Le poème "Bal des pendus" fait partie des compositions secondaires de Rimbaud rien que pour la seule année 1870. Les trois poèmes remis à Banville le 24 mai sont plus importants : "Par les beaux soirs d'été...", "Ophélie" et "Credo in unam". "Comédie en trois baisers" l'est sans doute, et il a été publié dans une revue. Les longs poèmes "Le Forgeront" et "Ce qui retient Nina remis à Izambard, puis Demeny sont tous deux plus importants. Les poèmes fièrement datés du 22 et du 29 septembre 1870, "Les Effarés" et "Roman", sont d'une tout autre valeur, et Rimbaud assurera une place au seul poème des "Effarés" parmi ses productions plus tardives. Et puis, il y a un ensemble de sonnets et tous sont plus réputés que "Bal des pendus" : "Vénus Anadyomène", "Morts de Quatre-vingt-douze...", "Rages de Césars", "Le Mal", "Le Châtiment de Tartufe", "Le Dormeur du Val", "Au Cabaret-Vert", "La Maline", "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" (orthographe volontairement corrigée ici), "Rêvé pour l'hiver", "Le Buffet" et "Ma Bohème" (orthographe corrigée ici, même si l'accent circonflexe prouve le lien au premier recueil de Banville de 1842). Il y a enfin le poème "A la Musique" qui lui aussi est plus estimé que "Bal des pendus". Ce poème rejoindrait quelque peu le bas du panier avec "Les Etrennes des orphelins", "Le Rêve de Bismarck" et "Un cœur sous une soutane". Pourtant, je remarque que, dans une espèce de réflexion sur la bande du côté du débat chronologique, sur son site internet Arthur Rimbaud, Alain Bardel écrit ceci ( cliquer ici pour consulter la source de la citation suivante ! ):
Izambard a situé la rédaction probable de ce poème en février ou avril 1870, au moment où Rimbaud rédige pour son professeur de lettres l'exercice de parodie intitulé "Charles d'Orléans à Louis XI", que publient toutes les éditions rimbaldiennes. Peut-être, mais le poème paraît bien plus original, bien mieux rédigé, en tous cas, que les pages en question, très scolaires.
Selon Izambard, le poème daterait de la période où il enseignait en classe à Rimbaud, et il serait même antérieur aux trois poèmes envoyés à Banville, comme à tous les autres poèmes de 1870. Ce serait le moins bon poème de l'année 1870, parce que le premier en date. Toutefois, Bardel met en doute la datation en prétextant que le poème est autrement mieux tourné que le devoir scolaire. Et cet avis de Bardel, dont nous ne savons en quelle année il fut mis en ligne, nous allons devoir le contre-balancer. Dans le tome II des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud chez Honoré Champion, édition non menée à terme car le tome III aurait obligé Steve Murphy à dénoncer les faiblesses de son argumentation sur la pagination des Illuminations, nous avons des études philologiques d'écrits de Rimbaud pour la période 1864-1870, études menées par différents intervenants. La composition "Charles d'Orléans à Louis XI" y est analysée par Danielle Bandelier et Denis Hüe, Bandelier étant déjà connue des rimbaldiens pour un livre sur Une saison en enfer paru à la fin de la décennie 1980 : Se dire et se taire [...]. Leur avis expert est tout à fait différent. Ils font le constat que moi-même je me suis fait à chaque fois que j'ai lu la production de Rimbaud : Rimbaud imite de manière impressionnante le style médiéval, comme cela ne transparaît jamais dans les écrits romanesques ou théâtraux de Victor Hugo, Théophile Gautier ou Théodore de Banville. Rimbaud n'a pas étudié la linguistique médiévale en classe, ni la langue du XVIe siècle, il n'avait pas des cours poussés sur la littérature du Moyen Âge qui était plutôt en train d'être découverte par les universitaires à l'époque. Rimbaud et ses camarades de classe étaient forcément plus à l'aise pour imiter des poètes latins... Cependant, l'idée reçue, c'est que Rimbaud a tourné la difficulté en privilégiant la production d'un centon, sauf que Bandelier et Hüe soutiennent (page 373) que la création d'un centon demande déjà elle-même des capacités considérables de composition. Il fut brasser des sources et arriver à une synthèse qui se tienne. Il ne suffit pas d'estimer que Rimbaud a évité de créer une langue de fin de Moyen Âge en juxtaposant des citations, puisque le montage des emprunts était lui-même une gageure :
[...] Par rapport aux attentes d'un devoir académique, il est certain que Rimbaud se livre à un exercice atypique ; autant il est usuel, par innutrition, de reprendre dans ses vers latins quelques clausules des auteurs antiques [...] autant il est inhabituel de voir citer et détourner ainsi un auteur médiéval dans un pastiche de la langue ancienne. Le Larousse du XIXe siècle ne donne aucun exemple contemporain de ce type, et il est certain que le centon tel que l'a pratiqué Rimbaud est un exemple tout à fait hors des normes académiques.Rimbaud a travaillé avec une habileté étonnante, surtout si l'on pense à son âge et bien sûr à la familiarité toute récente qu'il a de ces textes. [...]
Finalement, le préjugé pour opposer ce devoir scolaire et "Bal des pendus" ne tient pas. Cependant, Bandelier et Hüe, dans le texte qu'ils ont signé à deux, interviennent eux aussi en défaveur d'un rapprochement chronologique des deux compositions. Le paragraphe consacré à la "Datation" est très court, onze lignes à cheval sur les pages 367-368. Contre le rapprochement traditionnel avec "Bal des pendus", voici ce qu'ils écrivent :
[...] Deux éléments au moins invitent à les disjoindre : d'une part le relativement faible impact de Villon dans le poème de Rimbaud, d'autre part la dimension satirique et politique du texte, qui invite à en repousser la composition.
L'extrait cité doit vous paraître sibyllin, il convient de se reporter à la note de bas de page 5 qui accompagne le mot "composition" : "Cf. Murphy, 2004, 68." En clair, dans un ouvrage dirigé par Steve Murphy, les deux critiques renvoient à un autre ouvrage du directeur paru chez le même éditeur. Steve Murphy a publié en 2004 une lecture du poème et tout se passe comme si la lecture "satirique et politique du texte" allait de soi. Quelle est cette lecture ? Murphy considère qu'en septembre-octobre 1870 il y avait de nombreuses représentations dans la presse de dirigeants bonapartistes pendus à des gibets. Ce rapprochement est en réalité problématique. La mise en relief à la loupe peut persuader abusivement le lecteur que le rapprochement s'impose. Je considère que c'est très insuffisant pour fonder un tel rapprochement. A la lecture du poème de Rimbaud, je ne vois pas à un quelconque moment comment identifier une référence à des dirigeants bonapartistes. L'autre argument de Steve Murphy, c'est que les pendus ne sont pas des pauvres, mais des gens riches. Ce second argument est peut-être factuel, mais il n'est qu'une manière bancale de nous rapprocher de la thèse satirique défendue par Murphy. En quoi cette révélation nous mènerait-elle en ligne droite à la satire des bonapartistes après Sedan ?
Pour en revenir aux considérations de Bandelier et Hüe, le devoir scolaire date probablement de février ou avril 1870. Le mois de mars est éludé à cause de congés scolaires... Un mois de congés scolaires ? C'est long. Izambard disait le devoir de février ou d'avril et dans l'absolu, on peut inclure les jours d'école du mois de mars. En revanche, Bandelier et Hûe renoncent à dater le poème "Bal des pendus" s'en remettant à un a priori favorable à leur directeur de publication qui pense le poème de septembre sinon octobre 1870.
Personnellement, j'ai du mal à accepter passivement cette idée.
Les premiers poèmes en vers français connus de Rimbaud sont tous étroitement liés aux travaux scolaires : "Invocation à Vénus" qui en est un, mais aussi "Les Etrennes des orphelins", "Ophélie" selon une revendication d'Izambard et le duo "Par les beaux soirs d'été..."/"Credo in unam". Les deux poèmes qui semblent plus anciens dans les inédits remis à Demeny sont "Le Buffet" et "Bal des pendus". Or, le sonnet "Le Buffet" a une lointaine amorce de traitement dans "Les Etrennes des orphelins" avec le motif de "l'armoire". Le premier vers du "Buffet" offre aussi une césure typique du vers final des "Etrennes des orphelins", rejet de "sculpté" ou de "gravés en or" :
C'est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,Ayant trois mots gravés en or : "A NOTRE MERE !"
Certes, daté de la fin de juillet 1870, "Vénus anadyomène" en fait autant :
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus[.]
Il faut ajouter que le sonnet "Le Buffet" joue sur des sortes de répétitions immédiates qui sont elles aussi typiques des débuts de Rimbaud : "Très vieux" et "vieilles gens" au vers 2, puis "vin vieux" au vers 4, puis "vieilles vieilleries" au vers 5 avant "vieux temps" au vers 12, et à côté de cela nous avons "conter tes contes" au vers 13.Il est vrai que daté de la fin septembre 1870 le poème "Roman" abuse de la répétition de l'adjectif "petit", six occurrences en l'espace de quatorze vers, et constamment dans les seconds hémistiches avec une symétrie grammaticale de surcroît à la rime pour "petit chiffon", "petite branche", "petite bête", "petites bottines", ce que complète donc "petits airs charmants", "petite et toute blanche". Ajoutons que "chiffon" est à la rime au singulier dans "Roman", à la rime au pluriel dans "Le Buffet". Il y a aussi un polyptote sur "bon(s)" en un seul vers de "Roman" : "Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !" L'expression "conter tes contes" a tel équivalent dans "Credo in unam" : "L'Amour infini dans un infini sourire !" Mais rien de tout cela n'est concluant. Seul un indice surnage, le rapprochement avec le motif de l'armoire à secrets des "Etrennes des orphelins". Avant de passer au cas singulier de "Bal des pendus", précisons tout de même que Rimbaud n'a passé qu'une partie du mois de septembre et qu'une partie du mois d'octobre à Douai, tandis que nous avons déjà des compositions bien attestées pour la période mai-août 1870 : les trois envois à Banville, "A la Musique", "Vénus anadyomène", "Le Forgeron", la nouvelle Un coeur sous une soutane qui inclut des vers et "Ce qui retient Nina". Maints poèmes remis à Demeny ont été composés en septembre ou en octobre 1870, et leurs thèmes se ressentent de l'actualité du vécu de Rimbaud, ce qui n'est précisément pas le cas du "Buffet" et de "Bal des pendus". Murphy identifie "Bal des pendus" à une satire bonapartiste, mais sur un principe de lecture hermétique qui cadre mal avec la production de l'année 1870 où les allusions politiques ne sont jamais aussi opaques, l'exception relative étant "Le Châtiment de Tartufe", à ceci près qu'il n'est pas sans laisser des indices.
Il faut ajouter que si on écarte la strophe en octosyllabes, "Bal des pendus" est composé du même nombre de quatrains d'alexandrins que "Ophélie" et "A la Musique", poèmes respectivement de mai et juin 1870 selon toute vraisemblance, ce sont trois poèmes en neuf quatrains d'alexandrins, ce qui relève d'un fait de composition volontaire.
Revenons donc au cas particulier de "Bal des pendus". Ce poème a une inspiration médiévale et suppose une assimilation de sources diverses. Il est logique de penser que l'impulsion pour créer ce poème remonte à l'époque de la préparation du devoir "Charles d'Orléans à Louis XI". En septembre et en octobre 1870, après une ou deux fugues, après un séjour en prison, après des réunions politiques à Douai, après la charge que constitue l'actualité : chute de l'Empire à Sedan, avènement de la République en cours, laquelle doit poursuivre l'effort de guerre, composition de nombreux poèmes, exploration de Douai, courriers de la mère et intervention de la police, vous voulez que Rimbaud ait eu le temps pour raviver ses souvenirs de lectures médiévales qui l'occupèrent six mois auparavant.
Vous pouvez soutenir que les images, les motifs peuvent avoir demeuré dans sa mémoire et ne sont pas difficiles à mobiliser, surtout si vous êtes persuadés qu'ils sont réactivés par des caricatures de bonapartistes imaginairement pendus dans la presse, mais il y a tout un lexique précis dans "Bal des pendus" : "paladins", "Saladins", "Messire", "Belzébuth", "damoiselles", "panse", "racle","mêlées", "preux", "raides", "capitans", "moustier", "danse macabre", "corde raide", "ricanements", "baladin", "baraque", "ossements". Il faut être doué pour placer tous ces mots dans ce poème si la fréquentation des textes médiévaux ou d'allure médiévale remonte à six mois ou plus : septembre-octobre contre février-avril.
Au plan grammatical, Rimbaud recourt à des formes qui ont un cachet archaïsant, les ellipses de déterminants jouant un rôle important : "les gentes damoiselles", "si c'est bataille ou danse", "On dirait [...] Des preux, raides, heurtant armures de carton", "Les loups vont répondant des forêts violettes", "capitans funèbres", "Ce n'est pas un moustier ici", et au-delà du côté archaïsant plusieurs inventions verbales saisissantes participent du vieillissement apparent de la langue : "Le corbeau fait panache...", "leur claquant au front un revers de savate", "aux sons d'un vieux Noël", "qu'on ne sache plus", "jamais on n'use sa sandale", "Le reste est peu gênant", "Presque tous ont quitté...", "la neige applique...". Il faut y ajouter la métaphore du "gibet" en "manchot" et la périphrase "chemise de peau". Le temps de préparation pour composer ce poème a dû être considérable, et ce luxe de détails est tout de même un peu mal venu si le but est de se moquer des bonapartistes en les imaginant pendus. Il n'y a aucun lien ! Rimbaud serait compliqué, alambiqué, retors, sans raison !
Il est temps d'en venir à la question des sources. Hüe et Bandelier nous avertissent de la maigreur des emprunts à Villon dans ce poème. Le titre "Bal des pendus" est une allusion au faux titre pour l'Epitaphe Villon "Ballade des pendus". La rime "panse" : "danse" vient également de Villon, et plus précisément d'un vers où les deux forment une rime interne en fin de strophe : "Car la dance vient de la pance", ou en orthographe corrigée : "Car la danse vient de la panse !" Rimbaud cite le Testament dont l'humour noir sur la mort est similaire à celui de "Bal des pendus" par ailleurs, et quelques strophes après l'expression : "Car la dance vient de la pance !" nous avons la mention "moustier" dans une construction verbale tout de même quelque peu comparable au vers de Rimbaud : "Ce n'est pas un moustier ici, les trépassés !" Villon a écrit :
Laissons le moustier où il est ;[...]
Le vers sur le "corbeau" de "Bal des pendus" rappelle les corbeaux de l'Epitaphe Villon, inévitablement.
Je n'ai pas cherché à vérifier si d'autres allusions à Villon étaient décelables dans les vers de "Bal des pendus", mais je vais passer à un autre type d'enquête sur les sources désormais.
Le Gringoire en prose de Banville est une source admise au devoir scolaire "Charles d'Orléans à Louis XI" et il peut être envisageable dans le cas de "Bal des pendus" d'autant que la fin du dernier quatrain d'alexandrins a un balancement rythmique qui devrait avoir un équivalent dans Les Cariatides ou Les Stalactites :
[...]Et comme un baladin rentre dans la baraque,Rebondit dans le bal au chant des ossements.
Je me demande si Banville n'offre pas quelque part quelque chose d'approchant à la bascule verbale de "rentre" à "Rebondit" d'un second hémistiche à l'hémistiche qui lance le vers suivant, Rimbaud ayant enrichi son jeu par l'écho "bal" en tête de "baladin" et en fin de groupe prépositionnel : "dans le bal" d'un vers à l'autre, puis de l'écho "ba" dans "baraque", tandis que "baladin" et "rebondit" ont en commun le fait d'avoir trois syllabes, un "d" de consonne d'attaque en dernière syllabe et une occurrence de "b". Mais je ne vais pas mener mon enquête du côté de Banville. Ce qui m'intéresse en premier, c'est les emprunts possibles à Théophile Gautier.
Tout au long du vingtième siècle, on a superbement ignoré les premiers recueils de Gautier qu'admirait tant Baudelaire pour ne voir en lui que la profession d'art pour l'art et le recueil Emaux et camées avec la dominante des octosyllabes. "Buchers et tombeaux" ou "Le Souper des armures" seraient des sources à "Bal des pendus", deux poèmes successifs dans l'économie du recueil Emaux et camées. Le motif de la "chemise de peau" semble provenir de la comparaison sur deux vers du poème "Bûchers et tombeaux", poème où Gautier compare l'absence de représentation du squelette dans l'Antiquité à sa dominante médiévale macabre :
Pas de cadavre sous la tombe,Spectre hideux de l'être cher,Comme d'un vêtement qui tombe,Se déshabillant de sa chair,[...]
Le rapprochement est intéressant aussi pour l'occurrence de l'adjectif "hideux" en relation avec une idée de séparation par la mort entre l'être cher défunt et celui qui reste, cela a pu inspirer le vers de Rimbaud où les morts s'embrassent entre eux :
Se heurtent longuement dans un hideux amour.
Toutefois, cela commence à nous éloigner de la thèse d'une satire contre les dirigeants bonapartistes.
Le quatrain suivant se termine sur le vers : "Une armature d'ossements" qui peut faire écho à "armures de carton" et "chant des ossements". Un peu plus loin dans un quatrain où la cendre est prise entre les doigts, le verbe "enserrait" peut faire écho à "serraient" employé par Rimbaud :
Mais au feu du bûcher ravieUne pincée entre les doigts,Résidu léger de la vie,Qu'enserrait l'urne aux flancs étroits,Comme des orgues noirs, les poitrines à jourQue serraient autrefois les gentes damoiselles,
ce qui tend à conforter l'idée que malgré l'écart de style entre octosyllabes et alexandrins ce poème "Bûchers et tombeaux" fait bien partie des sources d'inspiration au morceau rimbaldien. Il est question également de danse : "Dansaient autour du monument". Et, si je passe sur des rapprochements accessoires, vient alors cet autre quatrain :
Il signe les pierres funèbresDe son paraphe de fémurs,Pend son chapelet de vertèbresDans les charniers, le long des murs ;[...]
Ces rapprochements entre "Bal des pendus" et "Bûchers et tombeaux" ne sont pas de moi, on trouve cette référence dans des éditions très anciennes des poésies de Rimbaud ou dans des ouvrages anciens sur Rimbaud. Rimbaud reprend la rime "funèbres"/"vertèbres", et l'expression "chapelet de vertèbres" est précisément allongée lors de cette reprise, la source de Gautier explicitant la relation de chapelet à pendaison ("pend") :
Holà, secouez-moi ces capitans funèbresQui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassésUn chapelet d'amour sur leurs pâles vertèbres :Ce n'est pas un moustier ici, les trépassés !
Le mot "moustier" repris à Villon se substitue à "charniers" si nous voulons souligner la symétrie de composition du quatrain de Gautier au quatrain de Rimbaud.
Si les "gros doigts cassés" remplacent les "fémurs", ce dernier mot n'est pas perdu, puisque Rimbaud s'en saisit et cela dans le prolongement d'une reprise justement du mot "doigts" :
Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque[...]
Et on sait que cela a de l'intérêt pour la genèse du poème à venir en 1871 "Les Assis". Mais justement, le mot "ricanements" est sans doute l'adaptation de l'occurrence "rictus" à la rime dans le quatrain de "Bûchers et tombeaux" qui suit immédiatement celui avec la rime "funèbres"/"vertèbres" :
Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craqueAvec des cris pareils à des ricanements,Et, comme un baladin rentre dans la baraque,Rebondit dans le bal au chant des ossements.
Malgré sa piètre réputation, je me permets de considérer "Bal des pendus" comme un brillant exercice rimbaldien au plan des "harmonies imitatives" (oui, Meschonnic, tu nous ennuies avec tes réfutations scrogneugneu du concept d'harmonie imitative...). "Crispe", "craque", "cris", "ricanements" avant "baladin" "baraque", "rebondit" et "bal". Gautier est moins excessif : "rit" et "rictus", plus discret aussi dans ses échos : "cercueils" et "couvercle".
Rimbaud s'inspire très clairement d'une suite de trois quatrains du poème "Bûchers et tombeaux" :
Il signe les pierres funèbresDe son paraphe de fémurs,Pend son chapelet de vertèbresDans les charniers le long des murs ;Des cercueils lèvent le couvercleAvec ses bras aux os pointus,Dessine ses côtes en cercleEt rit de son large rictus.Il pousse à la danse macabreL'empereur, le pape et le roi,Et de son cheval qui se cabreJette bas le preux plein d'effroi.
Il y a un quatrain qui sépare celui avec la rime "funèbres"/"vertèbres" et celui avec la rime "danse macabre" / "se cabre" chez Gautier, alors que les rimes sont reprises sur deux quatrains consécutifs chez Rimbaud, mais on peut étendre la citation à un troisième quatrain d'alexandrins à cause de "ricanements" qui reprend "rictus" du quatrain de séparation du poème de Gautier :
Holà, secouez-moi ces capitans funèbresQui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassésUn chapelet d'amour sur leurs pâles vertèbres :Ce n'est pas un moustier ici, les trépassés !Oh ! voilà qu'au milieu de la danse macabreBondit dans le ciel rouge un grand squelette fouEmporté par l'élan, comme un cheval se cabre :Et, se sentant encor la corde raide au cou,Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craqueAvec des cris pareils à des ricanements,Et, comme un baladin rentre dans la baraque,Rebondit dans le bal au chant des ossements.
Toute la fin du poème de Rimbaud, cas à part du bouclage par des octosyllabes, est une adaptation évidente des trois quatrains de "Bûchers et tombeaux". Malgré la mention "l'empereur" qui relève visiblement de la coïncidence favorable à la thèse de lecture de Murphy, aucune possibilité de lecture antibonapartiste ne se dégage à la lecture des vers de Rimbaud, et le modèle ne favorise pas du tout cette thèse. L'expression "un cheval se cabre" est tout simplement reprise fidèlement à un vers de Gautier qui ne parle ni de Sedan, ni d'une scène de bataille assimilable : "de son cheval qui se cabre", cheval qui est chez Gautier celui de "preux", mot que Rimbaud reconduit au pluriel deux quatrains avant l'ensemble final des trois quatrains d'alexandrins : "Des preux, raides, heurtant armures de carton".
Le poème de Gautier se poursuit avec la danse corporelle du squelette :
Le spectre en tête se déhanche,Dansant et jouant du rebec,Et sur fond noir, en couleur blanche,Holbein l'esquisse d'un trait sec.Quand le siècle devient frivole,Il suit la mode ; en tonneletRetrousse son linceul et vole,Comme un Cupidon de ballet,[...]
Ces deux quatrains ont d'évidence des échos dans le dernier quatrain d'alexandrins de "Bal des pendus" : "bal", "baladin", "ballet", "Retrousse" couplé à "vole" contre "Rebondit". Le "chant des ossements" correspond à "jouant du rebec" et "Dansant" fait écho à "Dansent, dansent" dans le quatrain d'octosyllabes qui encadre la composition rimbaldien, quatrain d'octosyllabes qui est peut-être le résidu d'une tentative initiale d'imiter Gautier par une création en octosyllabes...
L'impératif chez Rimbaud : "secouez-moi" a son correspondant aussi dans "Bûchers et tombeaux" : "voile-toi" et dans le quatrain qui suit de Gautier, la répétition "Reviens, reviens, bel Art antique, " coïncide avec "Dansent, dansent les paladins", tandis que "squelette gothique" a été adapté en "squelettes de Saladins" :
Au gibet noir, manchot aimable,Dansent, dansent les paladins[,]Les maigres paladins du diable,Les squelettes de Saladins.Reviens, reviens, bel Art antique,De ton Paros étincelantCouvrir ce squelette gothique ;Dévore-le, bûcher brûlant !
Une mention de "Dieu" suit encore et le poème de Gautier se clôt sur le rejet des "misères du tombeau" dont la vue lui est insupportable, Rimbaud privilégiant la célébration complaisante du spectacle avec une mention sulfureuse "Saladins" qui semble justifier le châtiment.
Rimbaud s'est également inspiré du poème suivant "Le Souper des armures" quoique de manière plus diffuses : l'antonomase "saladins" à la rime reprend celle de Gautier "Sarrasins". Rimbaud reprend plusieurs mots à la rime du "Souper des armures : "Depuis des siècles est cassé" contre "Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés", "aigle à deux cous" contre "corde raide au cou", et il reprend telle quelle la rime "fer"/"enfer" :
Hurrah ! la bise siffle au grand bal des squelettes !Le gibet noir mugit comme un orgue de fer !Les loups vont répondant des forêts violettes :A l'horizon, le ciel est d'un rouge d'enfer...Landgraves, rhingraves, burgraves,Venus du ciel ou de l'enfer,Ils sont tous là, muets et graves,Les raides convives de fer !
Et Rimbaud n'emploie pas que l'expression "corde raide", mais aussi l'adjectif "raides" apposé à "preux". Notez que pour la reprise de "cassé", le pluriel "cassés" rime avec "trépassés" qui ne nous éloigne pas de la rime exacte de Gautier : "passé"/"cassé". Le mot "saladins" reprend non seulement "Sarrasins" à la rime, mais du coup "Bal des pendus" et "Le Souper des armures" se terminent tous deux sur une rime en "-in(s)" : "festin" étant le mot de la fin chez Gautier. Rimbaud a également repris des mots épars : "l'armure", "raides", "rayon fauve" en correspondance à "forêts violettes", "panaches énormes", "(un page) noir", "orgues (du corridor)", "Dieu" en correspondance à "diable", "armures peu bégueules", "jadis par un crâne habité", "Ils roulent pêle-mêle" en correspondance à "Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles", "hideux champ de bataille / Où les pots heurtent les armets" en correspondance à "Se heurtent longuement dans un hideux amour". Rimbaud a enfin pu s'inspirer de certaines tournures elliptiques : "Trouvant manger seul ennuyeux",...
Je pourrais citer plusieurs autres passages sur la position assise avec le cortège de mentions "cuisse", "phalanges", etc., une image de hauberts comme ventres à comparer à des danseurs sans "panse", "ventres" et "panse" étant à la rime dans leurs poèmes respectifs, puis aussi des images de chutes qui correspondent aussi à la grandiloquence finale de "Bal des pendus".
Pour s'asseoir, chaque panoplieFait un angle avec son genou,Dont l'articulation plieEn grinçant comme un vieux verrou ;Et tout d'une pièce, l'armure,D'un corps absent gauche cercueil,Rendant un creux et sourd murmure,Tombe entre les bras du fauteuil.[...]Avec des mouvements fantasquesCourbant leurs phalanges d'airain,Les gantelets versent aux casquesDes rasades de vin du Rhin,[...]Les hauberts en bombent leurs ventres,[...]Albrecht, ayant le vin féroce,Se querelle avec ses voisins,Qu'il martèle, bossue et rosse,Comme il faisait des Sarrasins ;[...]Bientôt, ils roulent pêle-mêleSous la table, parmi les brocs,[...]Et Biorn, le poing sur la cuisse,Les contemple, morne et hagard,[...][...]Et le plus ivrogne se verseLe coup d'étrier du tombeau.
La virtuosité de Gautier qui décrit une orgie du mal, ce que rejoint "Bal des pendus", consiste ici à décrire le mouvement des squelettes comme indistinct entre la loi de chute physique et l'impossibilité de se tenir debout parce que bien trop ivre, et en moins remarquable Rimbaud joue sur cette indécision quand il décrit la danse des pendus.
Il est peut-être d'autres poèmes du recueil Emaux et camées qui ont pu être exploités par Rimbaud. Le mot "baladin" est très présent dans Le Capitaine Fracasse, mais il en va différemment des poèmes semble-t-il. Rimbaud a-t-il inventé l'image du "manchot aimable" pour le "gibet" sans aucun modèle en regard ? D'où lui vient la rime "paladins"/"saladins" et du coup la série "paladins"/"baladin" ? Il faut bien qu'il ait lu ses mots quelque part pour avoir songé ensuite à les utiliser. Pourquoi l'image des loups, qui peut sembler ici une reprise de Villon ? Pourquoi le mot "capitans" ? D'où vient à Rimbaud la série : "forêts violettes", "le ciel est d'un rouge d'enfer", "le ciel rouge" ? D'où lui vient de passer de "Bondit" à la forme préfixée "Rebondit" d'un quatrain à l'autre ? Pourquoi la répétitions de "pantins" s'il ne l'a pu lu ce mot dans ses modèles ? Je sens qu'il manque des sources dans le relevé.
Evidemment, je me suis reporté aux autres recueils de Gautier, j'ai repéré des extraits du poème "Albertus", mais aussi des "Premières poésies". L'exclamation avec cette transcription orthographique (le "u" pour le "ou") : "Hurrah !" scande à deux reprises "Bal des pendus", attaque des troisième et sixième quatrains d'alexandrins, avec un déliement du "Holà" puis du "Oh ! voilà..." en tête respectivement des septième et huitième quatrains. Cela structure le poème et cette mention "Hurrah!" n'est certainement pas banal chez les prédécesseurs. On peut penser à Hugo, mais en tout cas elle figure dans les "Premières poésies" de Gautier, notamment d'un vers à l'autre dans "Le Cavalier poursuivi" !
[...]Hurrah ! mon bon cheval !Hurrah ! des rocs aigus aux tranchantes arêtes,[...]
Je cherche aussi le mot "Jamais" devant la césure, je l'ai déjà rencontré à plusieurs reprises chez les poètes : Hugo, Banville ou d'autres. Le personnage de "Belzébuth" est mentionné à deux reprises dans "Albertus", poème où le mot "Hurrah" est juxtaposé dans un même vers, soit dit en passant.
Je propose donc d'arrêter ici mon relevé de sources chez Gautier, je rendrai compte ultérieurement de mes relectures de "La Comédie de la mort", des "Premières poésies" de Gautier, "Albertus" inclus.
Mais, l'article ne va pas se finir ici brusquement. Mon angle d'attaque pour éprouver si la thèse de lecture de Murphy va résister à l'usure des sources, c'est une symétrie dans les premiers alexandrins de "Bal des pendus" :
Messire Belzébuth tire par la cravate
Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
Et, leur claquant au front un revers de savate,
Les fait danser, danser [...]
C'est cette reprise "tire par la cravate", "leur claquant au front un revers de savate" qui est le centre de toute ma recherche de sources au poème de Rimbaud. Belzébuth lance l'action, voilà un trait caractéristique dont je veux trouver les modèles littéraires directement exploités par Rimbaud.
Enfin, j'ai une source originale du côté de Verlaine. Le volume parnassien collectif Sonnets et eaux-fortes a été publié en 1869 et Verlaine y a fourni un sonnet qu'il n'a pas repris dans ses premiers recueils, sonnet qu'on ne retrouve que plus tard dans le recueil Jadis et naguère. J'ai la flemme de consulter la version originale de 1869, mais le sonnet "Le Pitre" de Jadis et naguère offre une ressemblance frappante avec "Bal des pendus" :
Le tréteau qu'un orchestre emphatique secoueGrince sous les grands pieds du maigre baladin[...]Le plâtre de son front et le fard de sa joueFont merveille [...]
Le mot "tréteaux" au pluriel est employé par Rimbaud, tandis que nous avons ici une occurrence à la rime du mot "baladin" avec l'adjectif épithète "maigre" que Rimbaud réserve au pluriel aux "paladins", forme phonétiquement proche de "baladin" (b et p sont deux labiales correspondantes, l'une sonore, l'autre sourde) et au singulier au "menton" lui à la rime. Le verbe "secoue" est aussi employé par Rimbaud et dans le poème de Verlaine l'orchestre joue le rôle de mise en branle musicale du tréteau sur lequel se démène le pitre. Accessoirement, je compare l'autre citation du "Pitre" au vers : "Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées[.]"
De tous ces rapprochements, il ne jaillit jamais chez moi la conviction que "Bal des pendus" porte sur l'actualité politique en septembre-octobre 1870. En l'état de mes investigations, cette affirmation est gratuite. Je n'y crois même pas, et j'admets la gratuité du thème traité par Rimbaud pour le plaisir...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire