jeudi 17 mars 2022

Sur la composition du poème "Vies" des Illuminations

Je vais revenir prochainement sur le fait que le poème "Vies" des Illuminations soit une réécriture de la partie conclusive des Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, mais il importe au préalable de bien établir que le titre "Vies" ne coiffe pas une suite de trois poèmes numérotés par les chiffres romains I, II et III, mais qu'il est bien le titre d'un unique poème en trois volets numérotés. Dans le troisième volet, l'expression "comédie humaine" semble évoquer l'ensemble romanesque balzacien, tandis que la dernière phrase avec l'expression : "Je suis réellement d'outre-tombe [...]", pour un poème intitulé "Vies" impose aisément à l'esprit l'idée d'un réécriture du titre de Chateaubriand : Mémoires d'outre-tombe. Pierre Brunel, dans son livre Eclats de la violence, a souligné des reprises de la partie conclusive de l'œuvre autobiographique dans le troisième volet de "Vies", et Brunel étudie bien séparément les trois volets du poème "Vies", comme autant de poèmes distincts, ce qui limite les rapprochements proposés au seul troisième volet dans son approche. Nous avons un autre problème. Il existe quatre cas, au sein des Illuminations, de titres suivis de sections numérotés : "Enfance", "Vies", "Veillées" et "Jeunesse". Nous ne pouvons pas tout étudier à la fois. Notons tout de même que dans le cas de "Jeunesse", une relative autonomie des quatre textes réunis sous ce titre s'impose par le fait que les trois premiers ont un autre titre qui leur est propre. Dans le cas de "Veillées", le troisième texte à tout le moins était autonome et nous avons de bonnes raisons de penser que la fusion en trois textes n'a pas été le fait de Rimbaud lui-même. Mais, aujourd'hui, nous n'allons travailler qu'à démontrer que "Vies" est un seul poème en présupposant que cela le distingue des séries "Enfance", "Jeunesse" et "Veillées". Pour prouver ce fait, nous allons souligner les articulations du texte, et tout particulièrement au plan des répétitions de mots.

**

                                                            Vies

 

                                                              I

 

Ô les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu’a-t-on fait du brahmane qui m’expliqua les Proverbes ? D’alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles ! Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. – Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée. – Exilé ici j’ai eu une scène où jouer les chefs-d’œuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J’observe l’histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu’est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ?

 

                                                              II

 

Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. A présent, gentilhomme d’une campagne aigre au ciel sobre j’essaie de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante, de l’apprentissage ou de l’arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages, et quelques noces où ma forte tête m’empêcha de monter au diapason des camarades. Je ne regrette pas ma vieille part de gaîté divine : l’air sobre de cette aigre campagne alimente fort activement mon atroce scepticisme. Mais comme ce scepticisme ne peut désormais être mis en œuvre, et que d’ailleurs je suis dévoué à un trouble nouveau, - j’attends de devenir un très méchant fou.

 

                                                              III

 

Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. A quelque fête de nuit dans une cité du Nord j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions.

**

Soit, nous avons trois-poèmes paragraphes, soit nous avons un seul poème qui aurait pu avoir l'allure d'un texte en prose en trois alinéas, la numérotation étant venue aérer l'ensemble.
Pris comme un seul ensemble, le texte de "Vies" est saturé de répétitions. J'ai souligné en rouge celles qui ne souffrent aucune discussion. J'ai souligné en violet celles qui peuvent faire débat. J'ai souligné en gris des reprises significatives de mots-outils pour dire vite. Les soulignements m'ont permis de relever des inversions dans les reprises. La mention en vert de "anciens" est une liberté que j'ai prise de laisser en suspens la question d'un rapprochement ou non avec la série "vieilles", "vieille", "vieux", mais je n'ai pas souligné la mention opposée "nouveau". Pour les mentions en bleu, il s'agit soit d'un point qui peut faire débat, j'ai identifié la base "homme" dans "gentilhomme" pour la rapprocher de l'adjectif "humaine", puis j'ai souligné une évidente opposition "là-bas" et "ici".
Nous constatons que les séries de trois répétitions sont peu nombreuses : "vieilles", "vieille", "vieux" / "chefs-d'œuvre", "mis en œuvre", "immense œuvre" / "campagne", "campagne aigre", "aigre campagne". Une série de trois peut être disputée, contestée : "mis en œuvre", "remis", "commissions".
Pour l'essentiel, les répétitions sont binaires.
Certaines répétitions sont contenues dans un seul des trois volets. Le volet I offre un cas discret avec la reprise verbale : "[J]e vois". Les jeux de reprises sont plus caractérisés dans le second volet avec des inversions sensibles : "campagne aigre" contre "aigre campagne", et même avec un enchâssement qui structure les répétitions entre elles : "campagne aigre au ciel sobre" / "l'air sobre de cette aigre campagne". J'aurais pu écrire en bleu "l'air" et "le ciel" pour insister sur une idée de relative correspondance. Rimbaud a joué sur l'effet d'immédiateté d'une reprise lexicale avec le mot "scepticisme". Ici, la répétition entre dans un jeu d'écriture rhétorique ou argumentative évident. On me reprochera peut-être d'avoir souligné "fort" et "forte", mais j'ai décidé de procéder au relevé le plus systématique possible.
Comme le premier, le troisième volet offre un cas de répétition binaire discrète, mais la reprise de "illustré" à "illustre" est particulièrement saisissante, puisqu'il est difficile de ne pas envisager ici le fait exprès.
Passons maintenant à l'étude des répétitions entre les trois volets. La série ternaire : "vieilles", "vieille" et "vieux" a une occurrence dans chaque volet, c'est le cas également pour la série ternaire : "chefs-d'œuvre", "mis en œuvre" et "immense œuvre".
Parmi les répétitions binaires, une entre autres doit nous troubler. Le verbe "attend", tantôt conjugué à la troisième personne, tantôt à la première, a un rôle conclusif dans les deux premiers volets. La symétrie est difficilement contestable : "[...] la stupeur qui vous attend ?"- "[...] j'attends de devenir un très méchant fou." Nous pouvons songer à mettre en résonance "stupeur" et "fou", mais il est également sensible que, même sans analyse poussée de la composition du poème, le lecteur naïf peut spontanément être sensible à la symétrie de conclusion des deux volets. Le lecteur peut aisément ressentir qu'il y a deux attentes dressées l'une contre l'autre. Pour nous, cet indice suffit à affirmer que "Vies" est un seul poème en trois volets. L'écho n'invite pas à comparer deux fins de poèmes, nous sommes bien dans une logique de contraste qui n'a de sens qui si nous lisons l'ensemble des volets comme une unité.
D'autres répétitions binaires sont dispersées entre les différents volets et elles achèvent de confirmer l'idée d'une composition unique, d'autant que les reprises ne sont pas telles quelles, mais suppose des variations qui excluent les faits inconscients involontaires : "souviens" et "souvenir", "appris" et "apprentissage", en plus de "trouvé" et "trouvâtes", la double occurrence de "l'histoire", le développement insistant pour "campagne" avec trois mentions.
Si ces mots reviennent, c'est qu'ils sont médités par le poète dans tous les cas, mais Rimbaud tend à les formuler de manière ramassée. Il ne dit pas "l'apprentissage de ceci ou cela", mais "l'apprentissage". Dans le troisième volet, la forme verbale "appris" est accolée à l'histoire, ce qui délimite un apprentissage, mais à côté d'autres apprentissages finalement, et on observe que cette "histoire" n'est pas précisée, alors que dans le premier volet une "histoire" était plus nettement spécifiée, celle des trésors trouvés", et le verbe "trouver" est lui-même le support d'une reprise qui fait contraster la valeur du "vous" et celle du "Je" "autrement méritant" : "trésors que vous trouvâtes" contre l'orgueil d'avoir "trouvé" "quelque chose comme la clef de l'amour". Dans de telles conditions, il m'a toujours semblé absurde de proposer des lectures autonomes des trois volets.
Les trois volets forment un tout nettement articulé. Il ne s'agit même pas de trois poèmes qui peuvent éventuellement être lus comme un seul poème supérieur. Il s'agit directement d'un seul et unique poème. Les trois volets n'ont aucune réelle autonomie poétique.
On ne peut pas dire : "Aujourd'hui, je vais lire le volet I et demain le volet II, et je me réserve de m'exalter à la lecture du volet III quatre jours plus tard." Cela n'a aucun sens. Il s'agit pourtant des habitudes de la critique rimbaldienne. Nous rencontrons des articles qui étudient le seul volet I du poème ou nous avons droit à des études successives bien cloisonnées, d'abord "Vies I", ensuite "Vies II", enfin "Vies III". Cette démarche se conçoit aisément pour les cinq textes réunis sous le titre "Enfance", mais ici les répétitions que j'ai soulignées montrent qu'il y a une articulation narrative qui relie les trois volets entre eux.
Enfonçons le clou. Le principal point fort de mon argumentation, c'est bien sûr la reprise verbale "attend(s)" de la fin du premier volet à la fin du deuxième volet, et nous pouvons y ajouter, surtout que ça renforce l'idée d'opposition du "je" au "vous", la reprise verbale "trouvâtes" et "trouvé". Les autres répétitions viennent en soutien, avec les séries ternaires "vieux" et "œuvre", avec le sentiment qu'en effet des reprises binaires du type "illustre" / illustre" ou "apprentissage" / "appris" peuvent difficilement passer pour des coïncidences involontaires.
Mais, passons au plan des mots-outils que j'ai soulignés en gris. La préposition "Dans" est significativement reprise dans le dernier volet et elle est renforcée par d'autres procédés : anaphore, échos de mesures syllabiques, rimes internes ("-ier"), échos dans la signification des mots "grenier" et "cellier" : "Dans un grenier" / "Dans un cellier". L'anaphore est d'une certaine étendue dans le troisième volet avec une petite exception : "A quelque fête de nuit dans une cité du Nord..." Les quatre autres des cinq mentions de la préposition "dans" dans le troisième volet de "Vies" sont toutes en tête de phrase : "Dans un grenier...", "Dans un cellier...", "Dans un vieux passage à Paris...", "Dans une magnifique demeure..." Notons que nous pouvons récupérer l'exception "A quelque fête de nuit dans une cité du Nord..." en soulignant le chiasme formé avec "Dans un vieux passage à Paris..."
La préposition "dans" avait une unique occurrence dans le premier volet : "debout dans les plaines poivrées". Or, la progression du troisième volet nous fait passer d'un enfermement à une ouverture étrange : "cellier", "grenier", "cité du Nord", "vieux passage", "magnifique demeure cernée...", mais "cernée par l'Orient entier". Les "plaines poivrées" sont une figure de "Là-bas", et dans l'exil du monde d'ici, il est question d'une "scène" permettant les représentations.
Face à cette série autour de la préposition "dans", il faut relever la série de reprise du déterminant "tout" qui la croise. La "scène" de l'exil a permis de représenter "toutes les littératures". Cette idée de totalité se retrouve dans le troisième volet avec la même opposition étrange entre lieu et étendue des possibles : "scène" pour "toutes les littératures", "grenier" pour une "comédie humaine", "cellier" pour "l'histoire", etc. Il était question des drames de "toutes les littératures", et nous passons à "toutes les femmes des anciens peintres", ces femmes étant les acteurs de drames mis en images. Le deuxième volet ne contient pas le recours au déterminant "tout" pour exprimer l'invention comme dans "toutes les littératures" et "toutes les femmes des anciens peintres", mais peu importe, il reconduit cette idée de totalité avec l'idée d'oppose le "Je" au reste du genre humain : "tous ceux qui m'ont précédé". L'invention supérieure dont le poète se prévaut au début du volet II rejoint les énumérations du volet III.
Nous ne sommes plus au plan des répétitions de mots, nous sommes au plan de l'identité des thèmes développés dans les trois volets, et il faut quand même considérer que ces reprises sont fondues dans une structure rhétorique ou argumentative qui a une progression nette. Il devrait être sensible à tout lecteur que la progression du raisonnement se fait d'un volet à l'autre. Séparer les trois parties du poème n'a définitivement aucun sens.
Certes, dans l'absolu, on ne peut empêcher personne de lire chaque volet séparément, mais si vous ignorez les liens entre les trois volets, vous tendez inévitablement à une lecture assez sèche des deux premières "clausules" : "Qu'est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ?" / "[...] j'attends de devenir un très méchant fou." / "[...] je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions." Il y a un élan qui réunit ces trois fins de poème. Vous n'allez pas vous forcer à ne pas y être sensible !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire