vendredi 8 avril 2022

"Shakspeare peut risquer Bottom."

Dans le dernier volume de la revue Parade sauvage, Yves Reboul a proposé deux lectures pour un seul article : une lecture du poème "Les Corbeaux", une lecture du poème "La Rivière de Cassis". La lecture du poème "La Rivière de Cassis" me semble présenter encore quelques fragilités, mais Reboul a établi l'importance d'une référence à un quasi poème conclusif du recueil L'Année terrible de Victor Hugo qui était d'actualité et il a souligné la source de l'emploi du mot "claires-voies" dans le poème de Rimbaud du même coup. Je n'ai rien par principe contre le fait d'identifier la rivière de cassis à une rivière de sang, mais je ne trouve tout de même pas que l'argumentation soit bien verrouillée, et surtout j'en reste à l'idée que vu le doublet formé avec "Les Corbeaux" il y a un petit conflit à cette interprétation que pose l'expression "fleuves jaunis" logée dans cet autre poème.
La lecture du poème "Les Corbeaux" m'intéresse également. Même s'il ne fait jamais état de ce problème, Reboul a donné son renvoi à la lecture soutenue par Steve Murphy, Christophe Bataillé et Alain Vaillant selon laquelle il serait question d'une satire de gens d'église caricaturés en corbeaux missionnant auprès des populations de la campagne. Je faisais partie des rimbaldiens dénonçant l'étrangeté de cette lecture satirique. Toutefois, Reboul a introduit une lecture du dernier sizain qui va encore plus loin. Les gens enchaînés dans l'herbe ne sont pas les morts d'hier de la Commune par opposition aux "morts d'avant-hier" de la guerre franco-prussienne, mais les poètes républicains qui, ne pouvant guère critiquer le régime vainqueur, n'ont plus qu'à se réfugier dans la poésie des idylles, églogues et chansons bucoliques. Cette critique s'appuie sur la lecture des prises de position politiques dans la revue La Renaissance littéraire et artistique où Bardel, dans sa recension au sujet de l'article de Reboul, a dégagé un intertexte important à la lettre à Delahaye de "Jumphe 72".
La lecture du poème "Les Corbeaux" par Reboul était déjà posée dans les grandes lignes dans son livre Rimbaud dans son temps. Il s'agit donc du développement plus poussé de cette lecture, mais Reboul rejette l'intérêt de l'écho de rimes entre "Les Corbeaux" et "Le Bateau ivre" : "crépuscule embaumé" face à "soir charmé" et "papillon de mai" pour "fauvettes de mai", ce que renforçait l'écho "Mât perdu" pour "bateau perdu", sans parler de la très forte probabilité de deux compositions quasi enchaînées dans le temps vers janvier, février et mars 1872. Puis, il transpose bizarrement la lecture du poème de Verlaine dans son article des Poètes maudits au plan de l'adversatif "Mais". Verlaine dit que le poème est un "poème patriotique, mais un poème patriotique bien", et quand j'ai rédigé mes articles j'ai toujours fait le lien avec l'adversatif qui lance le dernier sizain : "Mais, saints du ciel,..." J'ai aussi effectué un rapprochement avec le dernier sizain de la plaquette "Plus de sang" de François Coppée. Reboul place l'adversatif "Mais" de la lecture de Verlaine, là où il n'est pas dans le poème de Rimbaud, ce qui est déconcertant.
L'idée, c'est que le soir serait "charmé" par les poètes et que comme il ne pourrait en être qu'ainsi en cascade il serait nécessairement question de dénoncer le lâche repli des poètes dans la poésie bucolique sans danger de critique du pouvoir en place.
Pour l'instant, je préfère plutôt que d'évaluer les deux lectures prendre des chemins de traverse. J'ai le temps autant qu'un autre pour déterminer ce que je dois finalement penser à la lecture. Mais, la lecture de Reboul a imposé à mon esprit la référence au recueil hugolien Les Chansons des rues et des bois. D'abord, les poèmes "Vu à Rome" et "Les Corbeaux" ont pour spécificité d'être en octosyllabes bien qu'ils traitent de l'actualité politique. Léon Dierx écrivait plus volontiers des recueils en alexandrins à l'exception de ses Paroles du vaincu en plaquette en octobre 1871. Le recueil L'Année terrible a pour spécificité d'être tout en alexandrins ou peu s'en faut, ce qui me semble prendre le contrepied des poèmes patriotiques chansonniers d'un Bergerat en octosyllabes en 1870 ou de la logique des Idylles prussiennes de Banville. L'alexandrin confère sa majesté et sa gravité aux sujets traités. Mais, dans la logique des publications de recueils hugoliens, il se trouve que son précédent recueil Les Chansons des rues et des bois avait pour spécificité de privilégier les vers sans césures, des vers de sept syllabes notamment et beaucoup d'octosyllabes. Et cela allait de pair avec un dégonflement volontaire et explicite de la matière lyrique. Le poète précisait qu'il voulait se détourner du drame et de l'épique pour mettre un Pégase rétif au vert. Et cela s'accompagnait de métaphores sur la prairie, le pré, le bois, tout le décor des idylles, le mot "idylle" lui-même revenant à plusieurs reprises.
Il y a tout de même des nuances. Le recueil Les Chansons des rues et des bois ne signifie pas que le poète est obligé de se détourner de l'actualité politique. Au contraire, le poète force une pause volontaire et puis il ne s'interdit pas quelques traits satiriques en passant.
Mais, je tenais à relire ce recueil pour sa matière métaphorique que je voulais mettre en résonance avec "Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis". Puis, j'ai une autre idée de liaison. Selon la lecture de Reboul, le dernier sizain des "Corbeaux" dénonce quelque peu le repli des poètes, mais il formule finalement une situation de poète à laquelle lui-même va faire mine de se soumettre en apparence, puisque comme le dit Verlaine Rimbaud va virer de bord, faire dans l'exprès trop simple et le naïf, en nous proposant une poésie de prime abord très bucolique, très chansonnière, etc.
Récemment, j'ai publié un article sur le poème "Est-elle almée ?..." J'ai souligné que je pense depuis longtemps que le rapprochement "almée", "Pêcheuse" et "chanson du Corsaire" n'est pas innocent, et que le "corsaire" est à l'évidence une référence au héros du poème de ce titre de Lord Byron, que la source de Rimbaud soit ailleurs ou non. Jacques Bienvenu a lui-même publié un article sur son blog Rimbaud ivre où il cite mon article, rappelle que Brunel je ne sais plus où avait lui aussi songé à Lord Byron mais en considérant la source comme inopportune, et puis surtout Bienvenu insiste sur le fait que le poème puisse être proche du style de Verlaine à la même époque. Oui, il y a beaucoup à dire sur l'influence mutuelle entre Verlaine et Rimbaud en 1872, et pas pour toujours soutenir que Rimbaud cite Verlaine pour le persifler comme le faisait Antoine Fongaro avec constance, ni pour soutenir que Rimbaud apprend l'ouverture des possibles à Verlaine, l'influence étant à considérer tout autant en sens inverse. Il me manque un exemplaire du livre d'Elléonore Zimmermann Magies de Verlaine. Je sais qu'elle s'intéresse à ce sujet, mais je n'ai pas accès à son livre pour l'instant.
Toutefois, dans le cas de "Est-elle almée ?", j'entends insister sur la valeur de références culturelles pour les mentions "almée", "Pêcheuse" et "Corsaire", tout comme il y avait un référent culturel pour "Juliette" et "Henriette" dans le poème "Juillet". Nous avions que Juliette était celle de Roméo, mais un peu avant moi Cornulier a identifié que cette Henriette formait un couple sur le modèle de Roméo et Juliette avec Damis et que Verlaine avait exploité au même moment la référence dans le poème "Images d'un sou". Je fais ces rappels de mémoire, j'espère ne pas me tromper dans le titre du poème de Verlaine.
Mais, vous me direz que ma digression va trop loin, puisque le poème "Est-elle almée ?" n'a rien à voir avec le pré pour Pégase ou le bois pour les poètes dans "Les Corbeaux" selon la lecture de Reboul. En fait, je considère qu'il faut élargir la perspective. Dans son recueil Les Chansons des rues et des bois, Hugo compose des vers de sept ou huit syllabes, mais pas en alexandrins, pour signifier qu'il se détourne un temps de la politique. Un peu auparavant, Théophile Gautier a publié un recueil Emaux et camées où il n'a publié des vers que de huit syllabes pratiquement, il use d'autres vers courts de mémoire, notamment dans des poèmes avec deux mesures différentes, mais bref il n'a pas glissé d'alexandrins ou de décasyllabes dans son recueil. De mémoire, je crois même que l'octosyllabe est quasi exclusif à deux ou trois poèmes près. Et dans son recueil considéré comme modèle d'art pour l'art, alors même qu'il s'y prive de la ressource formelle des césures, Gautier a placé un poème liminaire annonçant qu'il se détournait avec dédain de l'émeute en train de frapper à sa fenêtre.
Rimbaud règle son compte à ce Gautier-là dans un poème contemporain des "Corbeaux" et du "Bateau ivre" : "Les Mains de Jeanne-Marie" épingle le poème "Etudes de mains", contient un renvoi minimal à Musset en prime et épingle le texte en prose que Gautier vient de publier sur les ruines de Paris avec son introduction sur les offrandes aux pieds de la Madone de Strasbourg. Le poème "Voyelles" dans une vision cosmique qui semble gratuite emprunte à Hugo et Gautier et parle en des termes voilés du martyre de la Commune avec les "strideurs" du "Suprême Clairon" dont le sens s'éclaire de la lecture du poème "Paris se repeuple".
Le poème "Larme" dans sa version initiale contenait le mot "colocase" qu'on peut penser emprunté à la préface des Feuilles d'automne. Le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...", lui pour le coup explicitement politique, a un premier vers qui est une réécriture du premier vers du quatrième poème du recueil des Feuilles d'automne. Finalement, on comprend que Rimbaud joue le jeu décalé des poètes. Il peut composer des poèmes qui ont l'air inoffensifs comme "Juillet", "Est-elle almée ?", "Chanson de la plus haute tour", "Mémoire", "La Rivière de cassis" et avoir une vraie pensée politique en tête. Les fêtes de nuit du poème "Est-elle almée ?" peuvent être liées avant de songer à "Vies" des Illuminations tout à la fois aux Fêtes galantes de Verlaine, à "La Fête chez Thérèse" d'Hugo, au carnaval de Venise de poèmes d'Emaux et camées, à d'autres encore... La référence dans "Est-elle almée ?" à Lord Byron permet d'envisager du lien avec les romantiques et le recueil des Orientales, et il s'agit d'un poème d'observation de la naissance du jour note fondamentale de tous les recueils hugoliens et ce thème a un sens pour un poète Rimbaud qui se veut un veilleur et qui n'hésite pas à transposer son attente dans une méditation face au ciel ou face à la Nature, dans une parfaite continuité poétique avec ses prédécesseurs.
Plus on connaît la poésie du dix-neuvième siècle dans son ensemble, plus on peut approcher de la compréhension subtile des poèmes de Rimbaud. Evidemment, beaucoup de gens se diront que les poèmes bucoliques, par exemple, sont vite un jeu assez vain, et comme les poèmes ne sont guère hermétiques on les apprécie en gens de bon goût et on passe à autre chose. Hugo tend à échapper à ce reproche, parce qu'il a un propos, mais ce propos est souvent rabaissé en tant que jeu convenu qui ne nous apprendrait rien. Hugo aurait une façon éblouissante de convaincre, mais un discours d'un autre temps, peu lucide, mais fort de ses vieilles ressources éprouvées. C'est un peu ça les réactions de l'intelligentsia. On va plus volontiers goûter des poèmes sulfureux ou mystérieux, mais là n'est pas notre sujet du jour. Ce qu'il faut évaluer, c'est comment Rimbaud fait quelque chose de cette poésie qui semble de repli face au monde et qui finalement ne l'est pas.
Cela vaut aussi pour la lecture des poèmes en prose des Illuminations. Je n'ai plus le livre de Brunel Eclats de la violence sous la main, il s'est déjà noyé sous une pile d'autres et je ne peux pas vérifier s'il a éventuellement songé à la source que je vais présenter maintenant, mais ce n'est pas grave. Je n'en suis qu'au début de ma relecture du recueil de 1866 de Victor Hugo, et je tombe sur le poème "Réalité" et aussi mes anciens soulignements.
J'avais souligné le titre "Réalité" et deux octosyllabes de ce poème :
Quand Horace étale Priape,
Shakspeare peut risquer Bottom.
L'orthographe du dramaturge anglais est bien sûr volontairement corrompue pour bien forcer le lecteur qui ne connaît pas l'anglais à la bonne lecture métrique.
J'ai encore souligné une expression du quatrain final : "Grâce au grand Pan, dieu bestial, / Fils, le réel montre ses cornes / Sur le front bleu de l'idéal[,]" en songeant au "Gracieux fils de Pan" du poème "Antique".
Il est sensible qu'il y a une continuité métaphorique entre ce poème "Réalité" et le poème "Antique" des Illuminations. Il est sensible que ma thèse du repli dans l'apparence anodine des sujets poétiques pour plusieurs poèmes de 1872 vaut aussi pour une partie des poèmes en prose des Illuminations, où, trop souvent, la proximité de poèmes sur le monde des villes ou le choix de la prose empêchent de faire les liaisons qui vont de soi avec les thèmes chers aux poètes tout au long du dix-neuvième siècle. Mais j'ai souligné le titre "Réalité" et deux vers où il est notamment question de "Bottom".
Je rappelle que le poème "Bottom" des Illuminations, un temps pensé devoir porter le titre "Métamorphoses", parle d'une "réalité trop épineuse" pour un "grand caractère" rendu plus équivoque encore par l'image de "l'âne claironnant son grief". La dimension priapique est commune aux poèmes rimbaldiens "Bottom" et "Antique".
Cela ne s'arrête pas là. Dans "Bottom", nous avons une opposition articulée entre "réalité" et "rêve", et l'idée du rêve semble provenir comme cela a souvent été mentionné d'une lecture du roman Les Travailleurs de la mer : "Tout se fit ombre et aquarium ardent." Si le mot "rêve" n'est pas présent dans la phrase composée par Rimbaud, il est mentionné dans la phrase souvent citée comme source possible : "Le rêve est l'aquarium de la nuit."
Il faut ajouter qu'il est question de renoncer aux rêves dans Une saison en enfer en acceptant d'étreindre la "réalité rugueuse", sachant que les adjectifs "épineuse" et "rugueuse" choisis par Rimbaud pour deux écrits apparemment bien distincts ont tous deux le même suffixe en "-euse".
Voilà, malgré des énergies très entamées et des maux de tête réguliers, je pense que j'arrive encore à donner des impulsions précises pour l'avenir des études rimbaldiennes, et j'indique une voie tactique ou stratégique pour embrasser la poésie d'Arthur Rimbaud dans une véritable perspective d'ensemble.
Merci de m'avoir suivi, je rends les armes pour cette fois.

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