mercredi 13 août 2014

Auguste Barbier, Victor Hugo, Arthur Rimbaud

Auguste Barbier n'est certainement pas une influence anodine d'Arthur Rimbaud, ni même de Victor Hugo pour ses Châtiments.

Il est certain que le poème Paris se repeuple s'inspire d'Armand Silvestre (le segment "Paris se repeuple" est relevé dans un ouvrage de juin 1871 par Jacques Bienvenu), de Paul de Saint-Victor (auteur d'un article L'Orgie rouge paru à la fois dans Le Monde illustré et Le Moniteur universel en juin 1871, puisque "Mai 71" est une datation fictionnelle au poème), de la poésie des Châtiments de Victor Hugo.
J'ai dans mes cahiers de brouillon quelque part toute une étude où j'ai essayé de pousser l'idée d'une relation au poème de Banville Les Cariatides qui ouvre le recueil du même nom.
Enfin, je livre ici une source ignorée jusqu'à présent, à savoir La Curée d'Auguste Barbier.
Le poème est assez long et pour éviter de patiemment le recopier je me contente d'indiquer où le consulter par les liens suivants :


Plusieurs arguments préalables favorisent l'idée d'une relation intertextuelle. D'abord, si nous nous l'avons perdu de vue, Auguste Barbier était l'un des poètes les plus célèbres et les plus lus de la première moitié du dix-neuvième siècle. Après Hugo, Lamartine, Vigny, Musset, Gautier et Nerval, il y avait encore des poètes, et Barbier était sans doute plus connu que Pétrus Borel, Philothée O'Neddy, Aloysius Bertrand ou Joseph Autran, l'auteur du recueil Les Poëmes de la mer.
Le poème La Curée était peut-être le poème le plus célèbre de Barbier et ce poète exprimait une révolte politique qui ne pouvait que retenir l'attention de Rimbaud.
Quelques intertextes patents confirment que Rimbaud pratiquait la lecture attentive des Ïambes et Poëmes. Geneviève Hodin s'y est montré sensible en relevant la présence de l'hémistiche "Comme un flot de vin vieux" dans Le Buffet et un emprunt plus étonnant au sein d'un vers dont Delahaye prétendait, en faisant appel à la reconstruction du souvenir, qu'il s'agissait d'un exemple de vers de jeunesse de Rimbaud.

Voyez dans le premier cas la reprise avec permutation de second à premier hémistiche :

Qui jaillissait du coeur comme un flot de vin vieux. (Barbier, Ïambes, Le Rire)
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants. (Rimbaud, Le Buffet)

Voyez dans le second cas le prétendu vers de Rimbaud selon Delahaye qui est en partie une création de Barbier :

Au pied des sombres murs, battant les sombres chiens... (de Rimbaud selon Delahaye) 
Battant les maigres chiens, ou le long des grands murs
Charbonnant en sifflant mille croquis impurs ;
Cet enfant ne croit pas, il crache sur sa mère,

[...] (Barbier, La Cuve)

L'auteur attirait l'attention sur d'autres particularités, l'emploi verbal de la forme "fouaille" dont la prononciation monosyllabique semble mieux encore exprimer le claquement, l'emploi du mot "ulcère" commun à Vénus Anadyomène et Paris se repeuple, Rimbaud semblant s'inspirer du vers : "Et l'ulcère hideux qui lui ronge les flancs". J'ai signalé avec sa référence l'article de Geneviève Hodin dans un article que j'ai publié sur le blog Rimbaud ivre en janvier 2011 : "Delahaye inventeur de plusieurs poèmes inédits de Rimbaud?"

Un autre intertexte célèbre est connu. Dans Les Mains de Jeanne-Marie, les vers

Femmes nobles, vos mains infâmesPleines de blancs et de carmin(, )

s'inspirent eux aussi au plus près d'un vers de Barbier, et justement cette fois de La Curée :

Une femme qu'un cri fait tomber en faiblesse,
   Qui met du blanc et du carmin [...]

Relevant à son tour cet emprunt, Steve Murphy ajoute aussitôt dans son livre Rimbaud et la Commune (page 659) : "Cette Liberté a précisément, poursuit Barbier, trois vers plus loin, "du brun sur la peau", ce qui fait écho au teint hâlé des "mains" du poème rimbaldien.

Il me semble toutefois que la composition d'ensemble du poème La Curée a été elle-même méditée par Rimbaud afin d'élaborer son propre poème Paris se repeuple et que, dans la foulée, Rimbaud en a profité pour démarquer certains vers du célèbre poème de 1830.

Avant de traiter cette question, approfondissons encore un peu l'idée d'une influence étendue de Barbier sur l'oeuvre de Rimbaud.
Ce qui caractérise les Ïambes de Barbier, c'est ce sentiment que l'émeute populaire a cessé trop vite, ce dont Hugo va prendre le contre-pied dans son poème Dicté après juillet 1830. Pour exprimer cette amertume, Barbier joue à opposer par tableaux rhétoriques les pères de 89 qui étaient sales et les fils qui sont propres sur eux dans une émeute de trois jours, ou bien à opposer l'ardeur du lion populaire et la vitesse avec laquelle il est amadoué ensuite (c'est le sujet du poème Le Lion inspiré d'une célèbre fable de La Fontaine), Barbier oppose aussi les pères et les fils, le flot qui monte et l'océan devenu poussif. C'est le sujet du poème Quatre-vingt-treize dont Hugo, dans son poème satirique au-dessus de toute comparaison Nox qui ouvre Les Châtiments, s'est inspiré, car le vers du grand romantique : "Reste seul à jamais, Titan quatrevingt-treize!" entre bien sûr en résonance avec son modèle :

Sombre quatre-vingt-treize, épouvantable année,De lauriers et de sang grande ombre couronnée,Du fond des temps passés ne te relève pas !Ne te relève pas pour contempler nos guerre [...]

Mais, alors que la transformation autour des motifs de la honte causée par le présent et de la figure singulière de la Terreur sont plus élaborés chez Hugo et prennent une autre direction, dans l'oeuvre de Barbier c'est surtout que nos pères auraient honte des fils :

Nous devenons poussifs, et nous n'avons d'haleine   Que pour trois jours au plus.
Barbier partageant avec Hugo, Chénier, Rimbaud et d'autres l'image du peuple "flot qui monte", il me semble noter une transposition de ce discours de Barbier dans les vers suivants du Bateau ivre :

Sans songer que les pieds lumineux des MariesPussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
Il s'agit à l'évidence d'une réflexion ironique à l'égard d'un parti religieux qui brandit la prophétie biblique "Tu n'iras pas plus loin" en se persuadant que, malgré leurs émeutes, les peuples sont "devenus poussifs".
Je remarque que le poème Le Lion qui présente une métaphore filée du peuple révolutionnaire comme lion avec désastre final de la muselière est caractérisé par la répétition quasi anaphorique de "J'ai vu", formule qui était cliché depuis longtemps, mais qui est étroitement associée aux visions fulgurantes du Bateau ivre.

En 2006, j'avais déjà signalé que l'expression "vins bleus" du Bateau ivre se rencontrait telle quelle au singulier dans un poème de Barbier et que cette image apparaissait également dans certains poèmes des Châtiments.

Passez ! le peuple, c'est la fille de taverne,
La fille buvant du vin bleu,
Qui veut dans son amant un bras qui la gouverne [...]
La citation peut sembler contradictoire, puisque, dans Le Bateau ivre, le fuyard se lave des "vins bleus", s'en débarrasse donc, pour gagner ce "Poëme de la Mer" qui est l'Emeute du peuple. C'est qu'il faut préciser que notre citation vient du poème L'Idole qui déplore l'amour du peuple pour le mythe guerrier de Napoléon Bonaparte, avec toutefois une relation ambivalente au désir de violence... émeutière. On appréciera que le bateau ivre se lave des "vins bleus" et disperse "gouvernail et grappin", par opposition à la fille qui en boit et qui se fait gouverner par "l'homme hardi qui la bat et la fouaille".

Venons-en au cas du poème La Curée. Il s'ouvre sur une image du soleil chauffant les quais et ponts déserts, ce qu'on peut rapprocher du soleil inondant les boulevards. On retrouve l'idée de ce passage "la mer gronde" selon l'une des variantes connues du poème Paris se repeuple, dans la succession qui suit : "comme la mer qui monte, / Le peuple soulevé grondait", mais ce qui est au début du poème de Barbier est redistribué à la fin dans le cadre de la composition rimbaldienne.
Le poème La Curée est composé de six parties numérotées et il oppose le passé sublime de la Révolution à ce que l'auteur considère comme une mesquine Révolution de juillet au lendemain même des événements, ce qui a sans doute inspiré la composition du célèbre poème A l'obéissance passive des Châtiments, décidément!
Barbier décrit le splendide passé des guerres révolutionnaires avec tout le symbole des soldats en haillons. Précisons que dans "Morts de Quatre-vingt-douze...", Rimbaud a précisément réécrit déjà un vers du début de La Curée :

C'était sous des haillons que battaient les coeurs d'hommes ; (Barbier)
Vous dont les coeurs sautaient d'amour sous les haillons. (Rimbaud)
Barbier célèbre les "sales doigts", "la bouche aux vils jurons", et on peut noter que Rimbaud reprend ces images dans une perspective bien différente dans son Paris se repeuple.
La deuxième partie du poème La Curée oppose le portrait des "hommes en corset", gandins efféminés, qui laissaient l'immortalité, paradoxe militaire subtil, à la canaille et à la populace. "Ces messieurs tremblaient dans leur peau", nous dit Barbier, "Pâles, suant la peur", "Accroupis". Ce dernier mot sera abondamment repris par Hugo dans Châtiments en 1853, avant de revenir à plusieurs autres reprises sous la plume de Rimbaud. La suite "pâle, suant" se rencontre chez quelques auteurs, mais, dans son article clef, Hodin a fait remarquer avec raison qu'elle semble passer du poème de Barbier au poème Le Forgeron : "au roi pâle et suant qui chancelle debout".
La troisième partie du poème La Curée prolonge ce sentiment d'opposition en soulignant que la Liberté n'est pas une femme "Qui met du blanc et du carmin". Il la présente alors de manière provocante comme une "forte femme aux puissantes mamelles", "du brun sur la peau, du feu dans les prunelles" qui "Se plaît" "Aux longs roulements des tambours", "Qui ne prend ses amours que dans la populace", "et qui veut qu'on l'embrasse / Avec des bras rouges de sang". Il est difficile de ne pas songer à l'enfant rebelle qui "suait d'obéissance" et qui était entraîné par les crieurs qui "en trois roulements de tambour" faisaient "autour des édits rire et gronder les foules" (Les Poètes de sept ans). Surtout, comment ne pas songer à la transfiguration courtisane de Paris : "prunelles claires", "La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir", etc. Les "mamelles" sont présentes dans Credo in unam où il me semble qu'il y a à dire également sur l'influence d'Auguste Barbier.
La quatrième partie de La Curée confirme l'idée de courtisane ("Cinq ans mit tout le peuple en rut"). Dans cette quatrième partie, Barbizer décrit le passage successif de la Liberté du côté de la Révolution, du côté d'un "capitaine de vingt ans", du côté des Trois Glorieuses. L'épisode napoléonien l'a rabaissée au rang de vivandière, mais elle a un court instant reparu en 1830. Dans le cinquième mouvement de son poème, Barbier fait honte à Paris de son refroidissement d'ardeur en s'entamant et se poursuivant par tant de vers qui visiblement sont repris, démarqués dans Paris se repeuple, sans oublier les traitements intermédiaires sensibles dans le recueil des Châtiments :

Mais, ô honte ! Paris, si beau dans sa colère,        Paris, si plein de majestéDans ce jour de tempête où le vent populaire        Déracina la royauté,Paris, si magnifique avec ses funérailles,        Ses débris d'hommes, ses tombeaux,[...]Paris, cette cité de lauriers toute ceinte,[...]Que les peuples émus appellent tous la sainte,[...]Paris n'est maintenant qu'une sentine impure,        Un égout sordide et boueux,[...]Un taudis regorgeant de faquins sans courage,        D'effrontés coureurs de salons,[...]Une halle cynique aux clameurs insolentes,[...]

Evidemment, la composition de Rimbaud ne suit pas exactement le plan du poème de Barbier, ce qui fait que de l'un à l'autre poème les motifs sont traités différemment, de manière inversée, etc.
Mais les reprises sont là. Lisez !

Voilà la cité sainte à l'occident !
Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,Paris !
La Haine des forçats, la Clameur des maudits

etc., etc.

La sixième et dernière partie exploite la comparaison avec l'hallali du sanglier pour donner sa pleine motivation au titre de "curée" du poème.

Le sanglier agonisant offre un équivalent de Paris, "cité quasi morte". Les chiens, image des "gandins" et "faquins" après les Trois Glorieuses, se font un festin de la bête, ce qui correspond à l'image du repeuplement parisien qu'accompagnent les impératifs ironiques du poète dans L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple. L'image des "chiennes en rut" chez Rimbaud vient de cette fin du poème La Curée et d'une reprise du "rut" révolutionnaire de Barbier appliqué aux versaillais. Chacun réclame sa "part de royauté", derniers mots du poème de 1830, et inévitablement le verbe "fouiller" s'impose à la terrible description : "Fouillent ses flancs à plein museau". Le "flanc souverain" de Paris, pour citer un quatrain bien connu de Rimbaud, est lui-même fouillé à de multiples reprises, puisque ce verbe revient à deux reprises dans le poème : "Fouillant à vos côtés les luxes ruisselants", "Parce que vous fouillez le ventre de la Femme (...)". J'ai travaillé à démontrer que la variante "Foulant à vos côtés les luxes ruisselants" était une coquille de l'édition Vanier de 1895, à partir d'une étude des épreuves notamment. Se reporter à mon article "Mais que sont devenus les manuscrits de Paris se repeuple ?" dans le volume Rimbaud "littéralement et dans tous les sens" - Hommage à Gérard Martin et Alain Tourneux (Classiques Garnier, 2012).

J'aurais quelques développements supplémentaires à proposer, mais je préfère conserver à cet article son caractère suggestif et ne pas même proposer une synthèse des rapprochements que je viens d'offrir. J'ai bien précisé également que Rimbaud s'inspirait d'un modèle, mais qu'il ne le suivait pas docilement et lui faisait subir d'inévitables distorsions. Les deux poèmes n'ont pas le même mouvement.
Les rimbaldiens sont incroyablement réticents à mes lectures communardes immédiates de vers du Bateau ivre ou de Voyelles. Par exemple, les vers 7 et 8 de ce sonnet :

I, pourpre, sang craché, rire des lèvres bellesDans la colère ou les ivresses pénitentes[.]
Cette opposition systématique vaut aussi pour des poèmes en prose des Illuminations. Le public réplique sans arrêt que le dernier alinéa du poème Aube congédie la féerie comme irréelle : "Au réveil, il était midi", ou bien les "vieilles fanfares d'héroïsme" seraient personnelles à Rimbaud, alors qu'il en oppose une exclusive à toutes les autres dans Matinée d'ivresse, alors qu'il est tant de mentions négatives de la "fanfare" dans Les Châtiments.
Il est à souhaiter que mon article présent soit lu dans cette grande perspective de combat. La critique littéraire en est un quand il s'agit de rimbaldisme.
Il faut que le lecteur s'imprègne des lectures de Rimbaud comme j'en suis imprégné s'il veut espérer un jour lire Rimbaud. L'arrogance serait de ne pas essayer.

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