lundi 28 avril 2025

Gautier, ce poète magique si important pour Hugo, Baudelaire et Rimbaud, daubé par le XXe siècle !

Théophile Gautier est un poète étrangement délaissé. Dans les éditions courantes, seul son recueil final était publié régulièrement, Emaux et camées à la fin du vingtième siècle (collection "Poésie Gallimard"), et accessoirement le recueil España était fourni à la suite d'éditions de son Voyage en Espagne (Folio). Pourtant, Baudelaire lui avait dédicacé ses Fleurs du Mal en le qualifiant de parfait magicien "ès lettres françaises" (ironie du sort : l'affecté Baudelaire avait commis originellement la faute d'accord : "ès langue française"). En 2004, Michel Brix a tout de même offert au public, chez Bartillat, un volume des Œuvres poétiques complètes de Théophile Gautier. Toutefois, à la lecture de la "Table des matières" on n'identifie pas nettement le contour des publications anciennes et c'est précisément un point que, dans sa préface, Brix a oublié de traiter parmi les raisons de l'oubli qui entoure la poésie de Gautier désormais.
Reprenons l'historique des publications des poésies de Théophile Gautier. Né le 30 août 1811, Gautier est un contemporain non pas de Lamartine, Vigny et Hugo, mais de Musset. Le coup d'envoi de la poésie romantique a été donné en 1820 par la publication des Méditations poétiques de Lamartine, poète né en 1790. Aussitôt, deux poètes plus jeunes lui ont fait cortège, Alfred de Vigny né en 1797 et Victor Hugo né en 1802. ce dernier a publié un premier recueil d'odes en 1822, à seulement 20 ans. De 1827 à 1829, Sainte-Beuve s'est rapproché de Victor Hugo, et en 1829 les deux auteurs font quelque peu front commun avec le mouvement du Cénacle, et les publications respectives de Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme et des Orientales. Musset est introduit au Cénacle et, né le 11 décembre 1810, il n'a pas encore tout à fait dix-neuf ans quand paraît à la fin de l'année 1829 son recueil Contes d'Espagne et d'Italie qui eut un succès important. Vous comprenez pourquoi par la suite Gautier, Banville et Rimbaud furent si désireux de publier un premier ouvrage poétique dès les dix-neuf ou vingt ans ! Et Rimbaud a réussi à relever le défi avec la mise sous presse d'Une saison en enfer quand il n'a pas encore dix-neuf ans. Gautier offre un point commun avec ce cas rimbaldien. Gautier a fait éditer son premier recueil de Poésies à la toute fin du mois de juillet 1830, le 28 juillet même, en plein pendant les trois Glorieuses ! Il avait dix-huit ans et onze mois. Et comme Rimbaud son livre est resté sur le carreau, mais pas pour les mêmes raisons. L'actualité a eu raison de la promotion du recueil qui ne s'est pas vendu. Après s'être fait remarquer pendant la bataille d'Hernani, Gautier participe au "Petit Cénacle" et en octobre 1832 il publie un nouveau volume de poésies intitulé Albertus, ou l'Âme et le péché, légende théologique, et Gautier en a profité pour donner une nouvelle chance à son premier recueil. Le long poème "Albertus" ne faisait pas partie du recueil de 1830, et Gautier a aussi apporté une vingtaine de compositions nouvelles à son recueil originel.
On peut consulter les éditions originelles de juillet 1830 et d'octobre 1832 (mention 1833) sur le site Gallica de la BNF.
En clair, le recueil de 1830 correspond à l'ensemble des poèmes qui va du premier "Méditation" à "Soleil couchant". De "Sonnet IV" au "Cavalier poursuivi", il s'agit des poèmes ajoutés. Le poème "Albertus" a tout simplement été mis à la suite des poèmes ajoutés au recueil initial. La préface n'apparaît que sur le recueil de 1832 intitulé Albertus. La préface fait bien sûr ironiquement allusion au four de la première publication causé par l'actualité de l'émeute, motif que reconduira Gautier dans le poème liminaire du recueil Emaux et camées. Cette préface est aussi comme celle du roman Mademoiselle de Maupin dans le prolongement de la préface des Orientales de Victor Hugo et j'y ajouterais celle du recueil Les Feuilles d'automne, dans la mesure où Hugo précise pour ce dernier recueil que les temps ne semblent pas favorables à un recueil de pure poésie, mais qu'il s'y tient tout de même, renvoyant à une date ultérieure la publication en volume de poèmes politiques parus dans la presse. A partir des Chants du crépuscule, Hugo va redevenir un poète concrètement engagé dans les débats politiques.
Etrangement, les spécialistes de Baudelaire et Gautier ignorent complètement l'influence de la préface des Feuilles d'automne, et minimisent ou traitent avec discrétion celle des Orientales. Dans ses préfaces, Gautier n'est qu'un disciple admiratif de Victor Hugo et il cherche à se situer dans sa continuité considérée comme avant-gardiste, comme mode d'époque bien appréciable (j'allais dire utile) pour faire école en poésie ou en littérature.
En 1838, Théophile Gautier publie un nouveau recueil intitulé La Comédie de la mort qui est suivi d'un ensemble de poésies inédites conséquent.
En clair, le premier recueil n'a pas complètement fait naufrage, il a été reformaté et augmenté en 1832. Et ce qu'il y a d'intéressant, c'est que la postérité ne parle jamais clairement des recueils Albertus et La Comédie de la mort de Gautier. On parle toujours des longs poèmes "Albertus" et "La Comédie de la Mort", du naufrage éditorial du premier recueil en 1830 et puis d'un ensemble flanqué du titre négligent : "Poésies diverses 1838". En réalité, il faudrait parler du recueil Albertus qui contient des poésies et le long poème éponyme, et puis du recueil La Comédie de la Mort qui commence par le poème éponyme et continue par un ensemble de poésies variées.
C'est important, parce que personne n'a l'air de prendre conscience que les poésies qui accompagnent le poème "Albertus" sont de toute beauté et que Baudelaire admirait maximalement les poésies qui suivaient l'emblématique morceau de bravoure "La Comédie de la mort" : chanson qui donne une idée de l'état d'addiction de Baudelaire à la lecture des Poésies diverses de 1838 ! 
Quand j'ai lu les "Poésies diverses" de 1838, bien avant l'édition de Michel Brix, j'identifiais déjà bien des sources aux poèmes des Fleurs du Mal. J'ai fait des recherches du côté de la critique baudelairienne et je me suis aperçu que la plupart de ces liens étaient connus. Cela n'est pas connu du grand public, mais les chercheurs sur Baudelaire ont déjà une recension énorme de poèmes des Fleurs du Mal qui sont nés de la lecture de poèmes de Gautier soit du recueil de 1838 La Comédie de la mort soit du recueil suivant España dont je vais bientôt parler aussi.
Dans la préface à son édition, Michel Brix déplore que les gens méprisent en Gautier le poète. Ils préfèrent sa prose, ses contes fantastiques, etc. Mais Brix lui-même met en avant le dernier recueil Emaux et camées, alors qu'il me semble que Baudelaire lui-même a dit en toutes lettres qu'il songeait aux recueils antérieurs. Moi, je vois tout le temps les gens me regarder bizarrement quand je leur parle de mon admiration pour la plume de Gautier dans ses poésies de 1830, et aussi dans les deux recueils favoris de Baudelaire La Comédie de la mort et España. Ce que dit Brix d'Emaux et camées est déjà dans le recueil de 1830, et ce serait même plus logique de l'y célébrer, puisque l'esthétique de Gautier n'est pas inventée comme semble le croire Brix avec les poèmes de son recueil de 1852. Brix ne dit quasi rien des "Poésies diverses" de 1838, alors que c'est le foyer d'inspiration le plus important pour Baudelaire.
Ce n'est pas tout. Gautier est un poète particulièrement sensuel et un poète qui décrit l'intimité sans emphase, mais une volupté en langue tout à fait vertigineuse. Or, quand j'étais adolescent, je n'avais accès qu'au recueil Emaux et camées de Gautier et je ne l'ai lu que tardivement qui plus est. J'ai commencé par lire Lamartine, Hugo, Baudelaire, Rimbaud et Verlaine, en plus des anthologies scolaires. Or, j'étais fasciné par la langue de Victor Hugo dans Les Contemplations, et notamment par les deux premiers livres où beaucoup de poèmes étaient invraisemblablement datés de la décennie 1830, comme s'ils n'avaient pu figurer dans les recueils d'époque : Feuilles d'automne, Chants du crépuscule, Voix intérieures et Rayons et Ombres. Il était évident que les compositions étaient plus tardives. Et aujourd'hui, il s'impose à moi que les deux premiers livres au moins des Contemplations sont nés pour partie de la consommation du premier recueil Poésies de Gautier dont Hugo s'est emparé de toutes les finesses. J'ai vraiment l'impression de vivre dans un monde qui n'a aucune sensibilité artiste intelligente, tant personne ne s'enthousiasme pour les Poésies de 1830 de Gautier, ni ne constate l'évidence de génie des Contemplations de Victor Hugo. Je n'arrive pas à comprendre comment ça peut coincer autant dans les têtes.
Au-delà des poèmes qui ont inspiré Baudelaire, il y a des petites pièces d'un charme fou dans les poésies diverses de 1838.
Brix ne manque pas de rappeler la dédicace des Fleurs du Mal, et il égrène les références à plusieurs écrits de Baudelaire qui rendent un constant hommage au génie poétique de Gautier. Mais, prenez le cas de Rimbaud. Dans sa lettre du 15 mai 1871, Gautier est valorisé. Après Lamartine et Hugo, et avant Baudelaire, il y a le trio Gautier, Banville et Leconte de Lisle. Il est vrai que je considère que Rimbaud n'est pas si original que ça et qu'il reflète le discours de son époque. Toutefois, au vingtième siècle, Gautier a été exécuté. Il est le poète de l'art pour l'art qui n'intéresse pas les surréalistes, comme le dit Brix en sa préface, lequel continue en citant les propos ravageurs d'André Gide. Le XXe siècle a cru, à tort, au génie d'Anatole France et quelque peu à tort aussi en celui d'André Gide. Aujourd'hui, André Gide ne se vend plus du tout, tout comme les écrivains du Nouveau Roman, tout comme le poète Antonin Artaud. Un roman de la fin de carrière d'André Gide parvient à se maintenir dans l'histoire du roman par son illustration du concept de "mise en abyme", nom inventé par Gide jusqu'à l'orthographe du "y" : Les Faux-monnayeurs. Gide a pesé dans les avis littéraires du vingtième siècle et Brix mentionne les propos accablants de Gide à l'égard de Gautier. Gide s'étonnait de l'admiration de Baudelaire pour Gautier, comme un hommage anormal à une valeur poétique opposée. Pour Gide, Gautier était 'l'artisan le plus sec, le moins musicien, le moins méditatif que notre littérature ait produit."
Je ne saurais souscrire à un jugement pareil, vous avez vu ce que j'ai dit plus haut du lien que je percevais entre les Poésies de 1830 de Gautier et Les Contemplations de 1856 de Victor Hugo qui sont de la musique lyrique à l'état pur. Gide n'a aucune valeur en tant que critique littéraire, son jugement est nul et non avenu.
Toutefois, Brix oublie de préciser que pour aggraver les choses les éditeurs ne savaient trop quoi publier comme recueils de Théophile Gautier en-dehors d'Emaux et camées. Le premier recueil s'intitulait simplement Poésies. Les titres "Alberttus" et "La Comédie de la mort" étaient perçus comme ceux de poèmes, non de recueils. Il restait España me direz-vous. Mais, là encore, ce n'est pas si simple. Une partie du recueil a eu une publication en revue, puis l'ensemble a été publié dans une édition des Poésies complètes de Théophile Gautier en 1845. Le recueil n'a même pas eu une publication autonome originelle. Même s'il suffisait de publier le recueil isolément sans s'en soucier, c'est ce que les éditeurs n'ont pas été en mesure de faire, cela se mêlant au mépris initié par Gide, les surréalistes et d'autres à l'égard de Théophile Gautier, lequel était réduit à une image d'Epinal d'art pour l'art illustré par Emaux et camées.
Une bonne idée serait de publier le recueil de 1845, sauf qu'il faudrait en changer le titre, puisque le recueil Emaux et camées a suivi. En 1845, Gautier n'avait encore que trente-quatre ans pourtant, ce qui donne assez l'idée de prestige qui pouvait auréoler cette édition de 1845. Ce recueil de 1845 contient bien sûr tous les poèmes publiés dans les volumes Poésies, Albertus et La Comédie de la mort, mais il contient encore la première version du recueil España et un ensemble de "Poésies inédites". Or, cette édition de 1845 modifie aussi les recueils originaux. Les épigraphes disparaissent, les titres de poèmes de 1830 aussi, alors que tout cela était passé dans Albertus en 1832 (rappel de la date affichée sur la couverture 1833). Les poèmes sont réarrangés en des sections nouvelles et "Albertus" précède la lecture des poèmes de 1830 et 1832. Le poème "La Comédie de la mort" suit, puis comme un ensemble indépendant nous avons les poésies qui l'accompagnait réunies sous le titre invendable "Poésies diverses. 1838". Puis, nous avons un ensemble intitulé "Pièces diverses" qui conforte l'idée de fragmentation du recueil de Poésies complètes, puis le recueil España avec enfin un poème conclusif un peu à part "Adieux à la poésie".
Sur le site Gallica de la BNF, j'ai accès à une édition datée de 1855, mais je viens simplement de donner l'ordre dans lequel Brix a publié les poésies de Gautier, puisque Brix reprend le principe de l'édition de 1845 avec "Albertus" en ouverture, contre la chronologie, puis l'ensemble des Premières poésies qui joint le recueil de 1830 aux poèmes supplémentaires de 1832. Brix reprend aussi les sections "Poésies diverses. 1838" et "Pièces diverses". J'ai un doute sur l'emplacement des "Pièces diverses" dans les éditions des Poésies complètes de 1845 et de 1855, j'ai la flemme de vérifier si elles sont placés avant ou après le recueil hispanique, mais je vous ai expliqué comment vérifier par vous-même. Les éditeurs au vingtième siècle ne remontaient pas plus haut. Ils auraient pu éditer la version Albertus de 1833 et avec plus d'évidence le recueil de 1838 La Comédie de la mort, dont l'ensemble "Poésies diverses. 1838" faisait partie intégrante.
A mon avis, il y a eu un gros échec de perception de l'unité des recueils qui a doublé le désintérêt causé par le mépris des écrivains pédants et peu assidus du début du vingtième, Gide et les surréalistes notamment.
Ci-dessus, vous avez déjà un aperçu de l'importance maximale de Gautier poète pour Hugo et Baudelaire, et vous entrevoyez son importance pour Rimbaud.
Il y a peu Jacques Bienvenu publiait sur son blog un article où il était rappelé que Rimbaud avait dû reprendre la forme verbale "Incague" à un poème de Théophile de Viau mentionné par Théophile Gautier dans ses Grotesques. Il faut rappeler que Théophile de Viau et Saint-Amant étaient deux poètes, un peu sulfureux et aussi légèrement en marge du classicisme, qu'affectionnait particulièrement Théophile Gautier. L'écho des prénoms a son importance dans la liaison entre Théophile de Viau et Théophile Gautier. Le verbe "Incague" est aussi utilisé par Pierre Corneille, mais il est évident que Rimbaud lisait de très près les poésies de Gautier et aussi ses œuvres en prose. Intuitivement, je suis frappé par la ressemblance des poèmes en prose des Illuminations avec le style de Gautier prosateur. Rimbaud n'écrit pas du tout comme le Baudelaire du Spleen de Paris, il n'écrit pas comme Michelet, Balzac, Chateaubriand, Sand, Mérimée, Flaubert, Aloysius Bertrand, et il ne se confond pas avec Victor Hugo, mais je trouve que la grammaire en prose de Rimbaud est très proche de la manière de Gautier. Je ne pense pas cela d'Une saison en enfer, mais je perçois cette affiliation du côté des poèmes en prose des Illuminations. Un jour, je travaillerai à démêler tout ça, à prouver ou infirmer mon intuition. C'est assez amusant quand on songe à l'opposition de légende entre Gautier et Rimbaud dans l'estime des écrivains du vingtième siècle.
Le poème "Voyelles" est lui aussi au centre des enjeux.
Rimbaud y emploie le néologisme de Gautier "vibrements", et aussi le néologisme "strideurs" qui vient de plus loin avec Buffon, mais le couplage à "clairon" renvoie à un vers d'un poème de Philothée O'Neddy du recueil Feu et flamme de 1833, époque de compagnonnage avec Gautier, et le mot "strideur" venait d'être employé par Gautier dans ses Tableaux du siège.
A l'heure actuelle, les rimbaldiens ne veulent pas admettre qu'il soit question des morts de la Commune dans "Voyelles", ils daubent superbement les liens lexicaux étroits avec "Paris se repeuple" et "Les Mains de Jeanne-Marie". Ils daubent l'idée de charnier pour l'image longue du "A noir", préférant se limiter à la référence d'une seule charogne baudelairienne. Ils ne font trop rien de la référence au Jugement dernier du tercet du O bleu. Les rimbaldiens rejettent aussi l'idée que Rimbaud soit autre chose que fumiste quand il parle de correspondances entre voyelles et couleurs. Certes, Rimbaud n'a aucune raison de croire en cette thèse qui associe chaque voyelle à une couleur précise, mais le propos du sonnet n'est pas là.
Je ne suis pas d'accord avec tous les développements partisans de Brix dans sa préface où il oppose Baudelaire, Sainte-Beuve et Gautier à Victor Hugo. Toutefois, je dois citer un passage intéressant qui rejoint un constat que j'ai déjà fait et où j'ai vu que j'essuyais un refus sceptique du public. La poésie romantique est née dans un cadre légitimiste pour petit à petit se sublimer dans des recueils de poètes révolutionnaires : Rimbaud et le premier Verlaine. Chateaubriand, Lamartine, Vigny, Nodier et le premier Hugo étaient légitimistes. Dans un cadre d'adhésion à la pensée religieuse, l'idéologie du poète voyant est compréhensible, alors qu'elle ne l'est pas du tout avec un Rimbaud qui dit : "Merde à Dieu", qui précisera dans un courrier à sa mère ne pas y croire et estimer qu'il mourra tout entier, et le vingtième siècle s'est rendu comique par un mysticisme incohérent où des athées pouvaient communier dans la croyance en un absolu de vision de la parole poétique avec Dada, le mouvement surréaliste, mais aussi les constructions littéraires intellectuelles des années soixante, etc. Quand j'ai commencé à publier sur Rimbaud, j'étais encore pris dans cette gangue de fin de vingtième siècle où ce que le critique croit lire dans un poème a été forcément pensé par le poète, où un jeu de mots qu'on peut faire à partir d'un texte d'auteur a été forcément pris en considération par l'auteur. Je n'allais pas aussi loin dans le délire, mais je sais que ma manière d'écrire, d'aborder les textes s'en ressentaient quand même. Depuis vingt-cinq ans, tout cela est enfin remis à plat, reflue, et je participe avec d'autres rimbaldiens à ce reflux. Mais je ne perds pas de vue ce qu'il s'est passé et ce qui m'a un peu formaté contre ma volonté au cours de mon adolescence, lors de mon passage à l'Université également. J'étais contaminé par une approche qui m'était nécessaire pour obtenir des résultats universitaires et aussi pour avoir des conversations courantes. Depuis une vingtaine d'années, tout cela s'est résolu pour moi par un profond divorce avec la société, puisque je ne parle avec personne de littérature, mes derniers contacts littéraires étant quelques rimbaldiens devenus autant d'inimitiés aujourd'hui.
En relation pour moi avec ce que j'ai à dire sur "Voyelles", voici ce qu'écrit Brix à la page XXVI de sa préface :
 
    [...] Le romantisme est issu d'une volonté de régénérer la littérature, en renouant avec les  sources religieuses de l'expression poétique. Mme de Staël a fait état de ce programme dans deux traités parus au début du XIXe siècle, De la littérature (1800) et De l'Allemagne (1813). Elle y explique en particulier que la création littéraire dérive de l' "enthousiasme", terme qui désigne à la fois l'étincelle divine placée en chacun de nous, les comportements induits par le sentiment de notre transcendance et enfin notre capacité à "pénétrer l'essence des choses." [...]
 
 Pris par sa volonté de dévaloriser Hugo, Brix ne cite pas Lamartine et il va opposer Hugo continuateur de cette idée formulée par Mme de Staël à Sainte-Beuve, Gautier et Baudelaire, puis il va associer Baudelaire et Gautier dans une similaire théorie des correspondances.
Or, il faut revenir sur tous ces points. Mme de Staël n'est pas légitimiste, mais elle se fait le relais d'une pensée religieuse réactionnaire allemande avec Holderlin, Novalis et aussi les frères Schlegel, sachant qu'elle fréquentait le plus nationaliste des deux. Ce mysticisme est un peu ridicule dans la littérature allemande, alors que s'il le semble en surface dans la poésie française il a le mérite d'être un jouet rhétorique qu'on peut plus facilement dégrossir à la lecture. On ne lit pas les poésies de Victor Hugo au premier degré comme on lit les fatrasies d'un Novalis ou d'un Holderlin.
Toutefois, la théorie des correspondances vient aussi du domaine allemand, Baudelaire les lie explicitement à Hoffmann, le conteur. Mais, la théorie des correspondances a aussi partie liée avec l'expression religieuse chrétienne, le sonnet "Les Correspondances" étant farcis d'emprunts à Chateaubriand et Hugo bien relevés par Antoine Fongaro, mais aussi comme je l'ai monté à plusieurs poèmes clefs de Lamartine. Gautier admirait Victor Hugo, et Baudelaire dit en toutes lettres que le maître des correspondances n'est autre que Victor Hugo, ce que ne peut évacuer le contrepoids des critiques virulentes par ailleurs.
Quant à la théorie de l'enthousiasme, il faut rappeler que Lamartine crée un poème de ce titre dans ses Méditations poétiques, que Victor Hugo et Théophile Gautier, tous deux si je ne m'abuse ou au moins l'un des deux, en ont fait autant ensuite dans leurs premiers recueils, et cette notion renvoie à la théorie platonicienne du génie poétique inspiré par un dieu.
Dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, Rimbaud lie d'un seul tenant dans l'évolution d'une poésie de voyants les noms de Lamartine, Hugo, Gautier, Banville, Leconte de Lisle et Baudelaire.
Et, sonnet sur l'usage du langage pour rendre compte de visions, "Voyelles" est nécessairement une métaphore de cette fonction du poète, de cette conception haute de la poésie sur laquelle Rimbaud a tout misé avant l'effondrement brutal de la Commune.
La lettre du 15 mai 1871 est datée d'une semaine avant le début de la Semaine sanglante et elle contient le poème "Chant de guerre Parisien" où Rimbaud exprimait sa foi en la victoire du mouvement, et récemment Yves Reboul a publié dans la revue Parade sauvage un article qui établit que la composition était toute récente, tenant compte de combats décrits dans la presse au premier tiers du mois de mai 1871, ce qui n'a pas ébranlé la confiance de Rimbaud.
Pour moi, "Voyelles" est clairement un poème qui décrit la situation de Rimbaud après la semaine sanglante. C'est clairement un état des lieux à propos de cette théorie, et c'est aussi très clairement un sonnet qui fait rayonner ensemble un tissu d'éléments pour interroger les derniers voyants encore en vie sur ce qu'ils sont, à savoir Hugo, Banville, Leconte de Lisle et Gautier, puisque Lamartine et Baudelaire n'étaient plus là.
Et je suis vraiment surpris que les rimbaldiens ne pressentent pas cet horizon de lecture-là. Je ne comprends pas où ça coince. Et c'est parfaitement compatible avec une lecture pour partie ironique du sonnet sur les pouvoirs démiurgiques que se prête Hugo notamment.
Je ne comprends pas où ça coince, tout ce qui peut empêcher les rimbaldiens d'emboîter le pas.
Je gagnerai à l'usure comme d'habitude. Ici, Gautier est un indice à "vibrements" difficilement contournable.
 

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