Plusieurs rimbaldiens pensent que Rimbaud s'autocritique parmi les drôles du poème intitulé Parade, notamment Claisse et Fongaro, et pour sa part Michel Murat considère ce poème comme un art poétique ou quelque chose d'approchant. Puis, une écrasante majorité de rimbaldiens estime que "prendre du dos" est une expression obscène. Sur ce blogue, j'ai exprimé mes doutes quant à l'interprétation pédérastique qui viendrait se mêler à un récit suivi sur la surcharge de vêtements des personnages montant sur les tréteaux. J'ai aussi donné une attestation de l'expression "prendre du dos" dans le domaine de l'édition : gonfler la couverture d'un livre, lui faire prendre du volume. Linguiste soutenant la lecture obscène, Chambon concède lui-même que le choix de "du" n'est pas naturel. On va prendre dans le dos si l'expression est obscène, mais "prendre du dos" c'est une construction comparable à "prendre du ventre" et c'est ce que montre l'emploi que j'ai signalé à l'attention. Je dis bien que c'est un tenant de l'explication obscène lui-même qui se sent ennuyé par la construction syntaxique de l'expression "prendre du dos" : ce n'est pas moi qui essaie d'imposer une analyse syntaxique. Je suis donc en situation de force, j'ai une attestation d'époque de l'expression et le camp de l'interprétation obscène avoue lui-même que son interprétation syntaxique n'est pas convaincante.
Passons à l'idée que Rimbaud puisse s'assimiler aux drôles. Le degré d'abstraction de l'article de Claisse est particulièrement rebutant, mais le discours de Fongaro consiste à présenter le poème comme l'histoire d'un bonimenteur qui dénonce les autres bonimenteurs et finit lui-même par une pirouette de farceur : "J'ai seul la clef de cette parade sauvage." Et le défi de la phrase finale a encouragé bien d'autres rimbaldiens à considérer que ce n'était qu'une provocation à ne pas prendre au pied de la lettre. Pour appuyer sa lecture, Fongaro cite des passages d'Une saison en enfer où l'écrivain, sinon l'artiste, est effectivement assimilé à un charlatan et à un rôle de prêtre, de médecin, etc. Mais, il ne s'agit que d'un rapprochement thématique, en aucun cas d'une lecture comparative suivie.
Personnellement, quand je lis une attaque pareille de poème qui sent son empoignade, je ne pense pas un instant que le poète songe à s'inclure : "Des drôles très solides", "Plusieurs ont exploité vos mondes", etc. Et cela va se poursuivre tour au long du poème avec un conditionnel railleur : "Ils interpréteraient..." et une déconsidération sarcastique flanquée d'un méprisant déterminant possessif "leur" : "Leur raillerie ou leur terreur dure une minute ou des mois entiers". Comme dirait Alceste, le temps ne fait rien à l'affaire.
Ensuite, il y a ce regard porté sur Chérubin. Or, si le poète peut impliquer Rimbaud à titre personnel, il sera forcément question de la mention de Banville en mai 1872 dans Le National quand il fait cas du tableau de Fantin-Latour et qu'il présente Rimbaud comme un "jeune Chérubin".
Si Chérubin peut être un substitut de Rimbaud dans le poème, force est d'admettre la lecture naturelle qui est celle d'un poète s'opposant aux drôles avec leurs "voix effrayantes" et "ressources dangereuses". Rappelons que dans Ma Bohême le poète veut aller nu tandis qu'il se fâche du "luxe dégoûtant" dont s'affublent les drôles dans Parade.
Chérubin et Parade sont par ailleurs des titres de poèmes de Banville, tandis que la ligne finale du poème Parade est un simili alexandrin, un faux exprès, qui reprend comme cela a déjà été vu un vers de Cromwell de Victor Hugo où un bouffon parle pour son groupe : citation de mémoire "Nous avons seuls la clef de cette énigme étrange." Rimbaud déglingue au passage l'alexandrin : "J'ai seul la clef de cette...", cela fait déjà six syllabes métriques si on ne compte pas le "e" de cette, dans un poème en prose, mais en isolant cette phrase en un alinéa solitaire et conclusif, Rimbaud pourrait encore imiter un alexandrin chahuteur, phénomène qui s'est amplifié dans les années 1855-1872, un alexandrin chahuteur qui a pour modèle précisément la versification de Cromwell, mais Rimbaud ne va pas choisir un équivalent en six syllabes (métriques) de la forme en quatre syllabes (métriques) "énigme étrange" d'Hugo, il ne va pas écrire : "J'ai seul la clef de cette - énigme très étrange." Au lieu de cela, il choisit une forme qui commence par une consonne "parade sauvage", en comptant le "e" de "cette" Rimbaud reconduit le décompte de douze syllabes, mais il massacre l'idée de la césure par le chevauchement de la forme "cette".
Evidemment que c'est du fait exprès. Et il est assez tentant d'effectuer alors un autre rapprochement avec Le National et la recension de Banville au sujet du "Coin de table" de Fantin-Latour, puisque du coup nous avons deux points de comparaison entre l'article banvillien de mai 1872 et le poème Parade : la mention de Chérubin (qui renvoie à Rimbaud) et le renoncement à l'alexandrin, annoncé comme projet par Banville et concrétisé à double titre par la prose de Parade et par la construction retorse de sa phrase conclusive isolée en un alinéa.
Enfin, les "drôles" commencent à avoir un visage, certains sont en portrait sur le tableau de Fantin-Latour et ce que vise Rimbaud c'est la bonne société littéraire parisienne avec laquelle il est directement en conflit.
Mais Rimbaud a un certain art de l'enchâssement entre les plans de ses idées, car les mots "parade" et "Chérubin" renvoient encore à un auteur bien précis : Beaumarchais, auteur que Rimbaud a sans doute lu en 1870 étant donné la reprise du "hi povero" repérée notamment par Jacques Bienvenu à l'époque de la révélation du Rêve de Bismarck.
Si Rimbaud emploie le nom de Chérubin, c'est qu'il ne peut ignorer le nom et l'œuvre de Beaumarchais. L'œuvre de loin la plus importante de celui-ci n'est autre que Le Mariage de Figaro. Outre que cette œuvre est meilleure que les autres de son auteur, Le Mariage de Figaro est entré dans la légende de la Révolution, puisque quelques années avant 1789 la pièce est interdite, d'autant qu'elle contient une célèbre tirade contre les nobles, les puissants de ce monde. Mais l'interdiction de la pièce a attisé la curiosité et la pièce était célèbre avant d'avoir été représentée, à tel point que la censure a fini par céder, que le succès l'a emporté et que Mozart a tiré un opéra de cette pièce. Ajoutons que la pièce Cromwell dont un vers est réécrit ici a un sujet révolutionnaire et que ce drame romantique date des années 1820 à une époque de, pour dire vite, bilan sur la Révolution et l'Empire.
Au dix-neuvième siècle, il n'est plus si inquiétant de s'exprimer sur les nobles et les puissants à la manière de Beaumarchais, et cela tournerait parfois désormais à la manipulation : "Plusieurs ont exploité vos mondes". Rimbaud pense peut-être à ce qui lui est paradoxal : l'hostilité de républicains à la Commune.
Maintenant, à proximité de la mention "Chérubin", la mention "parade" renvoie elle aussi au théâtre de Beaumarchais, lequel s'inspirait de l'esprit grivois et libre de ces représentations foraines. Beaumarchais a effectivement écrit quelques parades, et Le Barbier de Séville démarque une parade Le Sacristain que Beaumarchais a composée auparavant. Mais celui-ci prenait soin ensuite de ne pas produire une œuvre qui fût une pure parade. Le terme a quelque chose de dépréciatif et cela se retrouve dans le poème de Rimbaud.
Quant au ton critique, ne se nourrit-il pas là encore de l'œuvre de Beaumarchais et de ses préfaces ? La dénonciation des pièces nouvelles ou chansons "bonnes filles", c'est la critique d'une certaine Littérature qui est faite à un siècle de distance en des termes voisins par chacun des deux auteurs me semble-t-il.
Pour moi, il n'est que trop évident que le poème Parade témoigne de l'expérience difficile qu'a connue Rimbaud avec le milieu littéraire à Paris. Qu'il soit de 1872 sinon de 1873, le poème juge et condamne cette société-là, et le poète a la clef apparemment pour leur échapper.
Je n'ai pas tout dit sur cette pièce, mais je crois avoir exposé clairement le nœud de départ qui permet de bien l'apprécier.
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