Voilà, j'ai le volume Stratégies de Rimbaud de Steve Murphy avec moi, sa réédition en couverture souple dans la mesure où l'édition originale de 2004 a été détruite lors d'une inondation, mais il s'agit d'une édition à l'identique pour le contenu, une réédition de 2009 donc.
Ce qui m'intéresse ici, c'est le chapitre II "Bal des pendus : au-delà de l'exercice". J'étais persuadé dans mon souvenir que Murphy lui-même n'avait quasi rien dit des sources du côté de Théophile Gautier et je me devais de le vérifier ces derniers jours.
Murphy fait remarquer que le poème "Bal des pendus" a été superbement méprisé par les rimbaldiens au point qu'aucun article ne lui aurait été consacré, ce qui, dans mon idée, doit être relativisé à cause d'articles parus dans les bulletins de la revue Parade sauvage. Il existe des numéros de la revue, et des numéros d'Actes de colloques, mais il a existé également un certain nombre de bulletins, et il y avait au moins un article sur "Bal des pendus" et le vers de Villon : "La danse vient de la panse".
Bien qu'il critique ce manque d'étude sur "Bal des pendus", Murphy ne produit lui-même qu'une étude de 20 pages à laquelle il faut retirer presque deux pages de citation du poème en intégralité, une pleine page d'illustration et une autre demie page avec une deuxième illustration en fin d'article.
On me soutiendra qu'il reste seize à seize pages et demie de texte, ce qui est une longueur raisonnable. Mais si je compare cela aux deux chapitres qui l'entourent, cela reste mince : "A la Musique" 42 pages, 39 sans le poème en mention et les illustrations, "Les Effarés" 37 pages, 35 si on enlève deux pages de mentions de l'une ou l'autre version du poème. Certes, l'étude sur "Ma Bohême" est légèrement plus courte encore, mais il s'agit ici de traiter d'un poème laissé pour compte. Et, justement, Murphy ne va même pas citer par le menu les sources qui ont été proposées pour "Bal des pendus". Il ne cite même pas un passage conséquent de la scène IV du Gringoire de Banville. C'était un passage obligé, il fallait citer la "Ballade des pendus" du personnage Gringoire, mais aussi les dialogues des personnages autour de cette récitation. Murphy cite plus volontiers un extrait d'une ballade qui vient plus loin dans la comédie. Murphy ne mentionne guère qu'en passant le lien de "Bal des pendus" à "Bûchers et tombeaux" de Gautier, il ne cite même pas le poème qui suit "Le Souper des armures" dans l'économie du recueil Emaux et camées, et il ne fait donc aucune mention de "Albertus" ou de "La Comédie de la mort". Il conviendrait de se reporter au livre La pensée poétique d'Arthur Rimbaud de Jacques Gengoux pour avoir une liste de sources chez des "poètes plus ou moins parnassiens". Murphy mentionne deux fois cette source à la page 63, la première de son chapitre sur "Bal des pendus" : "[voir Gengoux 1950, 101-102]". Murphy ne précise pas les sources livrées par Gengoux, on suppose qu'il s'agit pour l'essentiel de Gringoire, source en réalité postulée par Izambard, et de "Bûchers et tombeaux" de Gautier. Y en avait-il d'autres ? Je n'ai pas mon volume de Gengoux La Symbolique de Rimbaud sous la main. Je remarque qu'une enseignante sur internet a mentionné "Le Souper des armures", mais aussi L'Homme qui rit de Victor Hugo, je ne sais pas trop d'où viennent directement ces informations et je n'ai pas interrogé le roman d'Hugo. Avec "Les Effarés" de Rimbaud et Gringoire de Banville, on s'attend plutôt à des sources du côté de Notre-Dame de Paris. Pour sa part, Alain Vaillant dans le Dictionnaire Rimbaud dit qu'il faut prendre en considération plusieurs poèmes de Gautier dont "La Comédie de la mort" et il cite aussi un certain nombre de récits en prose.
En tout cas, Murphy passe nettement à côté de la référence à Gautier dans "Bal des pendus", il ne retient que "Bûchers et tombeaux" et ne met même pas en avant l'argument clef qui est que Rimbaud a repris deux rimes et plusieurs éléments sur un passage resserré de trois quatrains au poème de Gautier. Autre fait étonnant, Murphy signale qu'on a déjà attiré l'attention sur des "ballades joyeuses" de Banville et Vermersch, mais il ne cite pas les poèmes précis de Vermersch en question. En revanche, il cite un poème inédit de Verlaine de 1861, en précisant que Rimbaud ne pouvait pas le connaître en 1870, un sonnet adressé "A Don Quichotte" qui offre la mention "paladin" au vers 1, ce qui est à sa place dans une parodie des romans sur les chevaliers (errants ou non), l'exclamation en tête de vers et même de tercet "Hurrah !". Murphy y ajoute un lien peu probable entre le dernier tercet du sonnet de Verlaine et l'idée de la neige qui applique un "blanc chapeau" chez Rimbaud :
Et bientôt, en dépit de toute trahison,Flottera l'étendard ailé des PoésiesSur le crâne chenu de l'inepte raison !
Le rapprochement pour le dernier tercet est irrecevable. Il reste les mentions "paladin" et "Hurrah !" qui peuvent laisser penser que si Rimbaud n'a forcément pas connaissance de ce sonnet de Verlaine quand il écrit "Bal des pendus", il puiserait à une même source. Mais rien n'est à fixer lourdement ici, les deux poèmes demeurent nettement distincts. On notera que j'ai proposé un autre lien entre "Bal des pendus" et un sonnet peu connu de Verlaine, mais en citant cette fois un poème que Rimbaud avait probablement lu à l'époque, le sonnet "Le Pitre" du collectif parnassien de 1869 Sonnets et eaux-fortes. Cela interpelle, mais je n'ai rien à creuser là-dessus pour l'instant.
En revanche, déterminé à nous imposer une filiation de Baudelaire à Rimbaud, Murphy n'a de cesse d'affirmer que "Bal des pendus" s'inspire de poèmes des Fleurs du Mal, sauf que tous les liens proposés n'ont aucun sens.
Toujours pour la neige qui applique un blanc chapeau sur les crânes, Murphy qui a déjà cité les vers inconnus pour Rimbaud à l'époque de Verlaine cite la présence de ce poncif, car c'en est un ! dans les vers suivants du poème "Spleen" :
[...] L'Angoisse atroce, despotique,Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
Les citations n'ont rien à voir l'une avec l'autre.
Murphy veut dans la foulée que nous soyons persuadés que "têtes fêlées" chez Rimbaud fasse écho à l''extrait : "Moi, mon âme est fêlée..." de "La Cloche fêlée" de Baudelaire. En quoi ce lien a-t-il quoi que ce soit qui irait de soi ? Ces rapprochements n'ont strictement aucun sens. C'est pire que de n'avoir aucun intérêt, ils sont posés là comme des cheveux sur la soupe.
Passons à la caricature des dirigeants bonapartistes en pendus dans la presse d'époque. En pleine page 74, Murphy fournit une caricature de Klenck intitulée "Les Trois larrons". Les trois dansent au bout d'une corde comme dit l'expression et au centre Napoléon III a une jambe tendue vers le haut, expression d'élan grotesque. Pour le reste, la caricature n'a rien à voir avec le poème de Rimbaud. On a Bismarck avec son casque à pointe à droite. Les oiseaux sont les symboles de régimes politiques, et on reconnaît un aigle à deux têtes à gauche. Napoléon III n'est même pas encadré de son personnel politique, mais de dirigeants étrangers, Guillaume et Bismarck. Les corps caricaturés sont bien habillés et les têtes reconnaissables comme celles de bons vivants. L'autre caricature exhibée, c'est une guillotine avec plusieurs têtes dont celle de Napoléon III sur le billot. Les deux caricatures n'ont rien à voir avec le poème de Rimbaud.
Murphy joue à nouveau à étudier l'emploi de "paladin" comme si c'était un équivalent approximatif de "palatin" et il cite enfin le cas d'un poème en sept quatrains de décasyllabes qui accompagne une caricature représentant Emile Ollivier pendu à un gibet par Baylac. Baylac a eu l'idée de comparer Emile Olliver au personnage d'Olivier-le-Daim qui figure justement dans la comédie à succès ! de Banville qu'était Gringoire.
Murphy cite un quatrain qui, superficiellement, peut être comparé à "Bal des pendus" :
A Montfaucon, bandit liberticide,Des noirs corbeaux tu seras le festin,Tel est l'arrêt que le peuple décide,Comme autrefois pour "Ollivier-le-Daim"
En fait, la ressemblance vient de ce que la source d'inspiration est la même. Il y avait quelques dizaines de millions de français en 1870 et la comédie Gringoire était connue. Baylac a pensé à un rapprochement entre Emile Ollivier et Olivier-le-Daim, Rimbaud visiblement pas !
A propos des corbeaux toujours, au lieu de considérer que Rimbaud ironise dans le vers : "Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées", Murphy avance que si les corbeaux sont les panaches sur la tête des pendus, c'est qu'ils sont les complices des pendus pour opprimer le peuple sous le Second Empire. C'est un contresens manifeste. Outre qu'il n'y a aucune référence aux dirigeants du second Empire, le corbeau qui fait panache mange les pendus et tourne en dérision le souvenir des vrais panaches affichés jadis par les paladins. On ne peut pas forcer la lecture naturelle des vers à ce point afin de défendre une interprétation globale du poème.
En résumé, il n'y a rien à retenir de la lecture de "Bal des pendus" par Steve Murphy. Ou alors, si vous voulez croire à cette thèse, il va falloir revenir à la charge avec une bien autre batterie d'arguments que ça.
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