leurs poèmes respectifs. Et surtout cette fameuse suite de mots
« son cœur amoureux sous / Sa chaste robe noire » dont nous avons vu
que Rimbaud la faisait varier dans sa nouvelle Un cœur sous une soutane (« mon cœur sous ma capote de
séminariste ») a dans la suite du poème hugolien une correspondance dont
le sens varie un peu, mais qui a une construction similaire plus
qu’évidente : « Parce que la soutane est sous vos redingotes, »
vers qui a dû inspirer la saillie propre à Rimbaud du cœur ou sexe sous la
soutane. Si dans la suite des autres strophes, l’influence de ce texte semble
diminuer, nous relevons encore la mention verbale « Bave » à la
neuvième strophe et une volonté d’aller « chercher [les] oreilles »
de ces journalistes à la onzième strophe ou bien l'expression « entre deux oremus ». Nous ne parlerons pas plus d’un
lexique qui fait écho à d’autres des sonnets de Rimbaud sur la guerre
franco-prussienne : « Dix sous », « un sou »,
« la trique », « crache »,
« Mes drôles », « ces crapules ». Steve Murphy n’a cité
aucun vers de ce poème dans son étude sur « Le Châtiment de Tartufe »
en 1991.
Celui-ci s'est
contenté de citer six vers de « Fable ou Histoire », l’intertexte
qu’il présente à juste titre comme capital, et quatre autres du poème
« Oh ! je sais qu’ils feront des mensonges sans nombre… » (I,
XI). Je cite les quatre vers en question de ce dernier poème :
Je les tiens dans
mon vers comme dans un étau.
On verra choir
surplis, épaulettes, bréviaires,
Et César, sous mes
étrivières,
Se sauver,
troussant son manteau !
Intéressons-nous
maintenant à l’intertexte essentiel : « Fable ou histoire ».
Murphy n’en cite que six vers et cette restriction ne l’a pas empêché de
fournir une très riche étude, mais il était tout de même nécessaire de
s’attarder plus longuement sur Les
Châtiments. J’ignore quelle était la mise en page de l’édition consultée
par Rimbaud lui-même, mais dans une édition en Livre de poche de 1985 avec
préface, commentaires et notes de Guy Rosa et Jean-Marie Gleize, nous avons
droit à un vis-à-vis entre les poèmes « L’Homme a ri » et
« Fable ou histoire », le deuxième et le troisième poème du troisième
livre des Châtiments : « La
Famille est restaurée ». Songeons que nous avons déjà mentionné que le
premier et le sixième poème de ce troisième livre des Châtiments sont d’apparents intertextes du sonnet
« L’Eclatante victoire de Sarrebruck ». Ces quatre poèmes sont
décidément fort rapprochés les uns des autres.
Murphy n’a rien
dit du poème « L’Homme a ri ». Il est pourtant flanqué d’une
épigraphe qui renvoie au pamphlet Napoléon
le Petit, pamphlet où Murphy a repéré un intertexte hugolien qui, par
exception pour nos six sonnets, ne vient pas des Châtiments : « Dans cette autre version du scénario,
l’historien – Tacite ou Hugo – arrache à Napoléon III la redingote grise et le
bicorne du petit caporal, et l’amène à la postérité… ‘ par l’oreille ‘, comme
le Méchant, qui ‘ prit rudement [Tartufe] par son oreille benoîte ‘ au vers 6
du Châtiment de Tartufe » (Rimbaud et la Ménagerie impériale, page
170). Il contient encore l’expression « Je t’ai saisi », cette autre
« de ta veste arrachant le bouton, / L’histoire à mes côtés met à nu ton épaule », où relever les mentions
« arrachant », « bouton » et « met à nu ». Je
pourrais citer encore la mention de Saint-Cloud dans l’épigraphe qui est à
rapprocher de « Rages de Césars ».
Il convient donc
de citer cet ensemble de deux poèmes successifs comme intertexte capital au
sonnet « Le Châtiment de Tartufe ».
II
L’Homme a ri
« M.
Victor Hugo vient de publier à Bruxelles un livre qui a pour titre : Napoléon le Petit, et qui renferme les
calomnies les plus odieuses contre le prince-président.
« On raconte qu’un des jours de la semaine dernière un
fonctionnaire apporta ce libelle à Saint-Cloud. Lorsque Louis-Napoléon le vit,
il le prit, l’examina un instant avec le sourire du mépris sur les lèvres puis,
s’adressant aux personnes qui l’entouraient, il dit, en leur montrant le
pamphlet : « Voyez, « messieurs, voici Napoléon le Petit par
Victor Hugo le Grand. »
(Journaux
élyséens, août 1852.)
Ah ! tu
finiras bien par hurler, misérable !
Encor tout
haletant de ton crime exécrable,
Dans ton triomphe
abject, si lugubre et si prompt,
Je t’ai saisi.
J’ai mis l’écriteau sur ton front ;
Et maintenant la
foule accourt, et te bafoue.
Toi, tandis qu’au
poteau le châtiment te cloue,
Que le carcan te
force à lever le menton,
Tandis que, de ta
veste arrachant le bouton,
L’histoire à mes
côtés met à nu ton épaule,
Tu dis : je
ne sens rien ! et tu nous railles, drôle !
Ton rire sur mon
nom gaîment vient écumer ;
Mais je tiens le
fer rouge et vois ta chair fumer.
Jersey, Août 1852.
III
Fable ou histoire
Un jour, maigre et
sentant un royal appétit,
Un singe d’une
peau de tigre se vêtit.
Le tigre avait été
méchant ; lui, fut atroce.
Il avait endossé
le droit d’être féroce.
Il se mit à
grincer des dents, criant : Je suis
Le vainqueur des
halliers, le roi sombre des nuits !
Il s’embusqua,
brigand des bois, dans les épines ;
Il entassa
l’horreur, le meurtre, les rapines,
Egorgea les
passants, dévasta la forêt,
Fit tout ce
qu’avait fait la peau qui le couvrait.
Il vivait dans un
antre, entouré de carnage.
Chacun, voyant la
peau, croyait au personnage.
Il s’écriait,
poussant d’affreux rugissements :
Regardez, ma
caverne est pleine d’ossements ;
Devant moi tout
recule et frémit, tout émigre,
Tout
tremble ; admirez-moi, voyez, je suis un tigre !
Les bêtes
l’admiraient, et fuyaient à grands pas.
Un belluaire vint,
le saisit dans ses bras,
Déchira cette peau
comme on déchire un linge,
Mit à nu ce
vainqueur, et dit : Tu n’es qu’un singe !
Jersey. Septembre 1852.
Ce dernier poème
semble un intertexte, y compris pour le choix du titre, au poème
« Conte » des Illuminations.
Murphy n’en a cité dans son étude que les trois premiers et les trois derniers
vers. Notons tout de même que Rimbaud reprend certains mots en modifiant la
perspective : « Un jour » en attaque de poème contre la
répétition « Un jour qu’il s’en allait », « Le tigre avait été
méchant » contre l’ironique « un Méchant / Le prit rudement par son
oreille benoîte », « la peau qui le couvrait » contre « Sa
chaste robe noire autour de sa peau moite », « affreux
rugissements » contre « mots affreux » (deux dernières
comparaisons qui supposent une citation plus conséquente que celle retenue par
Murphy).
Nous verrons
bientôt que ce couple de poèmes « L’Homme a ri » et « Fable ou
histoire » concerne également le sonnet « Rages de Césars »,
mais en attendant ajoutons d’ores et déjà un autre poème des Châtiments à ce couple. Le recueil des Châtiments s’ouvre par un chef-d’œuvre
de la littérature mondiale, Nox,
montage de plusieurs poèmes en une seule suite poétique saisissante, un de ces
nombreux cas où Hugo montre par l’exemple que la nécessité du poème court chère
à Baudelaire et à Poe n’est qu’une sottise. La troisième partie de Nox a été identifiée par Louis Forestier
comme un intertexte du sonnet « Rages de Césars », ce que Murphy cite
sans s’y rallier expressément (Rimbaud et
la ménagerie impériale, pages 108-109) :
[…] Rimbaud
fait-il allusion, comme l’a suggéré Louis Forestier /1984/, à Nox, poème liminaire des Châtiments ?
Alors, il vint,
cassé de débauches, l’œil terne,
Furtif, les traits
pâlis,
Et ce voleur de nuit
alluma sa lanterne
Au soleil
d’Austerlitz !
En fait, cet œil
terne apparaît dans de très nombreuses descriptions contemporaines et il en
devient inutile de postuler des « sources » précises.
Le dédain de
Murphy pour l’œuvre de Victor Hugo le fait décidément passer à côté d’une
perspective essentielle qui valoriserait son propos. Le Rimbaud satirique
contre l’Empire sort tout entier de la lecture des Châtiments et cela aurait dû entraîner un florilège d’études pour
montrer que l’intertextualité de Rimbaud va de pair avec une certaine
admiration, avec aussi une envie d’apprendre en s’appuyant sur ce qu’il
considère comme les meilleurs modèles, etc. Le vers de Rimbaud est né pour
partie du vers des Châtiments. Et
dans un cadre plus restreint, Murphy manque ici les articulations essentielles
à son propos. Car, si Napoléon III est un Tartuffe, Hugo a précisément créé une
suite de titres ironiques aux sept livres composant son recueil :
« La Société est sauvée », « L’ordre est rétabli »,
« La Famille est restaurée », « La Religion est
glorifiée », « L’autorité est sacrée », « La stabilité est
assurée », « Les sauveurs se sauveront ». Tartuffe, Tartuffe l’était d’une
maison, ici, avec ces sept titres, Napoléon III l’est de la France entière.
Pour ceux qui doutent que « Apothéose » et « Orientale »
soient des intertextes de « L’Eclatante victoire de Sarrebruck », ils
manqueront une allusion fine au titre « La famille est restaurée »
(lire cette fois la famille impériale). Le titre « La Famille est
restaurée » peut être pris en considération si nous comparons « Le
Châtiment de Tartufe » et l’appel de Cassagnac en tête de « Morts de
Quatre-vingt-douze… ». Quand on tient une piste intertextuelle, on la
creuse jusqu’au bout, d’autant que Victor Hugo n’est pas une source comme une
autre.
Ayons à cœur de
citer cette partie III du poème liminaire Nox :
Donc cet homme
s’est dit : « Le maître des armées,
L’empereur
surhumain
Devant qui, gorge
au vent, pieds nus, les renommées
Volaient, clairons
en main,
« Napoléon,
quinze ans, régna dans les tempêtes
Du sud à
l’aquilon.
Tous les rois
l’adoraient, lui, marchant sur leurs têtes,
Eux, baisant son
talon ;
« Il prit,
embrassant tout dans sa vaste espérance,
Madrid, Berlin,
Moscou ;
Je ferai
mieux : je vais enfoncer à la France
Mes ongles dans le
cou !
« La France
libre et fière et chantant la concorde
Marche à son but
sacré ;
Moi, je vais lui
jeter par derrière une corde
Et je
l’étranglerai.
« Nous nous
partagerons, mon oncle et moi, l’histoire ;
Le plus
intelligent,
C’est moi,
certe ! il aura la fanfare de gloire,
J’aurai le sac
d’argent.
« Je me sers
de son nom, splendide et vain tapage,
Tombé dans mon
berceau.
Le nain grimpe au
géant. Je lui laisse sa page,
Mais j’en prends
le verso.
« Je me
cramponne à lui. C’est moi qui suis son maître.
J’ai pour sort et
pour loi
De surnager sur
lui dans l’histoire, ou peut-être
De l’engloutir
sous moi.
« Moi,
chat-huant, je prends cet aigle dans ma serre.
Moi si bas, lui si
haut,
Je le tiens !
je choisis son grand anniversaire,
C’est le jour qu’il
me faut.
« Ce jour-là,
je serai comme un homme qui monte
Le manteau sur ses
yeux ;
Nul ne se doutera
que j’apporte la honte
A ce jour
glorieux ;
« J’irai plus
aisément saisir mon ennemie
Dans mes poings
meurtriers ;
La France ce
jour-là sera mieux endormie
Sur son lit de
lauriers. »
Alors il vint,
cassé de débauches, l’œil terne,
Furtif, les traits
pâlis,
Et ce voleur de
nuit alluma sa lanterne
Au soleil
d’Austerlitz !
Il est clair qu’en
s’intéressant de près au couple « L’Homme a ri » / « Fable ou
histoire », Rimbaud a pleinement pris la mesure de la composition d’ensemble
d’un recueil très étudié. « Le Châtiment de Tartufe » et « Rages
de Césars » se ressemblent tant, car ce sont deux variantes d’une même
réponse à ce passage Nox III que nous
venons de citer. Les deux poèmes puisent à la même source.
Cette saturation
de reprises au même recueil des Châtiments
permet aussi d’éviter la prolifération des sources supposées dans la recherche
critique. Notons que Murphy cite un article intéressant du Diable à quatre du 23 janvier 1869 assimilant l’Empereur à un
nouveau Tartuffe supérieur à l’ancien,
mais ce renvoi nous laisse sur notre faim question intertextualité potentielle,
si ce n’est éventuellement l’adverbe pris dans la relative suivante : « dont
les désirs et les appétits se seraient effroyablement développés ». Murphy
cite d’autres sources, comme Pierre Vésinier, mais, même s’il est certain que
Rimbaud a lu des images équivalentes à celles d’Hugo dans la presse satirique, laquelle s'inspirait par ailleurs d'Hugo,
il est clair, net et précis que le recueil des Châtiments suffit à tous les rapprochements, parce que ce fut la
planche de travail quasi exclusive de Rimbaud quand il composa les deux
portraits-charges que sont « Le Châtiment de Tartufe » et « Rages
de Césars ». Je pourrais compléter mon étude de quelques autres citations,
mais il suffira ici d’avoir indiqué la démarche à suivre et d’avoir indiqué que
Murphy avait insuffisamment exploité l’intertexte hugolien en dépit des apparences.
Pour confirmer que
Tartufe désigne bien Napoléon III, Murphy a brillamment révélé la présence d’un
acrostiche « Jules Cés…ar ». A ma connaissance, c’est l’acrostiche le
plus subtil de toute l’histoire de la Littérature, je n’ai jamais rien
rencontré de semblable. Toutes les lettres ne contribuent pas à la construction
de l’acrostiche, ce qui n’a rien de rare, comme l’atteste un exemple de Villon
cité par Murphy dans son étude. Ce qui est remarquable, c’est que non
seulement l’acrostiche est centré à l’exclusion donc des trois premiers et des
trois derniers vers, non seulement la séparation des deux noms se fait dans le blanc
entre les quatrains et les tercets, comme l’a montré Murphy, mais encore que le J est
isolé à la fin du premier quatrain. Surtout, Murphy a su voir que l’acrostiche
impliquait les initiales de la signature « Arthur Rimbaud », ce qui
doit obliger l’éditeur à en tenir compte quand il publie le poème. Murphy fait
valoir que la citation du Tartuffe de
Molière « du haut jusques en bas » permet de se reporter à la
verticalité de l’acrostiche. Ce nouveau nom « Jules César » annonce
des appétits contradictoires avec la « Chaste robe noire » et le
surnom « Saint Tartufe ». De ce point de vue-là, l’allusion à la
masturbation du poème rejoint le désir inavoué des « splendeurs » et
de la grande vie que suppose l’identification à César, premier effet de dénuement. Mais il faut aussi
considérer que dans Les Châtiments
comme nous l’ont montré les citations précédentes l’habit de Napoléon est celui
du tigre Napoléon Premier, celui d’un Jules César, tandis que l’habit noir est
un vêtement originel. A un texte d'intervalle du couple « L’Homme a ri » et « Fable
ou histoire », le premier poème du troisième livre, « Apothéose »,
exprime très bien ce fait : « Pauvre diable de prince, usant son habit noir ».
Dans « Le Châtiment de Tartufe », c’est l’habit noir initial qui
devient le déguisement à enlever et ceci nous révèle une autre perfidie
importante du sonnet : la valeur d’empereur n’est même pas reconnue à ce
Tartufe. Il n’y a pas affrontement entre empereurs, il y a un « pauvre
homme » pour citer Molière sous la main d’un « Méchant »
anonyme. Cette perfidie peut très bien s’expliquer dans le contexte honteux et
lamentable de la défaite de Sedan, d’autant que Napoléon III s’est rendu et a
abdiqué. Dans « Le Châtiment de Tartufe », il y a une ironie sensible
au sujet de la valeur guerrière et héroïque, quand le « Tartufe »
prie pour sa vie et « râle », comme à l’agonie.
Rimbaud a
évidemment imité la rapidité de la chute hugolienne, mais en développant une
pirouette ironique qui pour moi est loin d’être sans charme. Ce n’est pas le
dernier vers qu’il faut considérer avec toute son attention, mais le treizième
qui donne l’exemple d’un très bel effet de retournement en termes de registres
ou tonalités :
Donc, il se
confessait, priait, avec un râle !
L’homme se
contenta d’emporter ses rabats…
Le contraste est
réussi du treizième vers par rapport aux douze précédents, sans que l’enchaînement
fluide ne soit pour autant rompu. Ma conviction spontanée, c’est que ce poème a
été conduit de main de maître du premier au dernier vers, tout en sacrifiant au
goût de l’amorce du refrain par les répétitions de certains hémistiches dans
les quatrains ("Un jour qu'il s'en allait", "Sa chaste robe noire").
Rimbaud avait pris
soin d’avertir son lecteur de son modèle de référence par la mention du mot « Châtiment »
dans le titre puis par l'exclamation en tête du vers 9. On voit que cela n’a pas
suffi. Murphy a trop peu insisté sur l’importance d’ensemble du recueil
hugolien, tandis que son approche a assez peu convaincu. Les annotations
aux œuvres de Rimbaud ne citent pas volontiers cette étude, voire mettent en doute
cet acrostiche qui ne peut s’expliquer pourtant autrement que par le fait
exprès, tant la possibilité qu’il surgisse ainsi est hautement improbable. Le
nom « César » ne se retrouve-t-il pas dans « Césarin Labinette »
et « Rages de Césars », pour citer les deux textes desquels on
rapproche le plus spontanément « Le Châtiment de Tartufe ? J’ajouterais
au commentaire de Murphy sur l’acrostiche que l’implication du nom de l'auteur du sonnet
a une fonction : arracher, comme l'a fait le Méchant pour les « rabats », ce déguisement.
Comme les boutons de l’habit noir sont arrachés, la morsure du poète met en
pièces le nom de « Jules Cés…ar ». Ceci me semble enrichir
superbement l’analyse de Murphy de 1991.
Cependant, et dans
la mesure où il devait avoir conscience du parallèle à faire entre son étude et
la lecture de « L’Homme juste » par Yves Reboul, Steve Murphy a
prétendu que Rimbaud identifiait Hugo dans la figure du « Méchant »
de manière à lui reprocher sa prétention à juger en homme juste et à soustraire
Napoléon III à un châtiment plus sévère que l’humiliation. Cette lecture n’est
fondée sur rien, et nous pouvons lire et relire cent fois les quatorze vers de
Rimbaud nous n’y trouverons aucune amorce rhétorique, aucun jeu de l’écriture
permettant d’envisager une critique de Victor Hugo. En septembre 1870, Hugo n’a
d’ailleurs aucune influence politique sur la guerre, l’abdication de Napoléon
III, et il n’a sans doute tenu aucun discours ayant heurté la sensibilité de
Rimbaud.
Qu’il nous suffise
de citer quelques passages de l’étude de Murphy. Le lecteur pourra apprécier
par lui-même que l’idée d’une critique de l’auteur des Châtiments est affirmée sans aucun élément textuel apporté à l’appui :
« Le lecteur aura deviné, à la lumière de Fable ou Histoire et du passage cité de Napoléon-le-Petit, l’identité du « Méchant » chez
Rimbaud. Il s’agit de celui qui se considérait comme le véritable juge, aux
yeux de l’histoire, de l’Empereur. Ce Méchant représente en effet, par la
figure notoirement hugolienne de l’antiphrase, le Bon Hugo. […] Tartufe fait sa
confession […m]ais il égrène la litanie de ses crimes, « le long chapelet »
de ses péchés, devant Hugo et non devant Marianne. » Au mépris de l’évidence, Murphy en rajoute
encore : « La figure du Méchant ne témoigne pas dans ce poème de l’admiration
de Rimbaud pour Hugo, bien au contraire. Rimbaud se demande de quel droit Hugo
accorde ce pardon à l’Empereur et l’accuse implicitement de vouloir se
substituer à la justice républicaine, de se prendre même pour l’incarnation des
valeurs et des principes de la République. » Le critique va jusqu’à
envisager qu’Hugo pourrait bien songer lui-même à se servir des « rabats »
d’imposteur. Evidemment, nous pensons nettement l’inverse : Rimbaud admirait
Hugo en 1870 et cela fut durable, malgré le poids des divergences d’opinions
qui lui faisaient écrire qu’Hugo était « trop cabochard » ou qu’il était
un sale « Homme juste ». Nous aurons l’occasion de revenir sur cette
question, mais la lecture proposée par Murphy doit être confrontée au texte
lui-même. Cela ne concerne en principe que le second quatrain et le vers 13. Nous y lisons
qu’un Méchant a châtié un Tartufe par le ridicule, en lui emportant ses rabats
et en le laissant tout nu. Ce Méchant, dont il resterait à démontrer qu’il désigne
nécessairement Victor Hugo, a été rude avec sa victime, il est allé jusqu’à lui
déchirer les vêtements qu’elle portait, il a saisi par l’oreille ce qui n’était
qu’un petit garnement à son jugement, et il est reparti sans lui en imposer
plus. A vous de m’expliquer par quels tours de force dans l’analyse stylistique
nous pouvons soutenir la lecture hostile à Hugo dans la formulation restrictive
du vers 13 : « L’homme se contenta d’emporter ses rabats… »
Cette restriction a un sens qui est déjà dans les poèmes sources de Victor Hugo :
ce Tartufe n’en vaut pas la peine, il ne mérite que le mépris une fois mis à
nu. Où lire entre les lignes que Rimbaud reprocherait à Hugo de s’être contenté
d’un tel châtiment ? Et pourquoi alors finir sur ce vers : « -
Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas ! » qui a tout l’air
de considérer que ce châtiment vaut toutes les conclusions ? Que trouver
contre Hugo dans le second quatrain : « un Méchant / Le prit rudement
par son oreille benoîte / Et lui jeta des mots affreux, en arrachant / Sa
chaste robe noire autour de sa peau moite ! » à supposer que ce « Méchant »
soit bien identifiable à l’auteur des Châtiments ?
Le seul argument
vient d’un contre-sens sur « le long chapelet des péchés pardonnés »
au vers 10, où Murphy envisage un pardon accordé par le « Méchant » aux
péchés du Tartufe : « Cependant, on apprend que ces péchés sont ‘pardonnés’
par le Méchant » (page 172). Ce n’est pas du tout ce que dit le vers de
Rimbaud. Le Tartufe se remémore tous les péchés dont il avait déjà obtenu le
pardon par son attitude hypocrite. Le Méchant lui prend ses rabats et le
met à nu, c’est tout. Il serait d’ailleurs comique qu’en volant il apporte l’absolution
des péchés.
On le voit :
l’étude de Murphy mélange l’excellent à des conceptions beaucoup plus
discutables. Une mise au point importe au consensus de la recherche
rimbaldienne, car il faut admettre que Murphy a raison quant à la cible
satirique du poème qu’est Napoléon III, une cible révélée en partie par l’acrostiche, mais
pas seulement, et par la même occasion il s'agit d'éviter de verser le sonnet de Rimbaud dans
un dossier qui conforterait l’idée d’un Rimbaud dédaigneux du poète Hugo au
profit notamment de l’auteur des Fleurs
du Mal. Car ce sont de tels enjeux que soulève le débat sur ce « Tartufe ».
Il y a d’un côté une mise en perspective complètement modifiée des poèmes de
1870, à cause du poids de l’intertextualité, ce qui a aussi des conséquences
sur notre compréhension des mécanismes créateurs chez Rimbaud, mais il y a
aussi une réévaluation importante de la question des modèles poétiques tout au
long de la carrière poétique de notre poète ardennais, puisqu’à l’évidence un discours s’est
installé qui prête à Rimbaud un mépris systématique ou peu s’en faut à l’égard
de Victor Hugo, alors même que nous avons les indices tangibles d’une
fascination réelle et féconde.
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