Le poème "Est-elle almée ?" fait figure de grande énigme rimbaldienne, même s'il n'a pas la renommée de devinette du poème en prose "H" se terminant par l'injonction : "Trouvez Hortense !" Il s'agit d'une composition en vers nouvelle manière datée sur le manuscrit de "Juillet 1872". Il contient l'expression "C'est trop beau" qui figure aussi sur un poème intitulé "Juillet" ayant pour cadre la capitale belge Bruxelles. Le poème "Juillet" fait référence au séjour en Belgique de Rimbaud et Verlaine, et plus précisément à leur présence à Bruxelles jusqu'au entre environ le 10 et le 22 juillet 1872. Le poème "Est-elle almée ?" partage avec "Larme" et "Michel et Christine" le fait d'être composé en vers de onze syllabes à césure difficilement déterminable, le poème "La Rivière de cassis" contenant lui-même une dominante de vers de onze syllabes.
Au plan formel, le poème "Est-elle almée ?" a une autre caractéristique étonnante. Bien qu'il ne soit constitué que de huit vers rangés en deux quatrains, il a une organisation en rimes plates, ce qui est tout de même inhabituel pour une poésie aussi courte. Les rimes plates conviennent aux longs discours en vers, aux tragédies, pas vraiment à une composition en huit vers. Dans le même ordre d'idée, la distribution en quatrains semble elle-même insensée. Pourquoi distribuer en deux quatrains quatre paires de rimes plates ?
Sur l'unique manuscrit qui nous est parvenu, le premier vers est plutôt proche du haut du feuillet. S'agirait-il de la fin seulement d'un poème plus long dont le reste est perdu ? Steve Murphy en a émis l'hypothèse. Le poème "Mémoire" a connu à l'époque une publication chaotique, le texte des deux feuillets a été publié séparément dans deux revues distinctes. Le fait que le poème soit en rimes plates n'est pas un argument de peu de poids quant à pareille hypothèse. Enfin, le premier quatrain s'ouvre par une forme d'interrogation abrupte : "Est-elle almée ?" Là encore, il peut s'agit d'un argument sérieux pour soutenir que le poème ne nous est pas parvenu dans son intégralité.
Malheureusement, je suis incapable d'intervenir dans pareil débat. Comment déterminer si le poème est complet ou non ? Nous pouvons tout aussi bien faire confiance au découpage du manuscrit qui isolerait convenablement ces deux quatrains, après tout.
En revanche, il est question d'une "almée", d'une "Pêcheuse" et d'un "Corsaire" dans ce court moment poétique. Et c'est là que nous pouvons offrir à la critique rimbaldienne une source tangible au poème de Rimbaud.
Est-elle almée ?... Aux premières heures bleuesSe détruira-t-elle comme les fleurs feues...Devant la splendide étendue où l'on senteSouffler la ville énormément florissante !C'est trop beau ! c'est trop beau ! mais c'est nécessaire- Pour la Pêcheuse et la chanson du Corsaire,Et aussi puisque les derniers masques crurentEncore aux fêtes de nuit sur la mer pure !
Ma conviction est que nous pouvons lire le poème en vers de onze syllabes avec une césure après la quatrième syllabe. Dans une telle optique de lecture, seul le troisième vers implique une césure au milieu d'un mot "splen+dide". Le premier vers donnerait clairement la mesure, le second supposerait une césure déjà essayée par Verlaine sur trait d'union avec rejet dans le second hémistiche d'un pronom postposé au verbe. La lecture ne pose aucun problème pour les vers 4 et 6 : "Souffler la ville", "Pour la Pêcheuse". Elle n'est pas aberrante au vers 5 : "C'est trop beau ! c'est [...]" Nous pouvons plaider une lecture verlainienne de la césure pour le vers 7 : "Et aussi puis+que...". le vers 8 supposerait une césure à l'italienne, artifice disponible dans le cas du poème contemporain "Famille maudite" ou "Mémoire", et n'oublions pas que nos deux quatrains sont entièrement en rimes féminines, tout comme les 40 vers de "Famille maudite".
Mais laissons de côté ce débat.
Il est visiblement question de l'aube à cause de la mention des "première heures bleues" et d'une fin de fête nocturne au bord de la mer avec des personnages en costumes : "derniers masques". Les majuscules à "Pêcheuse" et "Corsaire" invitent à rechercher plutôt des personnages emblématiques, et le nom "almée" est d'une rareté réelle dans les poésies, romans et pièces du dix-neuvième siècle. La fête costumée et l'idée de chanson font envisager la possibilité de références à des personnages d'opéra : "La Belle Pêcheuse" ou "Le Corsaire". Il existe toutefois plusieurs opéras avec la figure d'un corsaire, mais depuis longtemps un entre autres retient notre attention : "Le Corsaire" de Verdi. Mais l'opéra de Verdi s'inspire du poème oriental de Byron qui porte ce nom "Le Corsaire", et nous pensons que "Le Corsaire" de Byron est la référence immédiate du poème de Rimbaud.
Quelques rappels s'imposent. Les grands écrivains français du dix-neuvième siècle ne partageaient pas nos repères sur la littérature allemande ou sur la littérature anglaise. Ils étaient beaucoup plus friands que nous des écrits fantastiques d'E.T.A. Hoffmann. Banville, le duo Mérat et Valade, mais aussi Baudelaire s'intéressaient beaucoup au poète Heinrich Heine. Avant de mourir, Baudelaire prévoyait de traduire le Melmoth de Maturin qui avait déjà marqué Hugo et Balzac. Le romancier Walter Scott avait fait une forte impression et Balzac l'avait médité pour peaufiner son approche romanesque personnelle. Et puis il était un poète particulièrement célèbre, Lord Byron. Cela fait des décennies que ses œuvres en traduction française sont invariablement absentes des librairies françaises. Il s'agit pourtant d'un auteur qui a énormément compté dans les débuts du romantisme en France. Le projet de recueil des Orientales de Victor Hugo procède de l'influence des poèmes orientaux de Lord Byron, à tel point que Victor Hugo nous a gratifié d'un magnifique poème intitulé "Mazeppa" qui est la reprise d'un sujet traité par Lord Byron avec exactement le même titre. Musset qui tout jeune était un suiveur assez manifeste des Orientales et du Cromwell de Victor Hugo subissait lui-même l'influence de Lord Byron. "Namouna", etc., les poèmes orientaux de Musset sont clairement conçus dans l'esprit des poèmes orientaux de Lord Byron. Dans une veine différente, le poème "Eloa" de Vigny procède lui aussi de l'influence de Lord Byron, et dans le même ordre d'idée il convient de citer le poème "L'Homme", le deuxième poème des Méditations poétiques de Lamartine qui s'adresse explicitement au grand modèle de poète révolté anglais. Et dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire nous retrouvons à quelques endroits l'indice d'une influence sensible des poésies de Lord Byron également.
L'absence de traductions accessibles des écrits de Lord Byron dans l'édition française sera-t-elle enfin comblée ? En 2019, dans la collection "Poésie Gallimard", nous avons eu droit à une publication d'une petit ensemble de poèmes Le Corsaire et autres poèmes orientaux. Il s'agit d'une édition bilingue avec une présentation et une traduction de Jean Pavans.
L'ouvrage ne contient que quatre poèmes : "Oraison vénitienne" (titre original "Ode on Venice"), "Le Giaour", "Mazeppa" et "Le Corsaire".
Le poème "Le Giaour" est un ensemble de fragments et le poème "Le Corsaire" reprend les idées de cet ensemble de fragments pour aboutir à une œuvre un peu différente, mais unie et achevée.
Le poème "Le Corsaire" est constitué de trois chants, ce qui au passage conforte l'idée d'une allusion au poème byronien avec la formule "chanson du Corsaire" au vers 7 du poème rimbaldien.
Il n'est pas question de "pêcheuse" dans ce poème, mais au moins de "pêcheur", et surtout l'observation tantôt du jour qui se lève sur la mer, tantôt du couchant est un élément poétique central du récit. Il n'y est pas question de ville couverte de fleurs, le motif floral n'est même pas particulièrement prégnant, mais le motif de la fleur est présent dans l'avant-dernière section XXIII du chant troisième final : "Une fleur surgissait...", "le lys épanoui", "La fragile fleur n'a laissé aucun pétale / [...] elle s'est flétrie en tombant...". La section XXIV s'ouvre par un vers ainsi traduit en 2019 : "C'est l'aube ; peu osent en défier le silence ;" sachant que l'expression "C'est trop beau" est associée au "silence" à préserver à la fin du poème "Juillet". Je cite les deux premiers vers de la section finale en anglais : " 'Tis morn-to venture on his lonely hour / Few dare-though now Anselmo sought his tower." Il est question en cette fin de poème des "sentiments purs" du Corsaire, et à plusieurs reprises dans "Le Corsaire" nous avons une description psychologique de la mer elle-même.
Le poème "Le Corsaire" raconte la fin d'un personnage nommé Conrad qui part en expédition contre un seigneur musulman "Seyd". Le "Corsaire" est aimé d'une femme Médora qu'il va voir avant de partir au combat, mais lors de l'attaque Conrad va éviter les persécutions sur les femmes du harem et précipiter l'amour de l'une d'entre elles nommée Gulnare qui va l'aider à s'échapper, mais une action tragique va s'abattre sur Gulnare, Médora et Conrad dont je vous épargne ici le récit. Or, au début du deuxième chant, section II, nous avons une description de la vie de Seyd dans les plaisirs. Il est allongé sur un divan et "des musiciens aux rythmes violents / Font danser des almées ; l'aube verra les chefs embarquer". La traduction française étant anachronique, citons le texte original en anglais : "The long Chibouque's dissolving cloud supply, / While dance the Almas to wild minstresly ; The rising morn will view the chiefs embark ; [...]". Il y a ensuite un poème du derviche, puis quelques sections plus loin un autre vers m'a paru intéressant à relever, à la section XII du deuxième chant : "Est-ce un séraphin qui lui accorde la grâce ?" Nous avons une tournure interrogative qui nous rapproche de celle du poème rimbaldien : "Est-elle almée ?" Le "séraphin" remplace le personnage spirituel qu'est l'almée. Voici le vers original anglais : "Is it some seraph sent to grant him grace ?"
Au passage, malgré quelques apparentes exceptions que je ne m'explique pas, le poème de Byron est précisément composé en rimes plates.
Il me semble que cela nous offre un ensemble assez étoffé d'indices pour soutenir que le poème "Le Corsaire" a de sérieuses chances d'être une référence explicite du poème rimbaldien "Est-elle almée ?..."
Il y a eu plusieurs traductions du poème de Byron au dix-neuvième siècle, toutes en prose, notamment par Amédée Pichot, Paulin Paris et Benjamin Laroche. Les poèmes "Le Giaour" et "Le Corsaire" ont inspiré des opéras (Verdi), des musiciens tels que Berlioz et plusieurs peintres, et tout particulièrement Delacroix. A l'évidence, il y a de quoi faire des recherches approfondies pour déterminer plus précisément de quoi il retourne dans le cas du poème rimbaldien, ou des huit vers rimbaldiens dans l'éventualité d'un texte incomplet.
Je continue de lire mon nouveau volume de poésies de Lord Byron dans les jours qui viennent. Je l'ai acheté exprès en anticipant qu'il devait être question d'une source au poème "Est-elle almée ?..."
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