Tout commence avec des vers en latin dans un cadre scolaire. En novembre 1868, Rimbaud, alors en classe de seconde, a composé un poème en 59 hexamètres : "Ver erat..." Le sujet est tiré d'une ode d'Horace (Ode IV, livre III). Ce poème est important dans la carrière de Rimbaud, puisqu'il traite de l'élection du poète à partir d'une célébration du printemps.
Au début de l'année 1869, Rimbaud a dû composer un poème en latin à partir d'un poème en vers français. Il s'agit du plus célèbre poème du poète ouvrier qu'était le boulanger nîmois Jean Reboul, morceau qui s'intitule "L'Ange et l'enfant". Ce poème a fait l'objet de réécritures par des poètes plus célèbres, plus d'une réécriture par Victor Hugo, deux au moins dans le seul recueil des Contemplations en 1856. Rimbaud accédait à une anthologie scolaire de poésies populaires du dix-neuvième siècle, ce que la critique universitaire tend à ignorer au seul profit des grands poètes passés à la postérité. Le poème "L'Ange et l'enfant" a une importance rimbaldienne accrue dans la mesure où il va contribuer à l'élaboration du poème "Les Etrennes des orphelins" qui ne paraîtra en revue que le 2 janvier 1870. C'est bien beau de trouver dérisoire ou le poème de Jean Reboul ou le premier essai "Les Etrennes des orphelins", mais il faut s'aviser que l'année 1869 est décisive dans la naissance de Rimbaud à la poésie, et le poème "L'Ange et l'enfant" est lié à une maturation de huit mois avant de donner "Les Etrennes des orphelins", et la maturation est plus longue encore de "Ver erat" à "Credo in unam" et "Par les beaux soirs d'été..." Le poème latin de Rimbaud au début de l'année 1869 : "Jamque novus..." tient la distance de 55 hexamètres. Il porte aussi la marque des autres travaux préparatoires menés en classe. Rimbaud semble travailler sur des vers latins d'Ovide à l'époque.
Au milieu de l'année 1869, Rimbaud a dû traduire en latin un poème de l'abbé Delille. Il s'agit d'un extrait de 41 alexandrins tirés du poème "L'Homme des champs" et son sujet "Combat d'Hercule et du fleuve Achelous" s'inspire des Métamorphoses d'Ovide, ce qui confirme une importante période de travail sur divers textes d'Ovide en classe de seconde, même si Sénèque, Horace, Virgile, Lucrèce et d'autres ne sont pas à écarter. Le texte de Delille nous apprend aussi que Rimbaud était apparemment familier de la poésie qui a fait la transition entre la Révolution et le romantisme. Or, cette poésie de l'abbé Delille ou d'autres est complètement inconnue des histoires de la Littérature actuelles.
En juillet 1869, Rimbaud a composé son poème latin le plus célèbre "Jugurtha". Cicéron, Salluste et Virgile semblent faire partie des sources d'inspiration qui prédominent dans la composition de "Jugurtha".
En 1869 toujours, Rimbaud a traduit en vers français le début du De Natura rerum de Lucrèce, exposé en latin de la philosophie d'Epicure, laquelle se confond indissolublement avec la philosophie de Démocrite. En réalité, Rimbaud a plagié en la remaniant la traduction du livre par Sully Prudhomme, le futur premier Prix Nobel de Littérature. Le plagiat est passé inaperçu. L'auteur est un jeune parnassien, alors que les poèmes de Reboul et Delille montrent assez que les romantiques Lamartine, Hugo et Musset étaient quelque peu évités dans les classes. Pour oser un tel plagiat, Rimbaud devait avoir conscience de ce décalage chronologique de l'intérêt de l'enseignement pour la poésie patrimoniale. En même temps, cela prouve que Rimbaud lisait des recueils d'actualité non soumis à son attention par le cadre scolaire. Nous avons l'indice d'une quête de lectures poétiques personnelles.
La traduction de Sully Prudhomme a été publiée en 1869 même.
"Les Etrennes des orphelins" : poème paru dans la Revue pour tous le 2 janvier 1869. Rimbaud s'y inspire du poème "Les Pauvres gens" paru plus tôt dans la revue. Il plagie plusieurs vers de Coppée, signe qu'il en a lu plusieurs recueils. Coppée est le parnassien en vue à cette époque, bien plus que Sully Prudhomme, dans la mesure où il a connu le succès au théâtre avec son drame Le Passant. Coppée avait déjà alors trois recueils de poésies lyriques à son actif, et Lemerre a réédité les trois recueils en un seul volume. Rimbaud a eu en tout cas accès aux trois recueils, puisqu'il s'inspire des trois tout au long de l'année 1870 : Reliquaire, Intimités et Poëmes modernes.
Le poème de Jean Reboul est inévitablement une source aux "Etrennes des orphelins", on tend à y ajouter un poème de Marceline Desbordes-Valmore : "La Maison de ma mère", paru dans la Revue pour tous à la fin de l'année 1869, mais sans jamais préciser les vers qui peuvent être qualifiés de sources sensibles. Un intertexte semble manquer à l'appel : une traduction en français du aujourd'hui si célèbre conte d'Andersen "La Petite fille aux allumettes". La brièveté du conte d'Andersen correspond quelque peu à l'étendue du poème en vers rimbaldien, et les récits sont fort comparables, et dans un cadre équivalent.
Cette source n'a jamais été mise en avant par un autre rimbaldien que par moi, je me permets donc de développer le rapprochement.
Andersen était un écrivain âgé, mais toujours en vie au début de l'année 1870, et comme il était danois il existait des plagiats en français de ses contes, dans la mesure où les procès n'étaient pas véritablement à craindre, mais les traductions officielles existaient également, par exemple, nous avons le volume Contes pour enfants traduits par V. Caralp en 1848 qui contient le récit "La Pauvre marchande d'allumettes", pages 187-192. La page 187 n'est qu'une page de titre. Le texte lui-même tient en cinq pages (pages 189 à 193).
Je cite le début de cette traduction : "C'était la veille du jour de l'an ; et par une froide et neigeuse soirée, une pauvre petite fille allait pieds nus le long de la rue, engourdie de froid et portant à la main une boîte d'allumettes qu'elle avait inutilement cherché à vendre toute la journée. [...]"
Je précise qu'il n'y a aucune allusion à un moment précis de l'année, aucune allusion donc au nouvel an ou à la neige dans le poème de Jean Reboul "L'Ange et l'enfant". Ce motif de la nouvelle année apparaissait toutefois dans le développement en vers latins de Rimbaud : "Jamque novus..."
Aucun commentateur ne relève cette singularité du poème en vers latins de Rimbaud, ce choix de la nouvelle année qui va être conservé plusieurs mois plus tard pour le poème "Les Etrennes des orphelins".
Dans le tome II des Œuvres complètes de Rimbaud, dirigé par Steve Murphy et publié chez Honoré Champion, le latiniste Geroge Hugo Tucker écrit ceci, pages 187-188, à propos de "Jamque novus" et de sa source :
[...] Encore une fois, il s'agit d'une transformation à la fois subtile et radicale du texte-modèle en question : un poème à succès assez mièvre de 1828, traitant les Etrennes du nouvel an, la mort d'un petit enfant "moissonné" au berceau par un ange du ciel, et le grand deuil de la mère de cet enfant - texte moralisateur, qui avait été composé par le fameux poète-boulanger Jean Reboul de Nîmes (1796-1864).
Ce n'est pas un poète de grande renommée, l'affaire est vite jugée, le poème est mièvre. Je ne suis évidemment pas favorable à une pareille approche de l'histoire de la poésie. Hugo a refait ce poème à deux reprises dans ses Contemplations et il l'avait déjà réécrit dans un recueil antérieur. Rimbaud a pour sa part affectionné le morceau de Reboul au point de mûrir sur huit mois la pièce "Les Etrennes des orphelins" qui l'a lancé en littérature. Mais, surtout, Tucker dit à tort que le poème de Reboul parle des étrennes et de la nouvelle année. Je cite le poème tel que transcrit précisément Tucker page 233, j'évite seulement d'ajouter entre crochets un "s" complètement insensé au vers 5 tant au plan de la rime qu'au plan grammatical, "ressemble" rime avec "ensemble" et s'accorde à "enfant" antécédent du pronom "qui" :
L'ANGE ET L'ENFANTUn ange au radieux visage,Penché sur le bord d'un berceau,Semblait contempler son imageComme dans l'onde un ruisseau.Charmant enfant qui me ressemble,Disait-il, oh ! viens avec moi ;Viens, nous serons heureux ensemble :La terre est indigne de toi.Là, jamais entière allégresse :L'âme y souffre de ses plaisirs,Les cris de joie ont leur tristesseEt les voluptés leurs soupirs.La crainte est de toutes les fêtes ;Jamais un jour calme et sereinDu choc ténébreux des tempêtesN'a garanti le lendemain.Eh quoi ! Les chagrins, les alarmesViendraient troubler ce front si pur,Et par l'amertume des larmesSe terniraient ces yeux d'azur ?Non, non : dans les champs de l'espaceAvec moi tu vas t'envoler ;La Providence te fait grâceDes jours que tu devais couler.Que personne dans ta demeureN'obscurcisse ses vêtements ;Qu'on accueille ta dernière heureAinsi que tes premiers moments !Que les fronts y soient sans nuage,Que rien n'y révèle un tombeau :Quand on est pur comme à ton âgeLe dernier jour est le plus beau.Et secouant ses blanches ailes,L'ange à ces mots a pris l'essorVers les demeures éternelles...Pauvre mère, ton fils est mort !
J. REBOUL, de Nîmes.
"La morale est édifiante, donc c'est mièvre." Non ! Ce n'est pas comme ça qu'on juge une prestation littéraire. Ce poème est emblématique d'une certaine idée de la société sur l'exaltation poétique. C'est une sorte de mythe bien tourné pour le dix-neuvième siècle. C'est un modèle à suivre ou à tourner en dérision, mais un modèle en tous les cas. Rimbaud ne l'a d'ailleurs pas tourné en dérision. Tucker parle un peu vite des "Etrennes des orphelins" comme d'une parodie du poème de Jean Reboul. Il y a une conclusion mécanique sur la propension de Rimbaud à tout subvertir qui manque tout simplement d'aliment dans le cas des "Etrennes des orphelins". Et Rimbaud a lui-même intégré ce motif de la nouvelle année, "Les Etrennes des orphelins" seraient donc la parodie du poème en vers latins de Rimbaud plutôt ? Non !
Contradictoirement à son attachement à Banville, le poète qui combattait les aspects larmoyants du romantisme, Rimbaud aimait la poésie larmoyante en 1869 et 1870. Il la pratiquait. Que ça plaise ou non à des rimbaldiens bien connus, c'est comme ça !
Et j'en reviens au conte d'Andersen. J'ai cité la version traduite par Caralp et le rapprochement est minimal avec "Les Etrennes des orphelins", mais j'ai une autre traduction en français que Rimbaud a pu lire, et tout comme celle de Caralp elle est disponible sur le site Wikisource, et cette fois l'attaque du récit est plus proche du lyrisme des premiers vers des "Etrennes des orphelins". Il s'agit de la traduction de David Soldi publiée dans un premier volume de contes en 1856, le titre de la traduction est "La Petite fille et les allumettes", et je cite le début de cette autre version :
Comme il faisait froid ! la neige tombait et la nuit n'était pas loin ; c'était le dernier soir de l'année, la veille du jour de l'an. Au milieu de ce froid et de cette obscurité, une pauvre petite fille passa dans la rue, la tête et les pieds nus. [...]
Hugo s'est-il inspiré de cette publication de 1856 pour son poème "Le Mendiant" de La Légende des siècles ? On peut se le demander. Les pieds de la fille ont perdu les pantoufles trop grandes et trop usées de sa mère, elle n'est pas à l'intérieur, mais dans la rue. Il est question des lumières qui brillent, mais pas pour elle, ce qui correspond aux "bijoux" et "bonbons habillés d'or" des "Etrennes des orphelins". Son père risque de la battre si elle ne vend rien et sous leur toit de toute façon le vent souffle, alors qu'ici la bise s'arrête tout de même au seuil. La fille va craquer toutes les allumettes et avoir la vision de sa grand-mère, qui est l'équivalent évident de "l'ange des berceaux" du poème de Reboul et de celui des "Etrennes des orphelins" de Rimbaud bien sûr. Et la grand-mère tire l'enfant dans le refuge de paradis de l'au-delà, quand les orphelins se croient dans un paradis rose.
Et évidemment, on peut se dire qu'Andersen et Rimbaud sont grinçants. La petite fille s'est fait des illusiuons et elle est morte, tandis que la lecture actuelle à la mode des "Etrennes des orphelins" consiste à penser que les enfants s'illusionnent à croire que les objets mortuaires sont pour eux. Non ! Dans le poème de Rimbaud, le "A notre mère" dit clairement que les étrennes sont un cadeau à la morte, tandis que dans le conte traduit d'Andersen par Soldi, nous avons un constat que la fille est morte, mais une pirouette d'artiste pour dire que personne ne soupçonne ce à quoi elle a eu accès :
Mais dans le coin, entre les deux maisons, était assise, quand vint la froide matinée, la petite fille, les joues toutes rouges, le sourire sur la bouche... morte, morte de froid, le dernier soir de l'année. Le jour de l'an se leva sur le petit cadavre assis là avec des allumettes, dont un paquet avait été presque tout brûlé. "Elle a voulu se chauffer !" dit quelqu'un. Tout le monde ignora les belles choses qu'elle avait vues, et au milieu de quelle splendeur elle était entrée avec sa vieille grand'mère dans la nouvelle année.
Il y a des rimbaldiens qui sont convaincus que c'est un trait de génie satirique de Rimbaud de soutenir que au dernier vers des "Etrennes des orphelins" ou au dernier vers du "Dormeur du Val" le personnage ne s'échappe pas par la légende ou le rêve l'illusion faisant face à la crudité de la mort : "deux trous rouges" ou des médaillons funéraires chassant le rêve. Ici, vous avez un conte où le mot grinçant est formulé, puis repoussé par la touche de poésie. Je prétends que la mentalité poétique du XIXe échappe à pas mal de commentateurs de notre époque. C'est évident que, même si c'est un jeu de poète, Rimbaud dit à la fin des "Etrennes des orphelins" que les enfants offrent des étrennes à leur mère vue en rêve en "ange des berceaux" et que le soldat retourne vivre dans la Nature solaire dans "Le Dormeur du Val".
Vous ne voulez pas que ces deux poèmes de Rimbaud aient un peu de fantaisie mystique ? Mais allez vous coucher ! Vous niez ce que les poèmes écrivent en toutes lettres. Vous avez la preuve par le poème de Reboul et par le conte d'Andersen qu'il y avait une conception de cette sorte du merveilleux poétique au XIXe siècle, et comme Rimbaud a réuni les deux dans "Les Etrennes des orphelins" vous avez la preuve que Rimbaud s'y complaisait lui aussi, tout comme Hugo et d'autres. Vous serez de mauvaise foi jusqu'à quelle limite ? C'est quoi votre problème de déni ?
La suite prochainement !
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