Le petit récit du "Cahier des dix ans" passait pour être intégralement de l'invention de Rimbaud. Bruno Claisse nous a permis de réviser la copie. L'exorde initial, le fameux "prologue", c'est en réalité le texte support du professeur, ainsi que les trois premiers mots "Je rêvai que..." du récit plus spécifiquement rimbaldien, et ceci montre bien que le futur prodige des lettres et des concours scolaires n'a ni respecté la consigne, ni le cadre posé par le prologue.
Or, en relisant les Songes et visions philosophiques de Louis-Sébastien Mercier (avec des textes qu'on retrouve en grande partie dans le Bonnet de nuit si j'ai bien compris), je me suis rendu compte à quel point il était admis d'entamer un récit de rêve par une formule aussi abrupte que "Je rêvai que..." Les songes et visions de Mercier ne sont pas précédés par des "prologues" ou exordes...
Ceci dit, le "songe premier" intitulé De l'Amour commence ainsi :
"Le triste mois du Sagittaire annonçait déjà l'hiver aux cheveux blancs ; le flambeau des cieux ne jetait plus qu'un éclat pâle, et la nuit plus longue succédait rapidement au jour. Adieu les plaines riantes, les bois ombragés, les ruisseaux tranquilles. Le froid vieillard qui s'assied sur les orages, tout hérissé de glaces et de frimas, chassait l'automne expirant. Il fallait retourner à la ville, à cette ville tumultueuse, où toutes les passions fermentent, et semblent de leur souffle impur corrompre l'air qu'on y respire. [...]"
Trois phrases plus loin commence non pas un rêve, mais la relation d'une rencontre avec une femme. Le rêve ne survient que quelques pages plus loin.
Le songe III débute lui directement par "Je rêvais que...", imparfait au lieu du passé simple du devoir d'Arthur. Tour à l'imparfait que nous retrouvons pour l'amorce des textes intitulés Songes VII, X, XI, XII et XIV .
Le songe IV débute ainsi : "Je crus, en rêvant,..."
Et le songe V suit le même patron : "Je crus, en dormant, qu'un spectre vêtu de blanc me prenait par la main."
Le songe XVIII est une variante du modèle d'amorce précédent : "J'étais enseveli dans un profond sommeil, lorsque je crus entendre une voix près de mon oreille..."
Le début du songe VI décrit un abandon progressif aux "pavots du sommeil".
Le début du songe VIII a sa variation précieuse : "Le sceptre de Morphée avait touché mes paupières"
Les débuts des récits pour les songes IX et XIII ne distinguent pas la veille du songe, les textes s'apparentent quelque peu à des visions.
Le songe XV a quelque chose de paradoxal, un personnage en train de rêver nous est montré, mais il aperçoit le narrateur. L'action du récit commence.
Placé après quelques considérations critiques, le rêve du songe XVI ne commence qu'au début du troisième paragraphe : "Je m'endormis hier..."
Rappelons qu'à la fin du récit de couchant donné par le professeur à un très jeune Rimbaud, nous avons "Je m'endormis, non sans m'être abreuvé de l'eau du ruisseau."
Le songe XVII est quelque peu similaire avec au début du second paragraphe la phrase "Je m'endormis dans ces idées..."
Bien que la dernière série de textes soit rassemblée sous le titre générique de Visions et non plus de Songes, la Vision IV s'ouvre elle aussi par la fameuse formule "Je rêvais que...", et ce qui est remarquable c'est qu'il s'agit précisément du texte de Mercier qui a inspiré à Jean-Paul [Richter je crois, un auteur allemand dont on ne citait jamais que le prénom] la vision de néant de Jésus-Christ après sa mort que madame de Staël n'a pas manqué de traduire et rendre dans son célèbre ouvrage De l'Allemagne.
"Je rêvais que j'étais mort...", ainsi commence le récit intitulé Je suis mort.
Je ne vais pas détailler les modalités du basculement dans la vision pour ce qui est des autres textes.
Ce qu'il faut retenir, c'est que le professeur a pris un modèle parmi les sources du romantisme, mais l'invention de Rimbaud montre que les intentions romantiques du sujet ne sont ni comprises, ni finement perçues par Arthur, lequel à dix ans rabat l'idée de rêve sur un plan d'imaginaire renaissant ou quasi médiéval, à Reims en 1503. Pour faire romantique, le jeune élève s'est contenté de situer le récit de rêve dans un cadre historique romantique. Il ne pouvait ignorer que le roman Notre-Dame de Paris était un classique de la littérature romantique, et que les poètes affectionnaient le Moyen Âge par réaction au classicisme. Le début du récit essaie d'adopter un langage archaïsant proche de l'esprit du seizième siècle : "Mes parents étaient peu riches, mais très honnêtes". Le phrasé témoigne sans doute plus d'une certaine simplicité rurale que d'une qualité d'expression proprement archaïsante : "fort honnêtes" aurait été un plus stylistique.
Le récit qui suit est visiblement très personnel de la part de Rimbaud.
Je ne peux m'empêcher d'observer deux traits singuliers.
Premièrement, le récit de couchant contient une petite maladresse : "Le vent rafraîchissant, c'est-à-dire une brise fraîche". Ce tour peu heureux semble avoir son répondant dans le récit espiègle de Rimbaud qui ironiserait alors sur l'affectation professorale du sujet d'invention : "Quoiqu'il n'eût guère, quand j'étais né, que 48 ou 50 ans, on lui en aurait certainement bien donné 60 ou 58." Cela ressemble bien à une manière de persiflage de la minutie littéraire.
Autre point intéressant. Le romantisme s'oppose au classicisme et le refuge dans le Moyen Âge participe de cette cause, notamment à l'étranger, en Allemagne par exemple. La critique radicalisée de l'enseignement du Latin, du Grec et de l'Histoire ne doit peut-être pas cacher une transposition, une critique des études classiques confondue avec le classicisme. Par cette confusion, Rimbaud se serait donné le loisir d'exprimer dans son devoir d'invention une préoccupation immédiate qui était sienne, celle du travail scolaire rebutant.
Précisons toutefois qu'il n'est pas du tout évident que ce brouillon ait été ensuite remis au propre avec des améliorations au professeur, "saperpouillotte". Rimbaud a sans doute eu conscience que son traitement du sujet n'était pas du tout adapté à la demande du professeur, et il faut quand même admettre qu'il s'agit bien d'une invention libre du poète. Bien malin celui qui identifiera l'astreinte à quelque consigne que ce soit dans ce texte.
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