Le recueil Les Trophées de José-Maria de Heredia est aisément considéré comme l'exemple type d'une poésie parnassienne dans la droite ligne d'un Leconte de Lisle. Un sujet historique est traité de manière impersonnelle et la forme du sonnet donne l'idée d'un pur travail d'art pour l'art comme un orfèvre se consacrant à la splendeur formelle d'un bijou. Ce recueil n'a été publié qu'en 1893, à une date où l'idéal parnassien pâlissait face à la poussée de nouvelles générations de poètes. En réalité, le Parnasse est loin d'avoir correspondu à l'image que peut en donner Hérédia, et il conviendrait même de parler de la césure qu'a été l'année terrible avec la guerre franco-prussienne et la Commune, dans la mesure où le troisième Parnasse contemporain de 1876 s'est fondé sur un refoulement du politique qui dévoyait complètement ce qu'avait été l'expérience sous le Second Empire. Dans les deux premières séries du Parnasse contemporain, en 1866 et puis 1869-1871, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé et Charles Cros avaient trouvé leur place, tandis qu'Arthur Rimbaud y avait aspiré.
Mais ce n'est pas d'une réflexion théorique sur le Parnasse que je veux vous entretenir présentement. Ce qui m'intéresse, c'est qu'une perception paresseuse se contente de considérer le recueil du poète d'origine cubaine comme l'expression d'une réussite parnassienne tardive, alors que la notoriété de cet auteur s'était déjà progressivement installée par la publication de poèmes dans des revues. Hérédia est né en 1842, il est de la génération de Verlaine ou Mallarmé, et plus précisément de la jeune génération des poètes qui furent lancés par le premier volume collectif du Parnasse contemporain en 1866. Hérédia a publié une série de sonnets dans ce premier volume : série non reprise dans Les Trophées, sonnets qui avaient une organisation des rimes plus capricieuse que ceux ultérieurs du recueil Les Trophées. Dans le second Parnasse contemporain, Hérédia a publié non pas des sonnets ciselés, mais un long poème en rimes plates intitulé Les Conquérants de l'or. Et justement,en 1869, une autre œuvre collective des parnassiens a été publiée, un recueil de sonnets conjugués à autant d'eaux-fortes qui s'intitulait Sonnets et eaux-fortes, et c'est dans ce recueil qu'Hérédia a publié le célèbre sonnet Les Conquérants. Est-il nécessaire de préciser que Verlaine a lui aussi contribué à ce recueil pour faire entrevoir la plausible connaissance du sonnet d'Hérédia par Rimbaud ? Dans sa notice pour Les Hommes d'aujourd'hui, Verlaine explique qu'il ne faut pas se lasser de citer toujours le sonnet Les Conquérants.
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,Fatigués de promener leurs misères hautaines,De Palos de Moguer, routiers et capitaines,Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.Ils allaient conquérir le fabuleux métalQue Cipango mûrit dans ses mines lointaines,Et les vents alizés inclinaient leurs antennesAux bords mystérieux du monde Occidental.Chaque soir, espérant des lendemains épiques,L'azur phosphorescent de la mer des TropiquesEnchantait leur sommeil d'un mirage doré ;Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,Ils regardaient monter en un ciel ignoréDu fond de l'Océan des étoiles nouvelles.
Les quatrains sont sur les deux mêmes rimes avec une disposition embrassée classique, et l'organisation des rimes dans les tercets respecte là encore l'originale tradition souvent notée ccd ede. La versification surannée est bien à la fois classique et romantique comme Verlaine en fait le commentaire, Hérédia ne s'autorisant aucune excentricité parnassienne à la césure.
Christophe Colomb n'est pas nommé, il est simplement suggéré ("Palos de Moguer", "caravelles"), mais la suggestion la plus saisissante est dans cette jolie mention de "Cipango" au vers 6. Cipango est, avec des variantes de transcription, le premier nom donné au Japon, quand dans Le Livre des merveilles où l'auteur pisan Rustichello raconte la vie de Marco Polo l'occident apprend l'existence de cette île. Marco Polo ne s'est pas rendu au Japon, il rapporte un témoignage qu'il a récolté à ce sujet. Introduit à la cour des grands seigneurs mongols, Marco Polo y a appris, fût-ce avec des imprécisions, leurs deux récentes tentatives d'invasion. Quelques siècles plus tard, il semble que les îles Ryukyu (archipel d'Okinawa non éloigné de Taiwan) aient été capables d'exporter d'importantes quantités de barrettes d'or et d'argent. Le Japon a produit de l'argent dans ses mines. En revanche, au treizième siècle, les mongols étaient apparemment acquis à une idée qui ne s'est pas vérifiée selon laquelle le Japon était tellement riche en minerais que les toits des maisons étaient tout en or, et c'est probablement ce rêve cupide dont rend compte le passage suivant du "devisement du monde" : "De l'île de Ciampagu. Ciampagu est une île au Levant, en haute mer. [...] Il y a ici de l'or en grandissime abondance, car le monarque ne permet pas facilement qu'il quitte l'île, et parce que peu de marchands y vont et qu'y abordent rarement des vaisseaux d'autres pays. Le roi de l'île a un grand palais couvert d'or très fin, comme nous recouvrons de plomb nos églises. Les fenêtres de ce palais sont toutes garnies d'or et le pavage des grandes salles et de nombreuses pièces est couvert de planches d'or, de deux doigts d'épaisseur. Ils ont des perles en extrême abondance [...] Il y a aussi de nombreuses pierres précieuses, car toute l'île de Ciampagu est riche à merveille." Le chapitre suivant raconte "comment le grand khan envoya son armée conquérir l'île de Ciampagu." C'est ainsi dans le récit en vieux français mâtiné de pisan que fit Rustichello à partir des témoignages de son compagnon de cellule Marco Polo que l'occident découvrit l'existence du Japon. Peu importe ici que certaines affabulations soient suspectes dans le récit de Marco Polo, il est aisé de voir que le récit reprend des témoignages mongols authentiques mais indirects et fantasmés, cela à partir de faits historiques attestés, les deux tentatives d'invasion mongole du Japon.
La déformation de "Ji" en "Ci", Jipango devenant Cipango, s'expliquerait par le parler vénitien de Marco Polo. Or, dans une lettre datée de 1474, le florentin Toscanelli a envisagé, en se fondant sur le témoignage de Marco Polo à propos de l'île de Cipango, l'idée de faire le tour du monde et de rejoindre les Indes par l'ouest. Toscanelli fut en contact avec Christophe Colomb dont il a sans aucun doute alimenté le projet, et Colomb avait un but essentiel : découvrir Cipango et son or, à tel point que toute sa vie il demeura convaincu que l'Amérique qu'il avait découverte était en fait l'île mythique de Cipango. Après Colomb, Magellan et d'autres sont passés à côté du Japon. Pourtant, une fois que la découverte de l'Amérique devint claire dans les esprits, la recherche du Japon reprit de plus belle, et les espagnols tentèrent d'en reprendre la recherche en partant de la côte ouest de l'Amérique. Ils furent finalement devancés par les portugais en 1542 ou 1543, avec la découverte quasi simultanée du Japon et aussi de l'archipel des Ryukyu aujourd'hui partie intégrante du Japon.
Le simple mot de "Cipango" a une étonnante valeur de talisman dans le sonnet d'Hérédia. Il permet une double allusion aux voyageurs Marco Polo et Christophe Colomb, ces découvreurs de mondes inconnus. Nous nous plaçons même dans la conscience borgne des découvreurs qui croient rencontrer un monde attendu, une île, sans bien voir qu'ils découvrent tout un continent tout à fait inconnu cette fois. Ce mot engage aussi toute la rapacité des conquérants, un trait étonnant du poème étant son traitement épique, sans humeur mélangée, d'une conquête qui est animée pourtant par l'avidité la plus crue. Le décalage n'est pas livré par une rhétorique satirique ou ironique, mais par une distribution de plusieurs mots significatifs qui se laissent imprégner de l'envoûtement épique du sonnet : "gerfauts", "charnier", "misères hautaines", "ivres d'un rêve héroïque et brutal". La violence du premier quatrain s'efface même, après le relais "Ils allaient conquérir...", dans l'exaltation continue des onze derniers vers.
Rimbaud n'a sans doute pas refait le sonnet "Les Conquérants", mais il me semble qu'il s'en est nettement inspiré dans son poème en vers libres Mouvement, un "mirage doré" du recueil intitulé Illuminations. Par ses retours à la ligne qui imposent de songer aux vers, mais aussi par ses blancs typographiques qui séparent quatre groupes de vers, le poème Mouvement a l'air d'un désinvolte rappel de la forme sonnet. Les vers n'ont pas un nombre régulier de syllabes. Les deux premières séquences sinon strophes comptent huit vers chacune, mais les deux dernières offrent une déclinaison six puis quatre, qui n'est pas sans rappeler l'opposition des tercets aux quatrains.
Enfin, la seconde séquence du poème de Rimbaud contient le mot "conquérants" : "Ce sont les conquérant du monde / Cherchant la fortune chimique personnelle" et l'articulation "conquérants" "Cherchant la fortune", où noter l'écho étymologique redondant "quérir" / "chercher", fait songer à l'autre titre d'Hérédia "Les Conquérants de l'or". Si, dans le sonnet d'Hérédia, les "routiers et capitaines" sont "ivres d'un rêve héroïque et brutal", les "conquérants" du poème rimbaldien sont conduits dans "l'héroïsme de la découverte". Ils ont le même rêve des richesses de Cipango avec cette quête de la "fortune chimique personnelle".
Il me semble assez sensible que Rimbaud se sert de l'arrière-plan de la conquête et découverte de l'Amérique pour railler son époque, et le truchement du sonnet d'Hérédia lui a été appréciable pour la composition de son poème qui peut donner à plusieurs reprises l'impression d'échos, d'effets de symétrie entre les séquences ou strophes de l'un et de l'autre poème.
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