Le sonnet "Rages de Césars" ne pose pas le même problème d'identification correcte de sa cible que le sonnet "Le Châtiment de Tartufe". Tout le monde l'admet : "Rages de Césars" est une charge contre Napoélon III, mais on ne rappellera jamais assez qu'il est désolant qu'on ne s'accorde pas à reconnaître la même cible dans "Le Châtiment de Tartufe".
Pour rappel, dans ces quatorze vers, nous avons une évocation de Napoléon III fait prisonnier à Wilhelmshöhe après la défaite de Sedan, qui fut bien sûr suivie de la chute du régime. Le décor est floral et le château de Wilhelmshöhe a déjà compté dans l'histoire des Bonaparte, mais ici il s'agit d'une prison dorée pour prince ou monarque, prison qui rappelle inévitablement les châteaux où Napoléon III a réellement exercé son pouvoir : les Tuileries et Saint-Cloud. La caricature va se dessiner sur un fond de mélancolie non partagée par l'auteur. Loin de penser en grand seigneur, ce Napoléon III, souffreteux, ne songe qu'à la vie de débauche qu'il a perdue, dans la droite ligne de la critique des Châtiments où le pouvoir recherché n'était que pour faire belle fête. Il faut dire que, pendant longtemps, rien ne prédestinait Napoléon III à devenir empereur. Plusieurs héritiers du trône étaient censés passer avant lui et Karl Marx, piètre historien, a bien tort de reprocher à Hugo la grande initiative personnelle qu'il prête à son défouloir dans son recueil satirique de 1853, puisque c'est réellement grâce à la constance d'une conviction et à force d'actions personnelles que Napoléon III est arrivé à se hisser au rang d'empereur. Ceci dit, dans sa jeunesse, le futur Napoléon III s'est fait connaître par ses aventures galantes qui n'annonçaient pas du tout une stratégie résolue pour conquérir le pouvoir au bénéfice du nom qu'il portait. Fortement inspiré de la préface de 1853 aux Châtiments, le second quatrain de "Rages de Césars" défend l'idée clef du poème, idée similaire à celle exprimée dans le sonnet sans titre "Morts de Quatre-vingt-douze..." et il joue sur un paradoxe implicite. Napoléon III se complaît à se souvenir de son rêve d'éteindre la Liberté au moment où il est fait prisonnier et où toute son action est ruinée. Le sonnet établit des oppositions tranchées entre les aspirations du rêve et les déconvenues de la réalité. Et la fin du poème rit de la vanité du prétendu César, en exploitant un motif qui était prégnant à l'époque, celui du fumeur de cigares ou cigarettes tout empli d'un sentiment de puissance, sinon de bien-être.
Le poème comporte des équivoques sexuelles, en même temps qu'il épingle la maladie de l'Empereur qui est tant en fin de règne qu'en fin de vie. En revanche, il comporte des énigmes qui se concentrent dans quatre vers, les vers 9 à 12, c'est-à-dire dans le premier tercet et le premier vers du second tercet.
Le poème s'inspire à nouveau des Châtiments de Victor Hugo, mais le grand romantique n'a alors jamais publié de sonnet. Rimbaud cherche à s'aguerrir au plan de la conception formelle du sonnet et, en même temps, vu qu'il reprend une part considérable du matériau satirique des Châtiments, le recours au sonnet est l'argument formel qui lui permet de ne pas s'enfermer purement et simplement dans un plagiat dilué à partir des livres d'Hugo. On voit que Rimbaud doit encore prendre de l'assurance. Loin de nous empresser d'admirer la modernité dans l'organisation des rimes, nous remarquons que Rimbaud essaie encore timidement de parvenir à une reprise des mêmes rimes dans les quatrains. Il reprend la rime féminine en "-ies" d'un quatrain à l'autre, mais les rimes masculines sont distinctes : "dents" ::" "ardents" contre "Liberté" :: "éreinté". Certes, l'organisation des rimes dans les tercets offre une inversion du schéma du sizain (observer la position de la rime "muettes"::"lunettes"), mais il ne faut pas se dépêcher de considérer que Rimbaud est un génie, qu'il se met au diapason de la modernité parnassienne, et que forcément tout cela est magnifiquement concerté, ni s'empresser de considérer qu'il fait de la provocation de libertin par son choix de rimes irrégulières. En réalité, Rimbaud cède à quelques facilités car il apprend le métier, il n'a pas encore l'habitude d'avoir rapidement une esquisse des rimes à fournir pour mener un discours parfaitement conçu. Disposer les rimes comme Rimbaud le fait, c'est à la portée de tout le monde. Soit, il s'agit d'une audace volontaire, soit il s'agit pour Rimbaud de ne pas lâcher son propos pour une organisation des rimes strictement traditionnelle. Je penche nettement pour cette dernière hypothèse. Nous pouvons remarquer également que Rimbaud a une approche de la poésie fortement liée à la musique. Comme dans "Le Châtiment de Tartufe", il reprend des hémistiches ou segments d'hémistiches, pour créer une scansion, un envoûtement ou, dirait Baudelaire, "une sorcellerie évocatoire" : "L'homme pâle, le long...", "L'Homme pâle repense..." Les échos vont plus loin avec les répétitions de mots : "et le cigare aux dents", "de son cigare en feu" / "aux regards ardents", "Et regarde filer" / "L'Homme pâle repense", "Il repense peut-être" / "des pelouses fleuries", "aux fleurs des Tuileries" / "Et parfois son œil terne", "L'Empereur a l’œil mort." La répétition "L'Empereur" pourrait être ajoutée, mais il convient aussi d'apprécier l'effet de rythme autour de la répétition du nom allégorique "Liberté" : "souffler la Liberté", "La Liberté revit !" avec une opposition vie / mort entre la Liberté et "L'Empereur" qui "a l’œil mort". Cette recherche musicale se rencontre aussi dans le balancement d'hémistiche à hémistiche : "Bien délicatement, ainsi qu'une bougie", "La Liberté revit ! Il se sent éreinté !", "On ne le saura pas. L'Empereur a l’œil mort." On sent une imprégnation hugolienne réussie, car ,même si cette distribution binaire semble courue d'avance avec la construction en deux hémistiches de l'alexandrin, on sent nettement la capacité de Rimbaud à faire vivre le balancement. Ce ne sont pas les hémistiches assez mornes d'un poète anodin. Et Rimbaud exploite la simplicité et crudité rhétorique hugolienne, ainsi de ce tour oratoire familier et sublime à la fois : "On ne le saura pas. L'Empereur a l’œil mort." Le dernier vers montre qu'il sait pratiquer avec bonheur la pause du complément circonstanciel pour créer un effet de rythme : "Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu". Il sait créer une brusquerie qui ne rompt pas pour autant la progression du récit : "- Et parfois son oeil terne a des regards ardents..." On sent très nettement qu'il lit et relit Les Châtiments de Victor Hugo pour faire entrer le métier. Et un exemple l'illustre clairement, c'est la maîtrise de l'enjambement aux vers 10 et 11. Rimbaud crée un rejet du verbe "Tressaille", recours quelque peu clichéique. Ce rejet est ménagé dans la mesure où un complément circonstanciel de lieu sépare le sujet de la phrase interrogative "quel nom" du verbe "Tressaille" sur tout un hémistiche, ce qui dilue quelque peu la brutalité qu'aurait pu avoir le simple rejet de sujet à verbe "Quel nom / Tressaille ?" Rimbaud déploie mélodiquement ses effets : "Quel nom sur ses lèvres muettes / Tressaille ?" Et l'expression "sur ses lèvres muettes" est elle-même un bon trésor d'invention dans le domaine du persiflage feutré. Mais ce rejet s'appuie sur l'isolement d'une phrase ramassée qui, lapidaire et familière, est efficacement oratoire et bien dans l'esprit de Victor Hugo. Continuant d'apprivoiser le rejet, Rimbaud reconstruit enfin le cadre du vers tout en favorisant une reformulation de la question qu'il vient de poser, mais en pratiquant cette fois un tout autre type d'enjambement romantique sur l'adjectif épithète, avec une convergence réussie de l'effet de plomb du mot "implacable" ainsi en suspens après la césure :
Il est pris. - Oh ! quel nom sur ses lèvres muettesTressaille ? Quel regret implacable le mord ?
Imaginez deux secondes la différence d'effet si Rimbaud était parti sur une autre idée après le rejet du verbe "Tressaille". On voit très bien que nous avons affaire à un auteur qui médite la consommation rythmique des effets.
A proximité d'une répétition "L'Empereur", le mot "fleuries" est-il une réminiscence de la formule de La Chanson de Roland : "l'empereur à la barbe fleurie", comme le pense Marc Ascione ? Même si Rimbaud a écrit quelques mois auparavant un pastiche médiéval, cela n'est peut-être pas évident. En revanche, l'influence maximale d'Hugo est indiscutable et j'en verrais un indice dans le pluriel du titre "Césars" qui, dans sa visée, rabaisse Napoléon III à la figure de "Napoléon le Petit". Il est bien connu que Napoléon III a publié une histoire de César chez Plon, l'ironie du titre est parfaitement entendue, le pluriel renvoyant à l'idée d'une foule de petits personnages qui ne sauraient être au-dessus des autres.
Les deux principales études consacrées à ce sonnet ont été publiées la même année. Dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale, Steve Murphy a consacré le huitième chapitre à ce sonnet : "Portrait d'un Empereur : Rages de Césars". Nous allons en rendre compte, mais en rappelant au passage que le livre Rimbaud et la ménagerie impériale n'est pas un recueil d'articles, mais un volume d'études inédites articulées entre elles, ce qui veut dire que Murphy ne revient pas systématiquement sur les éléments de lecture qu'il a pu traiter dans un autre chapitre de son livre. L'autre étude importante a été publiée dans l'édition du centenaire "établie par Alain Borer". Comme son nom l'indique, cette édition date de 1991, de novembre pour être plus précis, et elle vient chronologiquement après le livre de Murphy dont elle tient compte. L'édition du centenaire est pour l'essentiel assez décevante et discutable, mais elle est importante par la qualité des interventions de certains collaborateurs dans la section des notes. Dans le cas de "Rages de Césars", nous avons droit à deux notes. Jean-François Laurent offre une première note synthétique, raisonnable pour un tel type d'ouvrage. Une heureuse formule vaut la peine d'être citée : "Aux affirmations des quatrains succèdent les incertitudes des tercets (v. 11 et 12) qui suggèrent un personnage en train de se décomposer, de partir en fumée." A cette note fait suite une autre de Marc Ascione qui s'étend sur six pages de transcription serrée (pages 1021-1026) et qui représente en vrai un condensé d'article à part entière.
Nous allons donc rendre compte de la lecture de Steve Murphy, puis de celle de Marc Ascione.
Revenons sur les chapitres d'introduction du livre Rimbaud et la ménagerie impériale. En 1991, Steve Murphy travaillait à revaloriser la poésie en vers de Rimbaud des années 1870 et 1871. Les textes prestigieux étaient Une saison en enfer et les poèmes en prose des Illuminations, ou bien des poèmes en vers particuliers comme Le Bateau ivre ou Voyelles., sinon certains poèmes à la versification irrégulière du printemps et de l'été 1872. Sur cet ensemble, tout le monde pouvait accorder qu'il n'y avait pas d'interprétations consensuelles des textes. En revanche, même s'ils n'allaient pas sans poser des difficultés à la lecture, la plupart des poèmes de 1870 et de 1871 étaient relativement compréhensibles ou supposés tels au plan des thèmes développés, au plan des tonalités et humeurs satiriques. A cette aune, il convenait d'enfermer dans un relatif mépris l’œuvre de jeunesse. Cela pouvait se faire pour des raisons de refoulement politique, mais aussi, et la critique rimbaldienne ne devrait pas négliger ce fait, parce que, au-delà des idées politiques, maints lecteurs souhaitaient de toute façon qu'il soit un jour établi que Rimbaud avait créé une dimension nouvelle de la Littérature qui ne correspondait à rien de connu. A la page 11 de son livre, Steve Murphy épingle un indice verbal dans le discours de deux précoces biographes.
Les premiers biographes de Rimbaud, Jean Bourguignon et Charles Houin, ont vu dans Le Forgeron, Le Mal, Rages de Césars et Le Châtiment de Tartufe les traces d'une lecture de Hugo, des journaux républicains de l'époque : "il avait subi les influences républicaines".... Subi, précisément, puisque l'existence même de telles influences aurait des conséquences négatives pour l'évaluation de chaque poème.
Le verbe "subir" ne signifie pas qu'une tendance à la resucée d'idées antérieures, il y a l'idée, assez absurde, mais c'est un fait que longtemps on a attendu cela de Rimbaud, que "Voyelles", "Le Bateau ivre", "Matinée d'ivresse", "Larme", "Parade", etc., etc., devaient parler de sujets résolument nouveaux qui n'avaient jamais eu droit de cité auparavant dans la littérature. Même quand Rimbaud écrivait une phrase simple, nous étions conviés à croire que jamais le recours à un temps verbal, à un pronom, à un mot de tous les jours, n'avait été employé de telle façon avec une telle portée ou visée de sens. Et face à cette haute conception, le jeu dans "Rages de Césars" ne pouvait que pâlir et sembler même résolument simpliste, d'autant que les reprises patentes du grand texte hugolien trahissaient le travail d'un jeune apprenti en train de fourbir ses armes. En 1991, Murphy s'attachait donc à montrer que les œuvres de 1870 étaient pleines de beautés annonciatrices des réussites à venir, mais encore ces pièces de la prime jeunesse créaient un socle sur lequel construire raisonnablement et solidement une interprétation politique fiable qui allait pouvoir servir de fil rouge dans la jungle hermétique des chefs-d’œuvre de la période 1872-1874. Ceci dit, nous l'avons vu avec "Le Châtiment de Tartufe", Murphy va avoir tendance à minimiser les reprises de Rimbaud à d'autres auteurs, en l'occurrence Hugo, en concevant systématiquement un rapport polémique aux sources, Baudelaire étant d'autant plus facilement excepté que les intertextes patents le concernant sont difficiles à trouver et certifier.
Ce livre sur l'antibonapartisme de Rimbaud est également l'occasion pour Murphy de revenir sur la notion de "caricature", notion clef de sa thèse anglaise de 1986 que je n'ai jamais pu consulter : Le Goût de la révolte, Caricature et polémique dans les vers de Rimbaud.
Steve Murphy rapporte que Rimbaud s'intéressait beaucoup à la caricature, aux dessins où le trait est forcé pour faire rire ou pour dénoncer politiquement. Plusieurs attestations de ce goût pour la caricature sont rassemblées et puis suit une étude sur les liens entre la caricature et les idées républicaines. Et enfin une sous-partie du second chapitre introducteur nous invite à identifier la caricature comme une tactique littéraire formatrice dans la pratique littéraire de Rimbaud. Hugo et ses Châtiments sont cités, mais il me semble qu'il manque un travail sur la filiation littéraire, sous peine d'avoir une fausse impression de franche nouveauté de Rimbaud à son époque. Et justement l'étude de "Rages de Césars" se situe d'emblée dans le rapprochement avec le dessin : "Napoléon III est observé de près, tout à fait seul, et au centre du tableau", alors qu'un portrait fait de mots renvoie forcément à une tradition littéraire dans l'art du portrait.
Sur 21 pages consacrées à l'analyse du sonnet "Rages de Césars", le nom de Victor Hugo va revenir assez peu. Murphy cite plus volontiers Glatigny, dont le futur recueil Le Fer rouge, Nouveaux Châtiments se réclamait pourtant de l'exemple de l'illustre prédécesseur en exil, ou bien il met Hugo en balance avec un auteur allemand, Karl Marx pour ce qui est de la "mascarade" du second Empire et de son échec à venir, ou bien il cite les Propos de Labienus, ou bien Victor Schoelcher, Pierre Vésinier, Barbey d'Aurevilly, puis Hugo est associé aux satiristes républicains, puis Baudelaire est cité à son tour. Nous enchaînons avec Villemessant, Rochefort. Un retour sur Hugo s'accompagne de retours sur Glatigny, Baudelaire, puis il est question d'une comparaison avec un roman ultérieur de Zola, La Curée, avant un autre avec Madame Bovary. La sous-partie sur le "Compère en lunettes" permet assez facilement de ne pas citer le texte hugolien de 1853, puis si Hugo revient dans une sous-partie intitulée "une fleur des Tuileries" honneur est fait à la citation intégrale d'un sonnet des Fleurs du Mal, "Sonnet d'automne". Et nous poursuivons avec une "Badinguette" attribuée à Rochefort et un extrait d'une "Lettre de Napoléon III à Marguerite Bellanger". On le voit, Hugo est transformé en une référence anodine parmi d'autres au sujet du poème "Rages de Césars". Les citations ne sont pas inintéressantes, mais ce qui surprend, c'est que, volens nolens, Murphy escamote la filiation hugolienne stricte du poème. A la page 108, la suggestion de Louis Forestier selon laquelle Rimbaud s'inspirerait d'un passage de "Nox" des Châtiments pour "l’œil terne", le corps "cassé de débauches" et les "traits pâlis" est balayée d'un revers de la main : "En fait, cet œil terne apparaît dans de très nombreuses descriptions contemporaines et il en devient inutile de postuler des 'sources' précises." Et c'est alors qu'une "source", notez que nous aussi savons nous servir des guillemets, est signalée du côté d'un ouvrage de Pierre Vésinier qui attribue à l'Empereur "le regard éteint, vitreux". Pourtant, outre sa notoriété, le recueil de vers de Victor Hugo date de 1853, des débuts du second Empire en quelque sorte, puisque le régime a été consacré en janvier 1852. Hugo est quelque part le modèle de référence des nombreuses sources que Murphy a préféré mettre en avant.
Mais surtout, Murphy manque toute l'analyse de détail du sonnet qui renvoie sans arrêt à la matière hugolienne, et il convient même de citer des passages stratégiques. La citation de Forestier venait déjà d'un passage explicitement posé comme un seuil d'introduction au recueil. Qu'on se reporte à notre citation de la source dans notre étude sur "Le Châtiment de Tartufe". Mais ce n'est pas tout. Le second quatrain est le cœur de l'expression politique engagée du poème "Rages de Césars". L'Empereur y est présenté comme un exemple de personnage "cassé de débauches", ce qui est une constante de la figure caricaturale dressée par Hugo dans son recueil pamphlétaire. Rimbaud écrit donc que "l'Empereur est soûl de ses vingt ans d'orgie!" La seule chose qui ne saurait être reprise à Hugo, c'est l'espace des "vingt ans", nous sommes passés d'un recueil des quasi débuts du règne à la chute de Sedan. Mais surtout, au-delà du magnifique emploi des temps verbaux "est soûl" (présent de l'indicatif) et "s'était dit" (emploi d'un temps du passé pour signifier que, si l'ivresse dure encore, cette fois le châtiment est tombé), au-delà de cet habile emploi des temps verbaux donc, Rimbaud construit une vision métaphorique où Napoléon III est présenté comme un personnage fantasmagorique capable d'affronter une allégorie de la Liberté présentée sous la forme d'une flamme vivante de bougie. Le vers 8 signifie l'échec de l'Empereur avec sans doute la saveur de l'éreintement par le choix du mot à la rime. Les mots clefs qui construisent cette métaphore se retrouvent à la rime : "orgie", "Liberté" et "bougie" à côté du mot "éreinté" précisément. Nous observons au passage que Rimbaud a fait rimer un nom abstrait au suffixe en "-té" avec une forme de participe passé d'un verbe dont l'image concrète n'est pas tellement prévisible en tant que rime au mot "Liberté". Il y a eu visiblement un effort de recherche à ce sujet, sans doute pour ne pas en demeurer à la rime "liberté"::"humanité" qui n'a aucun mérite particulier dans "Morts de Quatre-vingt-douze..." Mais, cette métaphore et ces trois premiers mots à la rime sont une allusion explicite aux Châtiments de Victor Hugo et à une armature rhétorique et métaphorique qui traverse tout le recueil, qui le dirige même. Or, Rimbaud reprend précisément la métaphore de l'empereur qui veut soit jouer de l'éteignoir, soit allumer sa lanterne à la gloire de son ancêtre. La première version de cette métaphore est exploitée par Hugo dans la préface en prose à la publication tronquée de son livre Châtiments de 1853, la seconde se trouve précisément dans le poème Nox III que Louis Forestier avait cité en source probable du portrait de l'empereur pour son "oeil terne" et sa pâleur. Nous avons deux passages clefs du recueil hugolien. Rimbaud désigne expressément dans son second quatrain des pilotis organisant la lecture des Châtiments. Il ne s'en cache pas et ne le fait pas subrepticement. Rimbaud était à l'évidence convaincu que tout le monde identifierait son modèle. Il ne se doutait pas que de telles indices le feraient traiter de plagiaire ou entraîneraient une démarche sécuritaire de négligence du texte hugolien, car bien sûr pour Rimbaud le génie qu'il mettait dans son texte était ailleurs et était même plutôt dans le prolongement malicieux qu'il offrait. Le texte de cette préface de 1853 n'est pas très long et il conviendrait de s'y reporter pour lire celle-ci en son intégralité, en prenant conscience des mentions suivantes : "les derniers et sacrés asiles de la probité et de la liberté", "que les patriotes qui défendent la liberté, que les généreux peuples auxquels la force voudrait imposer l'immoralité, ne désespèrent pas", "l'homme qui lutte pour la justice et la vérité trouvera toujours le moyen d'accomplir son devoir tout entier" et surtout il faut citer tout le mouvement suivant qui est la fin même de la préface : "La pensée échappe toujours à qui tente de l'étouffer. Elle se fait insaisissable à la compression ; elle se réfugie d'une forme à l'autre. Le flambeau rayonne ; si on l'éteint, si on l'engloutit dans les ténèbres, le flambeau devient une voix, et l'on ne fait pas la nuit sur la parole ; si on met un bâillon à la bouche qui parle, la parole se change en lumière, et on ne bâillonne pas la lumière."
Mais surtout, Murphy manque toute l'analyse de détail du sonnet qui renvoie sans arrêt à la matière hugolienne, et il convient même de citer des passages stratégiques. La citation de Forestier venait déjà d'un passage explicitement posé comme un seuil d'introduction au recueil. Qu'on se reporte à notre citation de la source dans notre étude sur "Le Châtiment de Tartufe". Mais ce n'est pas tout. Le second quatrain est le cœur de l'expression politique engagée du poème "Rages de Césars". L'Empereur y est présenté comme un exemple de personnage "cassé de débauches", ce qui est une constante de la figure caricaturale dressée par Hugo dans son recueil pamphlétaire. Rimbaud écrit donc que "l'Empereur est soûl de ses vingt ans d'orgie!" La seule chose qui ne saurait être reprise à Hugo, c'est l'espace des "vingt ans", nous sommes passés d'un recueil des quasi débuts du règne à la chute de Sedan. Mais surtout, au-delà du magnifique emploi des temps verbaux "est soûl" (présent de l'indicatif) et "s'était dit" (emploi d'un temps du passé pour signifier que, si l'ivresse dure encore, cette fois le châtiment est tombé), au-delà de cet habile emploi des temps verbaux donc, Rimbaud construit une vision métaphorique où Napoléon III est présenté comme un personnage fantasmagorique capable d'affronter une allégorie de la Liberté présentée sous la forme d'une flamme vivante de bougie. Le vers 8 signifie l'échec de l'Empereur avec sans doute la saveur de l'éreintement par le choix du mot à la rime. Les mots clefs qui construisent cette métaphore se retrouvent à la rime : "orgie", "Liberté" et "bougie" à côté du mot "éreinté" précisément. Nous observons au passage que Rimbaud a fait rimer un nom abstrait au suffixe en "-té" avec une forme de participe passé d'un verbe dont l'image concrète n'est pas tellement prévisible en tant que rime au mot "Liberté". Il y a eu visiblement un effort de recherche à ce sujet, sans doute pour ne pas en demeurer à la rime "liberté"::"humanité" qui n'a aucun mérite particulier dans "Morts de Quatre-vingt-douze..." Mais, cette métaphore et ces trois premiers mots à la rime sont une allusion explicite aux Châtiments de Victor Hugo et à une armature rhétorique et métaphorique qui traverse tout le recueil, qui le dirige même. Or, Rimbaud reprend précisément la métaphore de l'empereur qui veut soit jouer de l'éteignoir, soit allumer sa lanterne à la gloire de son ancêtre. La première version de cette métaphore est exploitée par Hugo dans la préface en prose à la publication tronquée de son livre Châtiments de 1853, la seconde se trouve précisément dans le poème Nox III que Louis Forestier avait cité en source probable du portrait de l'empereur pour son "oeil terne" et sa pâleur. Nous avons deux passages clefs du recueil hugolien. Rimbaud désigne expressément dans son second quatrain des pilotis organisant la lecture des Châtiments. Il ne s'en cache pas et ne le fait pas subrepticement. Rimbaud était à l'évidence convaincu que tout le monde identifierait son modèle. Il ne se doutait pas que de telles indices le feraient traiter de plagiaire ou entraîneraient une démarche sécuritaire de négligence du texte hugolien, car bien sûr pour Rimbaud le génie qu'il mettait dans son texte était ailleurs et était même plutôt dans le prolongement malicieux qu'il offrait. Le texte de cette préface de 1853 n'est pas très long et il conviendrait de s'y reporter pour lire celle-ci en son intégralité, en prenant conscience des mentions suivantes : "les derniers et sacrés asiles de la probité et de la liberté", "que les patriotes qui défendent la liberté, que les généreux peuples auxquels la force voudrait imposer l'immoralité, ne désespèrent pas", "l'homme qui lutte pour la justice et la vérité trouvera toujours le moyen d'accomplir son devoir tout entier" et surtout il faut citer tout le mouvement suivant qui est la fin même de la préface : "La pensée échappe toujours à qui tente de l'étouffer. Elle se fait insaisissable à la compression ; elle se réfugie d'une forme à l'autre. Le flambeau rayonne ; si on l'éteint, si on l'engloutit dans les ténèbres, le flambeau devient une voix, et l'on ne fait pas la nuit sur la parole ; si on met un bâillon à la bouche qui parle, la parole se change en lumière, et on ne bâillonne pas la lumière."
Hugo déploie l'image et développe un parallèle implicite avec le mythe de Protée. Rimbaud choisit de ne conserver qu'un sentiment d'évidence dans une image ramassée qui donne l'impression d'un effet inéluctable de pirouette : "Je vais souffler la Liberté", et cela "Bien délicatement", "ainsi qu'une bougie". Rimbaud ne décrit pas ce qui se joue alors dans notre esprit, l'image de l'homme qui souffle sur la bougie, qui croit voir la flamme disparaître, mais qui a raté et qui voit la flamme revenir une fois son souffle passé. "La Liberté revit ! Il se sent éreinté !" Là encore, nous observons que les verbes peu usuels (je pense au préfixe) "repense" et "revit" sont judicieusement choisis par Rimbaud, l'imitation du modèle hugolien n'excluant pas l'expression de son génie propre.
Pour le reste, la lecture de Murphy est convaincante. Plusieurs mots du poème épinglent la mauvaise santé d'un empereur affligé de calculs douloureux à la vessie. Murphy ajoute le verbe "Chemine" à cette série dans la mesure où il suggère une marche laborieuse. Certaines images font double emploi. Le personnage étant "soûl de ses vingt ans d'orgie", la mention de "l’œil terne" a à voir avec les débauches sexuelles, voire la masturbation comme dans "Le Châtiment de Tartufe". Mais nous serions plus réservés quant aux équivoques proposées pour certains mots : le vit qui se lirait dans "revit" pour un corps revigoré ou la phrase "Il est pris" exprimant le désir sexuel de cet homme qui a parfois des "regards ardents". C'est la Liberté qui revit, par conséquent l'équivoque sexuelle n'a pas sa place à cet endroit du sonnet. Pour ce qui est de la phrase "Il est pris", un double sens est possible, mais dans l'économie du premier tercet il n'est nullement question d'un regain d'ardeur, que du contraire ! L'empereur est fait prisonnier et il est pris d'un nouveau mal soudain, tel est le calembour que nous pouvons prêter à la phrase ramassée : "Il est pris". Ces deux jeux de mots obscènes qu'il a proposés étant moins évidents, Murphy précise que ce sont des perfidies d'un genre nouveau, ce qui ferait que l'analyse serait irrémédiablement problématique. Nous lisons à la page 116 : "Ou bien son lecteur sous-interprète, ou bien il surinterprète."
Certes, il y a des calembours obscènes dans l’œuvre de Rimbaud, et dans ce poème lui-même avec le passage de l"œil terne" aux "regards ardents", mais la progression du texte exclut les deux calembours (le vit dans "La Liberté revit!", ou "Il est pris" équivalent d'ailleurs discutable de "Il se sent pris (sous-entendu de désirs)". Nous lisons la succession d'idées suivantes : l'empereur est éreinté, il est pris, il se pose des questions qui le font mortellement souffrir. Cette succession se suffit à elle-même. Nous comprenons que la phrase "Il est pris" est résolument négative pour le personnage : capture, éventuellement corps pris de douleurs. Ce que nous connaissons de Rimbaud, de son génie, de sa perversité, etc., ne change rien à l'affaire. Si Rimbaud est artiste, il n'a pas mis une indétermination dans son texte que seule une discussion avec lui aurait efficacement levée. Les équivoques de dérision sexuelle sont éminemment plus fiables pour ce qui est du "cigare en feu" et du "fin nuage bleu" en toute fin de poème.
Pour la troisième sous-partie du chapitre consacré à "Rages de Césars", Murphy traite de la référence à Emile Ollivier de la périphrase "Compère en lunettes". J'y reviendrai quand je rendrai compte de l'analyse de Marc Ascione. Enfin, la quatrième partie "Une fleur des Tuileries" est plutôt une digression, même si le propos tend à identifier les "fleurs des Tuileries" aux anciennes maîtresses de l'empereur.
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