Le poème "Bal des pendus" subit avec "Les Etrennes des orphelins" le contrecoup d'une critique rimbaldienne qui n'admet pas la réalité simple. Steve Murphy a publié une étude sur chacun de ces deux poèmes, celle sur "Bal des pendus" est plus récente et figure dans le livre de 2004 Stratégies de Rimbaud. Murphy introduisait l'idée selon laquelle le poème reprenait le motif de caricatures d'époque où les dirigieants bonapartistes étaient pendus à des gibets. Je n'arrive pas dans l'immédiat à remettre la main sur l'un ou l'autre de mes exemplaires du volume Stratégies de Rimbaud, mais je n'ai jamais été convaincu par cette thèse et je remarque que ceux qui en rendent compte ne fournissent jamais un argument fort et semblent eux-mêmes hésiter à pleinement adhérer à celle-ci.
Dans le Dictionnaire Rimbaud des Editions Classiques Garnier 2021, Alain Vaillant, l'un des trois directeurs de la publication, fournit une notice au poème "Bal des pendus" et voici ce qu'il écrit :
Les emprunts littéraires, aussi visibles soient-ils, n'empêchent nullement que le poète ait quelque chose à dire qui lui importe et qui lui soit original. [...] Steve Murphy a donc sans doute raison de rapprocher celles-ci des multiples caricatures accrochant à de sinistres gibets les figures honnies du Second Empire, et de soupçonner un esprit de contestation politique, aussi venimeux que mystificateur. Au demeurant, il est inutile, là encore, de supposer l'influence d'un image précise : il suffit de lire Les Châtiments de Victor Hugo ou "Les Sept vieillards" de Baudelaire pour se convaincre que l'évocation de la fête impériale se teintait de très souvent de couleurs à la fois burlesques et sinistres. [...]
Rien ne va dans les propos de Vaillant. La modalisation verbale trahit précisément un doute de la part de Vaillant : "Murphy a donc sans doute raison..." S'il y croyait, il aurait écrit : "Murphy a raison..." ou "C'est avec raison que Murphy...", "Murphy a montré, démontré...", etc. Et surtout, Vaillant formulerait un argument, soulignerait un fait. Pourquoi affirmer de manière vaporeuse un lien entre "Bal des pendus" et "les figures honnies du Second Empire" ? Dites-nous ce que vous avez identifié ! "Soupçonner un esprit de contestation", ce n'est pas un apport critique en soi et pour soi ! Et que nous apportent les images burlesques et sinistres des Châtiments et "Les Sept vieillards" pour favoriser une lecture satirique de "Bal des pendus" ? Visiblement, rien du tout !
J'ai trouvé un compte rendu d'Yves Reboul dans la revue Littératures en 2005 du livre Stratégies de Rimbaud, pages 196 à 200. Vous pouvez consulter ce compte rendu sur internet : Cliquer ici ! Après avoir exercé contre moi sa langue de vipère page 196 (car j'ai découvert ça aussi dans la foulée), il rend compte avec plus de bienveillance du livre de son pair et sur "Bal des pendus" il ne dit pas que la lecture est sans doute erronée, mais il utilise des formes modalisatrices ("pour Steve Murphy", "il en conclut") pour bien indiquer que c'est la thèse de Murphy et que lui ne se prononce pas :
[...] Equation politique que l'on retrouve pour Steve Murphy dans le poème généralement tenu pour mineur qu'est Bal des pendus. On ne s'y est pas intéressé parce qu'il s'agit largement d'un centon et qu'on a postulé qu'il n'était qu'un pastiche ou exercice de style. Or Murphy note que, contrairement au topos habituel, les pendus ici ne sont pas des pauvres ; et rappelant qu'après 1870, nombreuses sont les caricatures qui montrent les dirigeants bonapartistes au gibet, il en conclut qu'il s'agit en fait d'un véritable poème politique, et particulièrement provocateur. [...]
Reboul ne veut pas railler l'avenir, mais les expressions "pour Steve Murphy" et "il en conclut" témoignent de son évidente perplexité. Je rappelle que, contrairement aux lendemains de la Semaine sanglante, la critique des dirigeants bonapartistes était libre en octobre 1870. Pourquoi aurait-il caché la référence explicite aux bonapartistes dans son poème qui n'a même pas l'apparence d'une énigme défiant la perspicacité du lecteur ? Le sonnet "Le Châtiment de Tartufe" contient un acrostiche et il contient aussi le terme clef "châtiment". Tous les autres poèmes politiques de l'année 1870 sont clairs sur leurs options satiriques : "Le Forgeron", "Le Mal", "L'Eclatante victoire de Sarrebruck", "Rages de Césars", "Morts de Quatre-vingt-douze..." Seul le poème "Le Dormeur du Val" pose un problème de lecture, mais il n'est pas en tant que tel une satire du Second Empire de toute façon. Le récit "Le Rêve de Bismarck" ne pose pas de problème d'identification des intentions satiriques. Enigmatiques quant à leurs cibles respectives, le sonnet "Le Châtiment de Tartufe" ou le poème de l'année suivante "Les Assis" ont une claire visée satirique qui n'échappe pas aux lecteurs. Le poème "Les Assis" entre en résonance avec "Bal des pendus", mais "Bal des pendus" ne s'impose pas avec évidence comme un poème satirique du même ordre.
Il y a bien une dimension satirique dans "Bal des pendus", il y a un plaisir à torturer les pendus, mais les pantins ne s'imposent pas comme des personnages renvoyant à l'actualité, à des personnages de la réalité contemporaine ambiante. Ils sentent la distance du carnaval. Est-ce dépassable ?
Reprenons la question des sources !
Je rendrai compte ultérieurement de l'article de Murphy, puisque je ne l'ai pas sous la main, mais j'ai d'autres documents postérieurs éloquents.
Je reviens à la notice de Vaillant en 2021. Il énumère les sources éventuelles : Villon en premier, le Gringoire de Banville qui contient une "ballade des pendus" et puis un ensemble de poèmes de Théophile Gautier, avant que Vaillant ne nous invite à préférer la référence à Baudelaire. C'est la désignation de cet ensemble de poèmes de Gautier qui vise juste et qui doit retenir toute l'attention, et je cite précisément ce qu'écrit Vaillant, en rappelant que le poème "Bûchers et tombeaux" est une source identifiée bien avant les années 1980, je ne sais même pas qui l'a soumise le premier :
[...] On pense bien sûr au poème de Villon, mais Georges Izambard a indiqué lui-même une autre piste : la pièce en un acte Gringoire de Banville, qu'il aurait prêtée au jeune Arthur pour l'aider à composer son Charles d'Orléans à Louis XI et qui contient une "ballade des pendus". On peut songer encore à plusieurs textes de Gautier : le poème "Bûchers et tombeaux" d'Emaux et Camées, mais aussi divers poèmes de La Comédie de la mort ainsi que plusieurs de ses nouvelles fantastiques qui, comme dans La Cafetière ou Le Pied de momie, exploitent abondamment la veine cadavérique. Mais il est aussi possible d'évoquer des poèmes des Fleurs du Mal ("Une charogne", "Les Métamorphoses du vampire", "Un voyage à Cythère", etc.), entrelaçant tous avec une volupté maligne l'érotisme et la mort. Le dépistage des emprunts possibles importe peu : au moins depuis 1830, l'humour macabre est à la mode et, sous la forme de divers clichés pittoresques, excite la verve provocatrice des romantiques, grands ou petits. D'ailleurs, s'il fallait privilégier [...] une vraie et profonde influence poétique, c'est incontestablement le modèle baudelairien [...]
Vaillant continue en rappelant que le poème a été catalogué comme pastiche, alors que les emprunts ne signifient pas que le poème ne soit qu'un exercice, puisqu'au XIXe siècle les reprises de lieux communs ou les reprises à d'autres artistes ne signifiaient pas pour autant le manque de personnalité d'un poème. Cette crainte que le poème ne soit qu'un exercice vient clairement de l'article de Murphy dont le titre est mentionné dans la bibliographie : "Bal des pendus : au-delà de l'exercice".
Je ne vous cache pas que je suis agacé de ne pas avoir sous la main un de mes deux volumes des Stratégies de Rimbaud, parce que l'article fait plusieurs pages et doit contenir des mises au point sur les sources du côté de Gautier avant de passer à la thèse satirique. Je voudrais démêler tout ça de très près, mais là je dois me contenter de ce que j'ai. Je possède aussi une édition du vingtième siècle de Gringoire, une édition au format papier dans les anciennes séries scolaires Hachette. La comédie peut être consultée sur le site Gallica de la BNF et nous allons en parler plus bas. Mais si je possède une édition scolaire du vingtième siècle, cela laisse assez entendre que la comédie a eu un certain temps une certaine notoriété. Il n'a pas toujours été question d'une lecture de niche.
Ici, je me concentre sur les données du problème telles qu'elles apparaissent. En 2021, dans un ouvrage qu'il codirige et qui se veut un état des lieux de la critique rimbaldienne, avec une mise en avant évidente des travaux de Murphy et des publications de la revue Parade sauvage, Alain Vaillant souligne l'importance de sources variées du côté de Gautier, et minimise l'intérêt des poésies de Villon. Il accentue l'importance de la comédie de Banville, mais tout de même il ne la cite qu'en passant. Gautier a l'air d'avoir une certaine importance, mais il le délaisse finalement pour Baudelaire, et plusieurs poèmes des Fleurs du Mal sont cités, ce qui veut dire en clair que les sources du côté de Gautier n'ont pas plus d'importance que les poèmes cités de Baudelaire.
Or, "Une charogne", "Un voyage à Cythère", "Les Métamorphoses du vampire" n'offrent aucune occasion de réécriture évidente dans "Bal des pendus". Et je remarque que Vaillant ne cite même pas le titre "Danse macabre" parmi les influences baudelairiennes possibles sur la composition de "Bal des pendus". Enfin, j'ajoute que le lien que veut nous imposer Vaillant aux Fleurs du Mal pose un problème de bifurcation incongrue. Nous étions entre l'exercice trop étroitement inspiré de romantiques comme Gautier et la satire de dirigeants bonapartistes ; les poèmes de Baudelaire, du moins ceux qui sont désignés à l'attention, ne relevant pas de la satire contre le régime impérial, on se retrouve dans un discours assez artificiel selon lequel être disciple de Baudelaire permettrait à Rimbaud de composer par l'imitation des poèmes qui ne sont pas que de l'application stérile à traiter un sujet en vers...
Je ne crois évidemment pas à toutes ces considérations critiques.
Faisons la revue des pièces citées de Baudelaire, le poème "Les Métamorphoses du vampire" est composé de vingt-huit vers qui n'ont rien à voir avec le sujet traité dans "Bal des pendus", ni avec sa manière. Le rapprochement ne vaut que pour les quatre ou six derniers vers, et il ne s'agit même pas d'un thème commun mais d'un simple motif un peu similaire :
[...]A mes côtés, au lieu du mannequin puissantQui semblait avoir fait provision de sang,Tremblaient confusément des débris de squelette,Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'un girouetteOu d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.
On compare à grand-peine ces six vers avec le morceau de Rimbaud : "mannequin" pour le mot répété "pantins", "cri d'une girouette" des os qui renvoie à "craque", "ricanements", etc., occurrence "squelette" à la rime et "fer" aussi à la rime, mais non pas avec "enfer", avec "hiver". La "tringle de fer" suggère l'image du squelette pendu, mais ce n'est même pas ce que dit le poème en toutes lettres. C'est dans la comparaison l'enseigne qui est tenue par une tringle de fer. Vous pouvez vous dire que dans le poème de Rimbaud : "squelettes" et "fer" sont à la rime sur deux vers consécutifs d'un même quatrain, mais le rapprochement n'est tout de même pas probant, d'autant que le poème "Les Métamorphoses du vampire" qui faisait partie de la première édition censurée des Fleurs du Mal est lui-même inspiré des poésies de Gautier qui était le dédicataire du recueil de Baudelaire et qui l'est même resté dans les nouvelles éditions de 1861 et 1868. Le rire grinçant du squelette, outre que le lieu commun dépasse tous les autres, est une spécificité des écrits de Gautier comme nous le verrons plus loin.
J'ai pris la peine de vérifier qu'en-dehors des occurrences "squelette" et "fer", il n'y a aucun mot-rime en commun entre "Bal des pendus" et "Les Métamorphoses du vampire".
Le poème "Une charogne" n'offre lui aussi aucun rapprochement probant, il offre à la rime à nouveau le nom "squelette" et cette fois le nom au pluriel "ossements". Il va de soi que Baudelaire décrit de manière bouffonne un cadavre en l'assimilant à un être vivant qui éprouve des passions. C'est à cette aune qu'une comparaison est opérée entre "Bal des pendus" et "Une charogne", ce qui est dérisoire.
Le poème "Un voyage à Cythère" a l'intérêt de développer le thème du pendu à un gibet avec mention du nom "gibet", mais il n'y a aucun passage qui semble avoir été repris, réécrit, démarqué par Rimbaud. Dans la masse importante de vers du poème qui décrivent la vision du gibet, Baudelaire privilégie l'idée des bêtes qui dévorent le cadavre, ce que Rimbaud ne traite que ponctuellement et même plutôt indirectement : "Les corbeaux font panache à ces têtes fêlées, / Un morceau de chair tremble à leur maigre menton ;" "Les loups vont répondant des forêts violettes[.]" Baudelaire ne traite pas du tout le sujet de la sorte : "Détruisaient avec rage", "Chacun plantant", "Les yeux étaient deux trous", "gorgés de hideuses délices", "absolument châtré", "un exécuteur entouré de ses aides", "Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses", "J'ai senti tous les becs", "triturer ma chair". Il n'y a aucun mot à la rime en commun entre les deux poèmes. Si on veut à tout prix effectuer des comparaisons, au-delà du thème du pendu à un gibet, nous avons la mention du mot "gibet", le fait qu'il soit qualifié comme étant "noir", l'occurrence du mot "pendu", mais là aussi ça va de soi, puis des mots qui se font écho : "hideuse" et "rage" pour Baudelaire, "hideux" et "enragé" pour Rimbaud, des mots communs "maigres", "cris", "tournoyait" contre "tournoyant". Le poème de Baudelaire souligne de tout autres effets : "vomissement" et appel à l'aide pour supporter de se regarder "sans dégoût".
J'ai surtout remarqué la symétrie suivante entre le vers : "Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près" et le vers : "Oh ! voilà qu'au milieu de la danse macabre". Toutefois, le vers de Baudelaire introduit toute la scène, quand celui de Rimbaud fait culminer une scène finale.
J'ai pu manquer une idée ou l'autre, je n'épluche pas tous les détails avec une méthode organisée. Avant même de fouiller plus avant, j'étais convaincu que les deux poèmes ne se recoupaient pas, mais je fais le travail d'investigation pour que cela ne soit pas subjectif. Je mets ce que je trouve sur la table pour témoigner de sa pauvreté et pour établir un contraste avec ce que je vais établir tout à l'heure du côté des poèmes de Gautier.
J'en viens enfin à "Danse macabre", et j'avais bien raison de dire que c'était le premier titre que Vaillant aurait dû citer. Le poème décrit un squelette qui se fait passer pour une belle séductrice qui promet aux hommes du plaisir. C'est d'évidence le poème qui justifie le mieux un rapprochement avec "Bal des pendus" et cela s'explique par son thème, celui de la "danse macabre" qui donne son titre au poème de Baudelaire et une rime au "Bal des pendus".
On peut citer deux occurrences du nom "squelette" à la rime, une rime "ténèbres"/"vertèbres" quand Rimbaud opte pour la rime "funèbres"/"vertèbres" et ce rapprochement a un soutien, puisque la rime "ténèbres"/"vertèbres" de "Danse macabre entoure un vers dont le second hémistiche "artistement coiffé" entre en résonance avec "malinement coiffé" d'un autre poème de Rimbaud, le sonnet "La Maline", où "malinement" et "maline" suppose l'idée du diable, même si c'est au second degré.
Nous avons "coquette maigre", ou bien "grimace" carrément à la rime, puis le "chant des violons" qui peut faire écho au pluriel à la rime "violons" chez Rimbaud comme à "chant des ossements". Le motif de la danse est présent : "danseurs prudents" et on peut comparer : "Que serraient autrefois les gentes damoiselles" à "Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette [?]" L'expression "danse macabre" est tout entière à la rime aussi dans le poème de Baudelaire et dans les deux cas quand nous approchons de sa fin, à dix vers de la fin chez Baudelaire, à douze chez Rimbaud, mais comme il y a répétition d'un quatrain d'octosyllabes, notons que Rimbaud emploie "danse macabre" à la rime au début de l'avant-dernier quatrain d'alexandrins, Baudelaire au milieu de l'antépénultième quatrain d'alexandrins.
Toutefois, ce vers qui a des airs de sentence cornélienne : "Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts !" transforme la plausible source baudelairienne en pavé dans la mare pour ce qui concerne la thèse d'une satire de dirigeants bonapartistes.
Nous pourrions interroger d'autres poèmes de Baudelaire, mais le contraste sera déjà suffisant avec ce que nous allons établir plus loin.
Passons à la comédie Gringoire de Banville : Cliquer ici pour consulter le fac-similé de cette comédie de 1866 !
La comédie est "dédiée" (erreur pour "dédicacée" ?) à Victor Hugo, et c'est normal vu que Pierre Gringoire nous renvoie au personnage du roman Notre-Dame de Paris, en même temps qu'à un poète médiéval ayant réellement existé.
J'ai toutefois du mal à cerner une influence de la prose de Banville sur le poème en vers de Rimbaud, même si tel passage de la préface m'a fait penser à un vers de "Roman" : "le secours d'une pensée vive, alerte, ingénieuse [...]". La préface a l'intérêt au passage d'attirer l'attention de Rimbaud sur les Contes drolatiques de Balzac, soit dit en passant. Et sur le Louis XI de Michelet.
La didascalie qui précède la première scène nous avertit que le "théâtre représente une belle chambre gothique, meublée avec le luxe sérieux de la bourgeoisie opulente." Cela va soi puisque nous avons parmi les personnages le roi Louis XI qui rencontrent notre poète Gringoire, mais aussi Olivier-le-Daim et ses hôtes, une famille de marchands, le père Simon Fourniez (48 ans), sa fille de 17 ans, Loyse, et sa sœur très jeune de 24 ans, Nicole.
Dès la deuxième ligne de dialogue, le ton est donné : "la demoiselle Godegrand épousa un pendu". Le nom "Godegrand" est pensé (pardon du jeu de mots, pour ceux qui ont la référence...). Des écoliers ont décroché le pendu qu'ils ont mis dans la chambre de la vieille fille, et cela amuse aussi le roi : "plaisante histoire", "réjouissant propos". Le roi profite de son statut pour courtiser impunément la jeune marchande Nicole que son frère n'aide guère à se défendre. Pour la satire des puissants et des bourgeois, on repassera. Songeant à "capitans funèbres", je relève que Simon Fourniez dit du roi qu'il est "le plus vaillant capitaine de son royaume", mais je relève ça sans conviction. Il y a un emploi plus loin du mot "sournois" qui peut participer d'une volonté de couleur d'époque : "Mais on assure que le sournois veut établir en Champagne..."
Le roi veut marier ensuite la fille du marchand qu'il estime sa filleule (Louis/Loyse) et on apprend que la mère de Loyse était comme Esméralda du roman de Victor Hugo une enfant qui a été enlevée par des Bohémiens qui l'ont élevée douze ans durant. Et ce qu'elle oppose au mariage, c'est les cieux, les terres, les rivières et... les étoiles ! Sa mère avait gardé de sa "vie errante" "l'amour de vivre au grand air". Elle ne peut épouser un soldat ou un marchand, mais avoue rêver d'un homme "vaillant comme un capitaine", "capable d'une action héroïque", sauf qu'il sera en même temps "doux comme une femme", voire "malade et chétif".
L'idée d'une influence possible de la comédie sur Rimbaud est assez faible dans l'ensemble, sauf que quand Simon Fourniez annonce que Gringoire est tout proche il célèbre la qualité de ses chansons et il en donne un extrait qui indigne Olivier-le-Daim, et ce qui apparaît clairement c'est le goût pour une poésie qui sent le soufre, ce qui correspond à l'esprit de "Bal des pendus" :
Satan chez nous s'est fait barbier !Il tient le rasoir dans sa griffe !
Je ne transcris pas ici le jeu scénique avec la réaction indignée d'OIliver-le-Daim qui oblige le marchand à finir le second vers entre ses dents.
Ce sont des "chansons effrontées, qui ne respectent personne." A cette aune, on peut remarquer que moquer les pauvres n'aurait pas de sens dans "Bal des pendus", si le principe est d'élever en effronterie les propos qui sentent le soufre. Rien à voir donc avec la thèse de Murphy d'une attaque marquée de Rimbaud contre la bourgeoisie. Il n'est pas question ici d'une lutte des classes en tant que telle, même si l'effronterie envers les riches a un aspect de critique sociale.
Et c'est directement à la suite de ces paroles que nous avons la mention du titre "Ballade des pendus" et le titre est mentionné en lettres capitales dans l'édition de 1866 de la pièce. C'est le réprobateur Olivier-le-Daim qui parle :
Il y a une certaine BALLADE DES PENDUS, comme on l'appelle, qui doit mériter la corde à celui qui l'a composée.
Gringoire endosse ici le rôle de Villon. Pour rappel, celui-ci a composé une ballade qui est une épitaphe : l'Epitaphe Villon, et celle-ci a hérité du titre apocryphe de "Ballade des pendus", titre apocryphe qui a atteint le dix-neuvième siècle romantique. Notez les autres distorsions. Dans son poème, Villon se décrit comme déjà condamné à la pendaison et il adopte un ton sérieux, priant Dieu pour le pardon des péchés des condamnés. Ici, le poème de Gringoire est envisagé comme sulfureux au point de mériter cette pendaison qui fait le sujet du poème. Le poème de Villon n'était pas sulfureux et pour le dire autrement n'était pas une "danse macabre" drolatique comme la "Ballade des pendus" du présent Gringoire ou comme "Bal des pendus" de Rimbaud. On a bien un glissement important de l'Epitaphe Villon à "Bal des pendus" qui passe par les propos que je viens de citer de la comédie Gringoire de 1866. Izambard a pleinement raison à ce niveau-là de nous révéler que le Gringoire de Banville est une source au poème de Rimbaud, et cela favorise l'idée que Rimbaud a en réalité composé "Bal des pendus" juste après son devoir scolaire "Charles d'Orléans à Louis XI", et la suite immédiate de la comédie de Banville le confirme, puisqu'Olivier-le-Daim qui vient de tenir les propos que nous avons mis en citation poursuit précisément par ce discours :
[...] Les rimeurs sont une sorte de fous qu'on n'enferme pas, je ne sais pourquoi, bien que le plus sain d'entre eux soupe du clair de lune, et se conduise avec moins de jugement qu'une bête apprivoisée.
C'est précisément à ce moment-là qu'on peut introduire le libellé du sujet qu'Izambard a fait travailler à la classe d'Arthur Rimbaud : "Lettre de Charles d'Orléans à Louis XI pour solliciter la grâce de Villon, menacé de la potence". Ici, dans l'économie de la pièce, il faut au plus vite qu'un défenseur intervienne auprès de Louis XI, puisqu'Olivier-le-Daim vient de l'encourager à faire pendre Pierre Gringoire, un de ces rimeurs fous qui a commis une "Ballade des pendus". Le devoir de Rimbaud fait nettement écho au propos de cette comédie où Gringoire est assimilé à un affamé comme dans son apparition dans le roman de Victor Hugo, mais comme Villon lui-même, et dans son devoir scolaire Rimbaud cite les vers de Villon "pain ne voient qu'aux fenêtres", etc., qui correspondent au portrait de Gringoire dans la comédie : passe à la fenêtre de la famille Fournier, affamé, etc. Rimbaud joue aussi avec l'assimilation à des "fous" : Villon est un "pauvre folet", et ainsi de suite.
Dans la comédie de Banville, c'est Nicole, la très jeune sœur du marchand qui joue le rôle de Charles d'Orléans et sa défense consiste à proclamer son amour pour Gringoire.
Nicole décrit aussi l'âme charitable de Gringoire, qui, lui-même ayant faim et froid, protège en plein hiver deux enfants qui souffrent comme lui des mêmes maux. Et une didascalie marque que cela fait rêver Louis XI. Et dépité, Olivier-le-Daim s'exécute face au désir du roi de voir ce poète, en demandant qu'on amène ce "baladin", le mot est lâché !
En-dehors d'Oliver-le-Daim, tout le monde se réjouit de l'invitation faite à Gringoire et Simon Fourniez parle d'entendre une de "ses farces... bien salées". Le nom "Pathelin" est balancé, histoire d'étoffer le faux réalisme de la comédie.
Gringoire fait une entrée en scène insolente et quand on lui demande pour prix du repas de réciter des vers il a le culot de répondre : "mon appétit est plus pressé que vos oreilles."
Obligé d'obtempérer, Gringoire propose de réciter divers titres et Olivier-le-Daim lui conseille une "ballade" qui "sent son terroir gaulois !"
Il s'agit évidemment d'un piège et quand Olivier cite la "Ballade des pendus" Gringoire feint de ne pas savoir de quoi il s'agit.
Finissant par s'exécuter, Gringoire introduit la récitation du poème en précisant avec fierté que c'est bien une composition de lui et vu qu'il est question de sandale jamais usée dans "Bal des pendus" je ne peux manquer de citer le passage introductif suivant, les didascalies en moins :
Je vais vous dire la BALLADES DES PENDUS. [...] Elle est de moi. [...] C'est une idée que j'ai eue en traversant la forêt du Plessis, où il y avait force gens branchés. On les avait mis là, peut-être, de peur que la rosée du matin ne mouillât leurs semelles !
Nous sommes d'évidence dans la même note que pour les vers suivants :
Ô durs talons ! Jamais on n'use sa sandale !Presque tous ont quitté la chemise de peau ;[...]
Gringoire déclame alors le poème devant le roi et ce qui choque réellement c'est bien évidemment le vers de refrain de la ballade : "C'est le verger du roi Louis", ce que souligne un commentaire immédiat d'Olivier-le-Daim après la récitation du premier couplet : "Cela commence bien !" Le verbe "commencer" est mal venu pour un vers qu'on sait être le refrain qui aura trois autres occurrences.
L'interruption est assez longue après le premier couplet et le roi demande même : "La suite ?"
Après le deuxième couplet, Olivier répète avec ironie le refrain : "C'est le verger du roi Louis".
Une nouvelle pause intervient après le troisième couplet et le roi demande la fin du poème, l'envoi. Griungoire le félicite de ne pas être un profane, il ignore qu'il parle au roi, et on joue à lui demander si l'envoi ne doit pas commencer par le terme d'adresse : "Prince".
En clair, le caractère sulfureux de la ballade tient à son terme d'adresse "Prince" et au sarcasme du vers de refrain : "C'est le verger du roi Louis." Pour le reste, c'est simplement drolatique à mon sens. Je vous donne la transcription de la seule ballade, en vous laissant vous reporter au texte de la comédie même :
Sur ses larges bras étendus,La forêt où s'éveille Flore,A des chapelets de pendusQue le matin caresse et dore.Ce bois sombre, où le chêne arboreDes grappes de fruits inouïsMême chez le Turc et le More ;C'est le verger du roi Louis.Tous ces pauvres gens morfondus,Roulant des pensers qu'on ignore,Dans les tourbillons éperdusVoltigent, palpitants encore.Le soleil levant les dévore.Regardez-les, cieux éblouis,Danser dans les feux de l'aurore,C'est le verger du roi Louis.Ces pendus, du diable entendus,Appellent des pendus encore.Tandis qu'aux cieux, d'azur tendus,Où semble luire un météore,La rosée en l'air s'évapore,Un essaim d'oiseaux réjouisPar-dessus leur tête picore.C'est le verger du roi Louis.Prince, il est un bois que décoreUn tas de pendus, enfouisDans le doux feuillage sonore.C'est le verger du roi Louis !
La satire vient clairement du refrain et de l'audace d'adresser ces vers en miroir de ses actions au prince ou roi lui-même. Ce refrain n'a pas été exploité par Rimbaud dans "Bal des pendus", et cela change énormément la donne. Notons que la ballade est en vers de huit syllabes comme le quatrain qui sert de bouclage au morceau rimbaldien. Et le vers "Danser dans les feux de l'auore", introduit le verbe qui est répété dans ce quatrain d'octosyllabes : "Dansent, dansent les paladins" puis répété dans le premier quatrain : "danser, danser aux sons d'un vieux Noël !" L'expression "chapelet de pendus" est évidemment une source au poème de Rimbaud et sinon il y a cet irrésistible parfum de drôlerie : "Un essaim d'oiseau réjouis / Par-dessus leur tête picore[,]" c'est clairement l'origine du vers : "Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées[.]". Je pense le contraire de la thèse de Murphy. Le poème de Banville est satirique, mais Rimbaud a laissé de côté, une fois n'est pas coutume, la satire pour conserver la drôlerie sadique. Le poème de Banville est satirique en dénonçant les condamnations à mort par le roi et en ricanant des étranges fruits d'un tel règne. Rimbaud supprime tout ce plan essentiel de la composition banvillienne dans son "Bal des pendus" où, loin de regretter les condamnations, il jouit du spectacle comique. Mais le sadisme, malgré la satire, est déjà dans le poème de Banville, et certes les pendus étaient des riches dans "Bal des pendus", mais pour accentuer le contraste puisqu'ils ont perdu quelque chose.
Evidemment, comme la pièce de Banville joue sur la peur de réciter une poésie aussi sulfureuse, on peut penser que le poème de Rimbaud se veut sulfureux de se moquer de riches pendus, mais à partir du moment où ces riches pendus ne font pas référence à une actualité, à des gens de la réalité d'époque pour Rimbaud, il n'y a pas ce propos satirique que Murphy prétend y voir en soutenant artificiellement qu'on peut identifier des dirigeants bonapartistes dans la description rimbaldienne. Non, cette identification ne s'impose pas. Oui, on se moque de riches dans "Bal des pendus", mais sur le mode carnavalesque de la revanche du pauvre comme c'est un peu le cas dans Notre-dame de Paris, dans les tolérances médiévales pour les blagues, dans la comédie de Banville et dans les représentations médiévales de danses macabres. L'analyse politique que défend Murphy ne parvient pas à se superposer ici.
Pourtant, un détail intéressant est à noter. Après qu'il ait récité son poème, Olivier-le-Daim persifle de la sorte :
Maître Gringoire, on ne saurait polir des vers d'un tour plus agréablement bouffon !
Et Gringoire s'exclame : "Ah ! messire !"
Et le roi dont Gringoire ignore toujours qui il est réplique :
Vous pouvez être sensible à ces éloges. On s'accorde à louer le goût de messire Olivier-le-Daim !Stupéfait, Gringoire pousse cette autre exclamation :
Olivier-le-Diable !
Après le quatrain d'octosyllabes, le premier hémistiche du premier alexandrin de "Bal des pendus" est : "Messire Belzébuth". Rimbaud rirait-il en compagnie d'Olivier-le-Daim finalement ?
Pratiquant son propre plaidoyer, Gringoire qui ne veut pas être pendu et dans une scène où le roi indulgent a le beau rôle fait entendre le nom "parnassien" qui plus est : "A quoi cela vous servirait-il de pendre un nourrisson de Calliope et du saint choeur parnassien [...] ?" Gringoire vend ses services : mettre ses dons de poète au service de la propagande du roi.
Permettez que j'abrège mon analyse de la comédie en évitant d'en commenter la suite où on apprend l'amour de Gringoire pour Loyse.
Dans leur "commentaire" du devoir "Charles d'Orléans à Louis XI" (Oeuvres complètes de Rimbaud tome II chez Honoré Cahmpion), Hüe et Bandelier qui soutiennent visiblement la lecture de Murphy disent que les emprunts à Villon sont dérisoires dans "Bal des pendus". Cela est formulé lapidairement dans les quelques lignes consacrées à la "Datation".
Cependant, nous savons par le témoignage d'Izambard que la lecture de la comédie de Banville a été décisive pour la préparation du devoir "Charles d'Orléans à Louis XI" qui date de la période février-avril 1870, et notre analyse au plus près des dialogues de la comédie au pourtour de la récitation de la "Ballade des pendus", ainsi que des vers mêmes de cette ballade, permet d'établir des liens évidents à "Bal des pendus" et des liens autrement évidents que ce que nous avons dégagé plus haut pour "Danse macabre" de Baudelaire, alors que "Une charogne", "Un voyage à Cythère" et "Les Métamorphoses du vampire" n'avaient pas grand intérêt.
Il faudrait croire que Rimbaud a recommencé à lire avec attention la comédie Gringoire en septembre ou octobre 1870. Mais, en même temps, les liens à cette comédie nous conduisent à une lecture qui n'a rien à voir avec la thèse satirique et politique soutenue par Murphy. Ce qui se dégage, c'est plutôt que "Bal des pendus" revendique une prise de parole bouffonne et libre. Ce n'est pas du tout la même interprétation qui se dessine, et nous revenons aussi pour le coup à l'idée que le poème pourrait dater des mois d'école sous Izambard, février-avril. Il redevient vraisemblable que "Bal des pendus" soit antérieur aux trois poèmes envoyés à Banville le 24 mai.
Izambard étit fier du devoir scolaire de Rimbaud et pour envoyer sa lettre avec trois poèmes à Banville Rimbaud devait avoir acquis une certaine confiance. Il me semble assez sensible que "Bal des pendus" est un poème composé par Rimbaud entre "Les Etrennes des orphelins" et les trois poèmes envoyés à Banville.
Mais, quand je disais que Vaillant ne citait pas "Danse macabre", alors qu'il citait "Bûchers et tombeaux", je fais remarquer encore ceci. L'expression "danse macabre" est déjà à la rime dans "Bûchers et tombeaux". Une source s'impose déjà la rime de Rimbaud. Ceci dit, je pars du principe que Ribaud est tellement érudit que la superposition de références n'est pas un problème quand on l'étudie. C'est même plutôt attendu.
Cependant, attendez-vous à une suite qui emporte tout. Vaillant n'a pas cité "Le Souper des armures" qui suit "Bûchers et tombeaux" dans Emaux et camées. Mais d'autres l'ont fait, par exemple sur un site de cours en ligne pour des lycéens, une enseignante Aurélie fournit un commentaire de "Bal des pendus" où elle cite des passages de L'Homme qui rit et de "Bûchers et tombeaux", mais où elle cite aussi en passant "Le Souper des armures".
Mais dans sa recension de poèmes de Gautier, Vaillant reste très vague. Il cite plusieurs poèmes de La Comédie de la mort et il a raison. Plus précisément, il y a un ensemble intitulé Poésies diverses en 1838 qui accompagne la publication du plus long poème "La Comédie de la mort", et "Bal des pendus" s'inspire de passages de "La Comédie de la mort", ce dont il n'y a aucune raison de s'étonner, puisque "Bal des pendus" c'est une autre façon d'écrire "comédie de la mort", mais en effet Rimbaud s'est inspiré d'autres morceaux des "Poésies diverses", et j'aurai quelques petites surprises à révéler. Vaillant ne cite pas "Albertus" couplé aux Premières poésies. Car "Bal des pendus" s'inspire aussi de passages du long poème "Albertus"' et vous aurez des surprises, et il s'inspire aussi de poèmes des Premières poésies, et là encore je vais vous offrir du rapprochement inattendu et inédit.
A bientôt !
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