lundi 28 mars 2022

Les trois "Vies"

Avec le précédent article, je plaidais une lecture de "Vies" comme un seul poème en trois volets. Je refusais fermement l'idée de lire séparément les trois textes.
Dans le commentaire qu'il a consacré au poème dans son livre Eclats de la violence, Pierre Brunel vient quelque peu sur ce terrain, mais on appréciera la différence :

"Vies", ces trois textes semblent avoir été conçus au point de départ comme un ensemble. Aussi est-il possible, souhaitable même de les considérer comme unis. André Guyaux, qui complète son analyse de chacun d'entre eux par une synthèse (éd. crit., p. 93-94), découvre qu' "ils se ressemblent plus qu'ils ne se complètent". Ceci peut être nuancé : car, si l'on prend l'ensemble de la série, on va bien d'une vie antérieure doublement inspirée de la conception hindoue (début de "Vies" I) à une vie "d'outre-tombe" (fin de "Vies" III) qui ne sera sans doute qu'un néant, - pour l'individu, mais pas nécessairement pour son œuvre.
Je laisse de côté l'idée finale de cette citation qui peut avoir un certain caractère d'imprudence tant qu'on n'a pas étudié les enjeux du discours poétique tenu. C'est un peu facile de dire que le poète se reconnaît un "néant" ("Qu'est mon néant [...] ?") tandis que les lecteurs apprécient les poèmes par-delà sa mort. Mais Brunel a un argument phare que forcément nous partageons, le glissement d'une vie antérieure à une projection dans un avenir qui ne brille pas par le sentiment d'ouverture. On remarque, mais sans que nous ne bénéficions d'explications, que Guyaux considère que les poèmes se ressemblent mais ne se complètent pas. Je n'ai jamais lu cette édition critique, car ce n'est pas un ouvrage fort disponible dans les bibliothèques. Ou alors ça m'a échappé. Brunel n'ose pas trop contester, il préfère nuancer l'affirmation. Moi, j'affirme que les trois textes se complètent d'autant plus nécessairement qu'ils ne forment qu'un seul poème, et nous allons avoir l'occasion d'en reparler dans cet article et le suivant.
Dans un prochain article, je parlerai de la référence à Chateaubriand dans "Vies". L'année passée, sur son site internet, Alain Bardel a publié une note de lecture qui signalait que Brunel avait envisagé le lien de "Vies" à la partie conclusive des Mémoires d'outre-tombe. Je n'ai encore jamais lu en intégralité les Mémoires d'outre-tombe, même si je les possède en quatre volumes. Mais j'avais depuis longtemps annoncé sur ce blog que la solution de "Vies" devait être liée aux Mémoires d'outre-tombe et j'avais publié depuis longtemps encore que le titre "Vies" avec les mots de la fin "d'outre-tombe" étaient plus que limpidement un jeu de mots avec le titre Mémoires d'outre-tombe. Du coup, j'étais impressionné par le fait de m'être fait brûler la politesse. Je me suis procuré un volume d'anthologie des Mémoires d'outre-tombe, même si j'ai quelque part dans mes cartons le quatrième et dernier tome d'une édition en Livre de poche. Je ne savais même pas que ça se terminait par une sorte de grande "conclusion". Il me manquait l'ouvrage de Brunel, parce que je ne savais pas trop ce qui était du fait de Bardel et ce qui était du fait de Brunel dans les rapprochements. J'ai remédié à ce problème, j'ai un exemplaire personnel neuf du volume Eclats de la violence de Brunel, ouvrage que j'avais déjà lu abondamment dans le passé et où je n'avais pas remarqué une telle mise en avant de Chateaubriand dans le cas de "Vies".
On va procéder par des mises au point successives. On a compris que je veux montrer, comme je l'ai déjà fait l'année passée à la suite de la mise en ligne d'Alain Bardel, que tout le poème "Vies" réécrit la "Conclusion" des Mémoires d'outre-tombe, la lecture de Bardel étant plus fournie que celle de Brunel mais pas assez étendue.
Ma lecture du travail même de Brunel permet trois conclusions importantes. D'abord, Brunel étudie les trois volets de "Vies" séparément, démarche que je compte récuser. Ensuite, il ne mobilise la référence aux Mémoires d'outre-tombe que pour le seul troisième volet. Nous sommes bien dans une démarche cloisonnée, où il y a une lecture de "Vies" I, une autre de "Vies" et une dernière de "Vies" III. Brunel ne cite jamais Chateaubriand dans le cas de "Vies" I et "Vies" II et cela est particulièrement significatif dans le cas du "gentilhomme" de "Vies" II. Brunel rappelle une contradiction soulevée par Antoine Adam en 1972 : Rimbaud est un roturier et n'a pas de raison de se faire un portrait en gentilhomme. Pour y répondre, Brunel passe par une théorie du masque qui pose le problème de la pétition de principe pour nous fournir une lecture sans énigme. Rimbaud prendrait le masque du gentilhomme Don Quichotte. Au lieu de la référence à l'écrit autobiographique de Chateaubriand, nous avons un renvoi au roman de Cervantès, mais une sorte de renvoi qui ne s'impose pas, qui ne vaut pas plus qu'un autre. Enfin, Brunel, même au seul plan du troisième volet de "Vies" n'a pas réellement cerné l'importance cruciale de la référence à Chateaubriand, même si la citation suivante pourrait donner l'impression éclatante de l'inverse :
[...] Mais il faut aussi noter l'emprunt volontaire, comme plus haut pour Balzac, aux Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand. L'avant-dernier chapitre (XLII, 17) pourrait être, consciemment ou inconsciemment, un modèle pour Rimbaud à l'heure des bilans, comme c'était le cas dans l' "Adieu" d'Une saison en enfer et comme c'est le cas ici. Le titre en était "Récapitulation de ma vie". Et Chateaubriand écrivait : "Au bout de la vie est un âge amer : rien ne plaît, parce qu'on n'est digne de rien." Chateaubriand récapitulait ses "trois carrières", comme Rimbaud "Vies" I, II et III.
Ces lignes sont particulièrement décisives et brillantes, mais elles ne figurent pas du tout dans le commentaire suivi de "Vies III", elles ne figurent que dans une note de commentaire à propos de la mention "d'outre-tombe" ! Pour rappel, dans son édition critique et comparatiste des Illuminations, Brunel commence par citer le poème ou ici extrait de poème I, II ou III, qu'il va commenter, puis il fournit un ensemble de notes autour de mots du poème rappelés en gras, et enfin il offre un "commentaire" et un prolongement comparatiste. Le commentaire fouillé autour de Chateaubriand n'est véritablement présent que dans une note. Le commentaire s'intitule bien "Récapitulation d'une vie", reprise sensible du titre de Chateaubriand, mais Brunel ne va jamais le mentionner dans son commentaire, sauf quand inévitablement il va parler de la phrase finale. Et ce rapprochement n'est même pas mis spécialement en valeur, puisque s'il ouvre le dernier paragraphe de la section de commentaire, il s'éclipse au profit du commentaire de la clausule : "et pas de commissions" :
   La dernière phrase a alors la fonction d'épilogue à la fin de cette évocation des "Vies", comme le fameux épilogue de Chateaubriand à la fin des Mémoires d'outre-tombe. La reprise du terme ("je suis réellement d'outre-tombe") est aussi volontaire et aussi chargée de signification que "la comédie humaine" dans la deuxième phrase. [...]
Il nous est assuré que c'est important, mais on n'en parlera pas. Bardel mettra d'autres éléments en place, mais j'en parlerai dans le prochain article sur "Vies". Je préfère poser petit à petit les choses et que mes lecteurs cernent bien tous les contours de la question, tout ce qui se joue avec cette soudaine évolution de la lecture du poème "Vies" mis en résonance avec la fin des Mémoires d'outre-tombe. Et j'insiste bien sur le fait que, pour l'instant, on voit bien que la lecture de Brunel a soulevé un lièvre, mais qu'il n'en a rien fait. On ne pourra pas dire que tout ce qui va suivre comme développements autour de la référence de Chateaubriand allait déjà de soi après la lecture de son analyse de 2004.
N'oublions pas que "Vies" offre un cas singulier dans l'étude critique des poèmes en prose des Illuminations. Considérant qu'il a affaire à trois poèmes distincts, Brunel a placé en tête de ses trois études une petite introduction d'ensemble. Chateaubriand n'est pas cité une seule fois dans ces deux pages d'introduction. Nous avons la preuve formelle que Brunel n'a pas voulu envisager que réellement l'ensemble de "Vies" s'inspirait des Mémoires d'outre-tombe. Il envisage que la référence est comme cruciale et piquante, mais seulement ponctuelle, seulement liée au fait de dire "d'outre-tombe" en manière de clin d'œil. En revanche, l'introduction de Brunel précise des liens assez attendus, assez prévisibles avec Une saison en enfer.
Brunel cite la célèbre phrase : "A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues" et cette autre dans la foulée : "Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres vies". Il va de soi que ces rapprochements ont une importance à creuser. Mais, dans le rapprochement avec Une saison en enfer, j'introduis ici une idée importante. Une saison en enfer est un ouvrage qui, que ce soit au plan de la fiction ou non, décrit un bilan à un instant présent. C'est la même chose pour "Vies", et si on exhibe le syntagme "à présent", cela vaut aussi pour deux autres proses des Illuminations : "Guerre" et "Jeunesse" II.
Brunel part de l'idée devenue traditionnelle et consensuelle que le livre Une saison en enfer a été composé avant les poèmes en prose des Illuminations. Je maintiens que cette thèse est problématique. Les rimbaldiens ne parviennent qu'artificiellement à faire fi du manque évident de compositions rimbaldiennes pouvant être datées de la période courant des mois inclus de septembre 1872 à mars 1873. Dans un ancien ordre de considérations, les poèmes en prose passaient pour avoir tous été recopiés au plus tard en mai-juin 1874 en compagnie de Germain Nouveau, ce qui ne rendait pas l'hypothèse d'une composition des poèmes en prose après Une saison en enfer très crédible, puisque de septembre 1873 à avril 1874 Rimbaud n'avait pas vécu en Angleterre alors que le cadre de la vie anglaise est si prégnant dans ces compositions. Il était alors plus naturel de songer à des poèmes composés en compagnie de Verlaine de septembre 1872 à mars 1873. Jacques Bienvenu a fait voler en éclats ce cadre par deux considérations. Employé dans "Jeunesse", le jeu de mots "peste carbonique" (modèle peste "bubonique") n'aurait pas été inventé par Rimbaud, mais il l'aurait repris à un article de presse publié en 1874. C'est un cas unique d'attestation d'une réécriture dans un poème des Illuminations nécessairement postérieure à Une saison en enfer (composition et mise sous presse). Mais surtout, profitant de la révélation de la lettre de Rimbaud à Andrieu de 1874, Bienvenu a repris la réflexion de Bouillane de Lacoste sur les "f" bouclés pour en arriver à la conclusion que les manuscrits avec des "f" bouclés et une collaboration de Germain Nouveau ne pouvaient dater que de janvier-février 1875. Il devient dans un tel cadre de réflexion beaucoup moins absurde qu'autant des poèmes en prose parlent de l'Angleterre. Toutefois, je rappelle que, de manière similaire à ce qui s'est passé pour "peste carbonique", j'ai souligné que "Beams" de Verlaine composé quand Rimbaud entamait son projet de "Livre païen" réécrivait sensiblement des passages des poèmes "A une Raison" et "Being Beauteous", sachant que le titre anglais du poème en prose de Rimbaud est un emprunt à l'auteur américain Longfellow qui était aussi l'objet d'emprunts à la même époque de la part de Verlaine pour flanquer d'épigraphes ses futures Romances sans paroles. Ce rapprochement est contesté, tant l'habitude mentale de considérer que les poèmes en prose sont postérieurs à Une saison en enfer est appelée à prédominer consensuellement. Toutefois, il existe d'autres problèmes de conflit de lecture entre Une saison en enfer et les Illuminations. Je parlais du poème "A une Raison" qui exalte le "nouvel amour". Or, la section "Adieu" d'Une saison en enfer renonce explicitement à une telle prétention, en employant avec insistance l'adjectif "nouveau" lui-même. J'ai d'autres idées plus fuyantes. Par exemple, dans "Adieu", le poète parle d'accepter enfin d'étreindre "la réalité rugueuse", alors que dans "Bottom", il est question d'une "réalité trop épineuse" qu'un locuteur s'exprimant à la première personne ("mon grand caractère") rejette. Admettons que le conflit dans le cas de "Bottom" ne soit pas probant, puisque le poème "Bottom" peut ironiser sur ce refus d'admettre la réalité ou bien mettre en scène un "je" qui n'est pas tant le poète qu'une caricature défouloir.
Mais j'en viens au cas du rapprochement tendu entre Une saison en enfer et "Vies". Dans "Vies", le poète dit qu'il "atten[d] de devenir un très méchant fou". Même si la formule n'est pas à prendre au premier degré et même si le poème n'est pas du biographique au sens pur, il est un peu difficile de considérer que la phrase est purement et simplement ironique. Elle a une signification prospective. On ne peut pas l'évacuer par l'humour. Or, dans Une saison en enfer, le poète dit qu'il a été fou et qu'il ne veut plus l'être, ce qui correspond à une double impossibilité de lire "Vies" comme un poème postérieur à Une saison en enfer. Ce genre de contradiction ne semble pas embarrasser les rimbaldiens. Pourtant, là il n'est pas question d'oxymore, c'est de la contradiction pure et simple sans aucun intérêt poétique.
La seule solution serait de considérer que Rimbaud ne parle pas de lui-même dans "Vies", mais plutôt fait parler un doublon caricatural sur le modèle du prosateur Chateaubriand. Ce n'est pas du tout ce que font les lecteurs en général de "Vies", et Brunel lui-même ne cesse de fixer un commentaire où c'est Rimbaud qui parlerait bien de lui-même. Et Brunel développe cela dans la perspective d'un poème écrit après Une saison en enfer, puisque quand le critique parle d'un texte par rapport à l'autre c'est toujours en fonction de la chronologie qui fait consensus, comme si elle allait de soi. Mais, si on lit "Vies" et Une saison en enfer comme deux bilans biographiques sincères, la contradiction éclate aux yeux. "Vies" serait un reniement complet de la conclusion d'Une saison en enfer !
La solution, pour défendre l'hypothèse chronologique traditionnelle, serait de dire que le locuteur de "Vies" n'est pas une figuration de Rimbaud, mais une figuration un tant soit peu caricaturale d'un Chateaubriand. Evidemment, il est possible d'envisager l'hypothèse chronologique inverse en soutenant que l'allusion continue à Chateaubriand n'empêche pas d'identifier un bilan que Rimbaud fait lui-même, mais en le comparant à un modèle de référence.
En tout cas, pour l'instant, aucune lecture officielle de "Vies" ne s'est préoccupée de répondre à une telle problématique à alternatives : avant ou après Une saison en enfer, un bilan rimbaldien ou une caricature de bilan à la Chateaubriand ?
Il sera bientôt temps d'étudier tout le parti à tirer d'une lecture attentive des Mémoires d'outre-tombe. Mon article étant un peu long, et comme je me sens un peu fatigué, j'annonce pourtant que, contredisant ce que j'ai dit plus haut, avant l'article sur le sujet il y en aura un autre intermédiaire. Je prévoyais de finir cet article sur la distribution des lieux et du temps dans "Vies". Je l'ai déjà fait dans un article publié dans la revue Parade sauvage, paru quasi en même temps que le livre Eclats de la violence de Brunel, en 2004 même. A l'époque, j'avais inventé un concept de "cellule de création métaphorique" que je disais "spatio-temporelle", j'en étais assez content. Je m'étais rendu déjà compte à l'époque que l'adjectif "spatio-temporel" posait problème. Il a un sens précis en sciences physiques, il est à raccorder à la théorie de l'espace-temps. Depuis, j'ai passé quelques années à enseigner le français dans les collèges, du moins à essayer d'enseigner, et j'ai découvert, ce que je n'avais pas soupçonné au départ, que le terme "spatio-temporel" était complètement banal pour préciser que dans un récit l'action est située dans l'espace et dans le temps. On parle de "cadre spatio-temporel". Ma conviction, c'est qu'on apprend à nos élèves à parler en dépit du bon sens, dans un jargon qui confond tout. Dans un récit, on étude le lieu ou les lieux, et le moment de l'action, mais on n'étudie pas un cadre spatio-temporel. On ne fait pas du Minkowski. Certes, les dictionnaires ont admis paresseusement que "spatio-temporel" pouvait avoir la signification scolaire de cadre dans le temps et l'espace d'un récit, mais ce n'est pas rendre service aux jeunes. Il y a un cadre spatial et un cadre temporel si on veut, il y a un lieu et une date, un moment du récit, en termes simples, mais le mot "spatio-temporel" introduit un sentiment trouble dans l'esprit des enfants. Même si par la force des choses, ils ne songeront pas à la théorie de l'espace-temps, il me semble assez évident que la formulation abstraite "cadre spatio-temporel" est désastreuse auprès d'enfants de douze ans. Ce n'est pas intelligent de leur parler ce jargon. Je récuse donc mon ancienne manière de m'exprimer, mais je vais quand même reprendre en des termes de la vie de tous les jours mes idées de 2004 sur les références du poème "Vies" au passé, au présent, au futur, à un "ici" et à un "là-bas".
J'ose espérer que les lecteurs ne trouveront pas cela inintéressant et puis nous pourrons enfin nous repaître de rapprochements avec les Mémoires d'outre-tombe...

A suivre !












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