Je n'ai toujours pas mis la main sur le volume Stratégies de Rimbaud, mais j'ai sous la main le volume Rimbaud : Poésies, Une saison en enfer, écrit par Murphy et Kliebenstein, dans la collection "Clefs concours Atlande". Le livre a subi un dégât des eaux, il me manque les pages heureusement sans textes qui précèdent l'introduction, le dépôt légal est de décembre 2009. Composé dans l'urgence, le livre offre pas mal de coquilles, mais il s'agit tout de même d'une mise au point érudite. Steve Murphy est l'un des meilleurs commentateurs du texte de Rimbaud avec moi, Yves Reboul, Benoît de Cornulier qui n'est pas que dans la métrique et Bruno Claisse qui était un peu à part en rayonnant sur les poèmes en prose des Illuminations. Mais aucun n'a fait un sans-faute. Je citerais Fongaro ou Ascione un peu en-dessous. Murphy a surtout contribué à une meilleure connaissance des poèmes en vers premières manière et tout particulièrement des poèmes de 1870, comme l'attestent les titres des livres réunissant une part de ses travaux : Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, Rimbaud et la ménagerie impériale, Rimbaud et la Commune. Seul le volume Stratégies de Rimbaud s'intéresse à toutes les parties de l’œuvre, en revenant lui aussi sur les poèmes de 1870 : "Bal des pendus" justement ou "Ma Bohême". Murphy a aussi une grande réputation pour son approche philologique, mais elle n'est pas allée sans failles conséquentes : il n'a pas déchiffré le manuscrit de "L'Homme juste" qui pourtant n'avait rien d'illisible ; il a systématiquement prôné l'établissement de recueils : "Recueil de Demeny", "Recueil de Verlaine", pagination qu'il a cru prouvée autographe d'une partie de la liasse des poèmes en prose des Illuminations ; Il a traité la signature "PV" sur le manuscrit de "L'Enfant qui ramassa les balles..." comme un non-argument en faveur d'une réattribution du dizain en faveur de Verlaine. Au plan de l'interprétation, il a aussi une tendance à supposer un déchiffrement complexe qui peut se fonder plus sur une envie du critique que sur une réalité des faits. Pour les poèmes de 1870, il a excellé dans les lectures de "Vénus anadyomène" et du "Châtiment de Tartufe", avec un point original : la découverte indiscutable de l'acrostiche "déchiré" : "Jules Cés... AR" dans le cas de ce dernier sonnet.
Pour "Les Etrennes des orphelins", je ne suis tout de même pas d'accord avec sa lecture. Il s'agit du premier poème en vers français de Rimbaud, sauvé par la sœur Isabelle, et même Verlaine, qui a fini sa vie à peu près retourné dans le giron catholique, a considéré que ce poème était montré à des fins de réhabilitation et n'en valait pas vraiment la peine. Je pense que le poème a un charme, on sent les facilités du Rimbaud débutant tout de même. Murphy soutient que Rimbaud raille un intérieur bourgeois, plaquant une lecture du type lutte des classes sur le poème. Je ne suis pas d'accord. Cette approche est anachronique. Rimbaud n'a pas été biberonné au marxisme à son époque. Il était un enfant de classe moyenne qui admirait des poètes qui n'avaient rien à voir avec la lutte des classes. Evidemment qu'une sourde lutte des classes existe à chaque époque et que les intérêts des gens ne sont pas les mêmes selon la situation dans les hiérarchies sociales, mais Rimbaud ne parle pas selon le mode caricatural marxiste. Par ailleurs, il a adhéré à la Commune qui était un mouvement plutôt libertaire, et il y a adhéré avec une pensée qu'on peut identifier comme libertaire, pas comme marxiste. Et le marxisme persécutera avec Trotsky et d'autres la pensée libertaire. En tout cas, au plan de la simple lecture des "Etrennes des orphelins", on ne voit pas pourquoi parce que Rimbaud est passé du couple de "pauvres gens" du poème hugolien à un foyer de gens plus aisé Rimbaud raillerait la bourgeoisie et se vengerait en imagination sur des bourgeois dans la souffrance qui sortent de son imagination, sans prendre la peine d'expliciter de telles intentions : ça n'a aucun sens. Il est clair que dans "Les Etrennes des orphelins" Rimbaud s'apitoie sur le sort des deux enfants orphelins de "quatre ans" et traite sur un registre pathétique le décès de leur mère. Rimbaud n'est pas en train de nous enseigner que ces disputes peuvent exister aussi chez des bourgeois dans le simple but de nous dire que ce n'est pas mieux. Le poème a été publié par la Revue pour tous qui trouvait des qualités au poème, c'est bien la preuve que le fait de parler d'une déchéance dans une famille bourgeoise n'était pas subversif, même si c'était évité. Il y a seulement l'image du père qui est bien loin qui fait fausse note morale. Il ne faut pas faire de l'opposition entre les misères des pauvres et l'image préservée des gens riches et fortunés dont le bonheur en ménage serait sans nuage un horizon culturel dont Rimbaud aurait eu le génie de rompre le caractère indépassable avant lui, ce serait donné une importance historique à son premier poème "Les Etrennes des orphelins" qui plus est. J'ajoute que Rimbaud s'est inspiré de travaux scolaires de longue date, il se servait de travaux de l'année scolaire antérieure pour composer "Les Etrennes des orphelins" et il s'est inspiré du poème le plus célèbre du boulanger nîmois Jean Reboul qui lui avait été soumis en classe sous le titre "L'Ange et l'enfant". Cela a donné le poème en vers latins de Rimbaud "Jamque novus...", lequel introduit le motif de la nouvelle Année. Je prétends très clairement que Rimbaud a superposé au modèle qu'était "L'Ange et l'enfant" le récit du conte d'Andersen qui tient en peu de pages "La Petite fille aux allumettes". La comparaison est éloquente et montre clairement que le rêve des enfants avec l'ange des berceaux a bien la valeur édifiante que la lecture traditionnelle des "Etrennes des orphelins" admet. Et il faut bien mesurer que Rimbaud ne s'est pas contenté de lire le poème de Reboul tel qu'on lui a présenté, puisque les mots de la fin en lettres majuscules : "A NOTRE MERE" sont la reprise de l'autre titre qui était donné à la pièce de Reboul : "Elégie à une mère". C'est le titre donné au poème dans l'anthologie Les Poètes français tome IV de Benjamin Crépet en 1862. La mention "A une mère" est en majuscules, mais une ligne en-dessous de la mention de genre "Elégie" en caractères plus petits comme pour un sous-titre, ou un complément secondaire de titre. Je fais sans peine de cette mention "A UNE MERE", l'origine de la mention finale en majuscules "A NOTRE MERE" du poème de Rimbaud. Rimbaud a repris un terme d'adresse au poème de Reboul et avec le possessif "notre" il a fait passer le terme d'adresse dans la pensée des enfants, ce que passent sous silence les commentaires récents des "Etrennes des orphelins" qui se contentent de considérer que le "A notre mère" est un écrit mécanique en ce genre de circonstances qui a été exécuté par des adultes et que ne comprendraient pas les enfants de quatre ans qui croient que les objets brillants funéraires sont leurs étrennes. Non ! Les étrennes sont adressées à quelqu'un, et le "A NOTRE MERE" est très clairement une adresse à la mère défunte. On voit deux inversions par rapport au poème de Reboul, le "A NOTRE MERE" passe d'une position initiale antérieure aux vers eux-mêmes à une position finale, et le décès est celui non de l'enfant, mais de la mère de deux enfants.
Ce dispositif saillant est complètement minimisé par les lectures satiriques fournies par Murphy, Cornulier et d'autres rimbaldiens. Après une petite recherche, je constate que le titre est bien "L'Ange et l'enfant" et que celui retenu par l'anthologie de Crépet correspond au seul sous-titre : "Elégie à une mère".
J'ai beau tourner cela dans tous les sens dans ma tête, je ne comprends pas comment on peut faire fi de ce dispositif : les enfants offrent des étrennes à leur mère défunte, l'hommage de ceux qui vivent à la morte qui n'est plus là pour les protéger. C'est un peu court de répliquer que l'athée Rimbaud ne peut pas jouer avec la croyance, chrétienne ou plus vague, avec l'au-delà dans ce poème, de dire que Rimbaud ne joue jamais avec l'illusion métaphysique. Il y aurait une pétition de principe selon laquelle Rimbaud ne composerait jamais rien de larmoyant, de "misérabiliste" pour employer un terme péjoratif. N'importe quoi ! Ce genre de loi est parfaitement incompréhensible, on ne sait pas ce que ça doit prouver. Le poème de Reboul offre le titre de genre "élégie" : est-ce qu'on peut admettre le caractère élégiaque des "Etrennes des orphelins" ? C'est la base de toute la lecture, non ?
Au passage, je vous invite à vous reporter à la notice de Valéry Vernier. Il y mentionne la célébrité du poème sous le titre distinct "L'Ange et l'enfant", celui donc fourni en classe à Rimbaud, il essaie de le minimiser au profit d'autres poèmes, mais cela importe peu. En revanche, Vernier insiste sur le fait que Jean Reboul n'a été génial que de temps en temps et surtout il classe l'intérêt des poèmes de Reboul selon qu'ils sont mélancoliques, religieux et politiques. Les poèmes royalistes seraient mauvais, les poèmes religieux auraient quelques mérites mais cela resterait mitigé et enfin ce qui vaut chez Reboul c'est les pièces de mélancolie terrestre, avec la tristesse, et même le désespoir. Vernier nous propose son podium des meilleurs poèmes de Jean Reboul : "Consolation sur l'oubli", "un Soir d'hiver", et son préféré la "Lampe de nuit", vers dont il dit qu'ils sont "par la coupe, la tournure et le ton" "semblables à de certains autres beaux vers que nous lûmes depuis chez quelqu'un qui n'a pourtant pas besoin d'imiter. Pourquoi cela fait-il songer aux Contemplations ?" Quand on sait que le poème "Les Pauvres gens" dont s'inspire "Les Etrennes des orphelins" s'inspire de près d'un récit en prose et que deux poèmes des Contemplations sont des variations sur "L'Ange et l'enfant", voilà qui est amusant.
Etrangement, les deux poèmes retenus ne correspondent pas au discours de la notice, comme si Vernier n'avait pas eu la main sur le choix des poèmes. Nous avons droit au classique "Elégie à la mère" alias "L'Ange et l'enfant", et à côté un poème politique sans intérêt poétique avec un dernier quatrain aux lourdes allusions à Lamartine tiré du dernier recueil Les Traditionnelles.
De toute façon, Vernier n'a pas un jugement fiable. Flanqué d'une mention de date "-Septembre 1833-", le poème "Consolation sur l'oubli" est rugueux à lire, antipoétique, comme l'attestent des vers tels que ceux-ci qui sont au tout début (vers 3-4) :
Si la main de l'oubli me la renverse alorsQue je l'aurai remplie à couler par les bords,[...]
Je vous ai cité le pire, mais il y a encore d'autres vers qui, tout simplement, sont difficiles à lire, ce qui est un comble pour un poème. L'inspiration y est nulle également.
A cause de "Jeune goinfre", je ne résiste pas à la mention du premier vers de "Troubadour d'Occitanie" :
Toque de moire, aigrette blanche[...]
Le poème offre des ellipses grammaticales curieuses qui rendent désagréable la lecture d'un poème pourtant pas trop mal musical.
Le poème "L'Hirondelle du troubadour" avec "zéphyr" à la rime entre dans la liste des poèmes dont Un cœur sous une soutane persifle les clichés.
Je repère un poème au titre "M. L'abbé F. de Lamennais" d'août 1834. Effectivement, Reboul est plus heureux quand il compose des plaintes élégiaques qui ressemblent à "L'Ange et l'enfant" et aux "Etrennes des orphelins" : "Souvenirs d'enfance", etc, mais même dans le registre élégiaque le poète peut être laborieux ("Accablement"). Même s'il ne la pas trop estimé dans sa notice, le poème "Le Moulin de Genèse" est d'évidence une source d'inspiration pour le Victor Hugo des Contemplations, avec l'indice "moulin de la Galette"...
Le poème "La Lampe de nuit" mérite en effet un peu d'attention. Il s'agit d'un long poème d'alexandrins en rimes plates divisé en cinq parties par des chiffres romains. Les deux premières parties sont très bien écrites, même si l'hémistiche d'attaque du vers 2 : "N'avez-vous vu jamais", ne passe de manière pleinement naturelle au plan prosodique, il est trop abrupt à cet endroit-là. Les trois dernières parties sont un ton en-dessous dans la qualité d'écriture, mais l'intérêt se maintient.
Effectivement, on peut penser aux Contemplations, mais Reboul s'inspire lui-même des Feuilles d'automne et de "La Pente de la rêverie". Je cite des vers qui sont bien tournés, pas forcément les plus nettement hugoliens, j'y inclus le vers 2 pour la compréhension, mais je pense plus au vers 1, aux vers 3 et 4 et aux suivants :
Dans un demi-sommeil plongé, de votre litN'avez-vous vu jamais la lampe qui pâlit,Et, mourant par degrés sous l'étreinte de l'ombre,Rend votre appartement plus lugubre et plus sombre,[...]Quand ses derniers reflets sur le mur vacillantsFont mouvoir vos habits pendus à l'aventure,[...]Par le béant tombeau nos jours sont attirés.[...]On croit ouïr sur soi la terre qui s'écroule,[...]Et voilà ce qui fait que les morts rarementQuittent pour nous parler le fond du monument ;[...]Quoi ! ce corps délicat, amant des voluptés,Ces regards que les cieux enivrent de clartés,Ces organes si prompts par qui l'âme est servie,Et si bien en accord dans l'hymne de la vie,Tout cela ne sera qu'un avorton du tempsQue la mort doit reprendre après quelques instants !Tout cela ne sera que des lambeaux putrides,Et puis des vers, et puis des ossements arides[...]Par ce je ne sais quoi qu'on ne saurait nommer,[...]
Le "et puis" devant la césure d'un vers cité plus haut témoigne de l'influence hugolienne. Je relève aussi le "Chacun" à la rime. Il y a quelques licences "vacillants" plus haut et "ce que tu délaisse" à la fin du poème pour permettre une liaison des hémistiches.
Les vers suivants témoignent eux aussi de l'influence patente de Victor Hugo :
Alors l'esprit s'égare en de profonds détours,Catacombes sans fin, noire métaphysiqueOù du trépas scruté l'énigme se complique,Où, lassé de chercher, l'on se retrouve seul,Les pieds embarrassés d'un funèbre linceul,[...]Sans fouler une part du genre humain broyé,Où l'on ne peut manquer un pouce de surfaceDont la mort mille fois n'ait déjà pris sa place !
Le motif de la lampe est intéressant quand on songe à certains passages d'Une saison en enfer et de la série "Enfance" des Illuminations.
Le poème "Un soir d'hiver" de février 1835 est en sept quatrains d'alexandrins, les trois premiers sont magnifiques à lire, les quatre derniers moins réussis jouent tout de même une partition satirique intéressante, moins attendue.
On peut savourer le lyrisme d'autres poèmes "Le Château du mendiant", "Promenade sur mer", "Souvenir d'un soir". En effet, Reboul est plus intéressant quand ses élégies s'accompagnent d'une expansion lyrique dans un discours en rimes plates. Il est plus rarement heureux quand il s'essaie aux poèmes en strophes où il tend à une solennité artificielle, moins inspirée, qui gâche tout.
L'impression finale, c'est que le poème "Les Etrennes des orphelins" évacue la dimension religieuse et correspond à cette mélancolie sombre que met en avant Vernier. Rimbaud se déleste de la référence chrétienne, mais il reste dans un entre-deux métaphysique avec l'idée d'une vie de la mère dans un au-delà rassurant. C'est artificiel, mais c'est clairement ce qu'a voulu écrire Rimbaud. Il s'adonne à cette superstition consolatrice, certes structurée par la pensée chrétienne. Pourquoi pas ?
Passons à "Bal des pendus".
Dans la partie "Repères", Murphy développe un chapitre intitulé "Histoire de textes" dont la première sous-partie concerne les poésies de 1869-1870 et dans une subdivision "La Lettre à Banville", page 26, il écrit ceci :
Certains poèmes sont parfois datés par la critique de cette période, notamment Bal des pendus et Le Châtiment de Tartufe, mais sur des bases contestables.
Le discrédit facile de cette datation pour "Le Châtiment de Tartufe" va mécaniquement profiter au rejet de celle de "Bal des pendus". Toutefois, ce propos est mêlé à un raisonnement dont la progression nous interpelle.
Murphy vient de signaler que Rimbaud a envoyé à Banville trois poèmes dans une lettre du 24 mai 1870, et il développe une argumentation intéressante selon laquelle Rimbaud veut être publié dans le second Parnasse contemporain. Ce que dit Murphy d'intéressant, c'est que la publication de ce second Parnasse contemporain ne se fait que sous la forme préalable de fascicules avec un, deux sinon trois intervenants. Rimbaud propose à Banville de ne publier que trois poèmes "Par les beaux soirs d'été...", "Ophélie" et "Credo in unam", en allant du poème le plus court au plus long. Le second degré ne concerne que l'envie de paraître à la toute fin du volume pour que "Credo in unam" y soit le credo des poètes.
Il est clair que Rimbaud en fait la demande expresse. Il demande explicitement une telle "place" dans sa lettre... Il devait se douter que cela ne serait pas si simple, mais de fait il a tenté le tout pour le tout. Mais il y a un autre élément que ne relève pas Murphy qui va dans ce sens. Rimbaud a homogénéisé la veine poétique des trois poèmes. Au plan des registres et des thèmes, "Les Etrennes des orphelins" ou "Bal des pendus" ne s'harmoniseraient pas avec les trois poèmes en question.
Murphy dégage tout de même l'idée que Rimbaud a retenu ces trois poèmes parmi d'autres, et il avance que de cette époque d'autres poèmes de Rimbaud "ont été perdus ou détruits". Et c'est là que vient la citation plus haut pour signifier que certains critiques ont pensée que parmi les poèmes remis à Demeny où figurent "Soleil et Chair", "Sensation" et "Ophélie" il pouvait très bien y avoir d'autres poèmes déjà un peu anciens. Murphy aurait dû citer "Le Buffet" également. C'est bien "Bal des pendus" et "Le Buffet" les deux poèmes soupçonnés d'être plus anciens. "Le Châtiment de Tartufe" est plutôt un cheval de Troie introduit par Murphy pour discréditer cette réflexion, puisque Murphy aura beau jeu d'exhiber l'acrostiche "Jules Cés...ar" qu'il a découvert et qui relie "Le Châtiment de Tartufe" à deux sonnets contre Napoléon III qui datent clairement d'après Sedan : "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" et "Rages de Césars". Je précise qu'un article du Monde illustré en septembre 1870 décrivait en se libérant enfin de la censure Napoléon III traversant le terrain de la défaite de Sedan en fumeur ("Rages de Césars") et en citant la célèbre exclamation "Le pauvre homme !" virant au comique de répétition dans Tartuffe à propos de Napoléon III. En clair, j'ai trouvé la preuve dans la presse de septembre 1870 d'un traitement satirique assimilant Napoléon III au Tartuffe de Molière. Excusez du peu ! Effectivement, pour "Le Châtiment de Tartufe", il n'est pas raisonnable de l'envisager antérieur à la défaite de Sedan et de le désolidariser de "Rages de Césars" et "L'Eclatante victoire de Sarrebruck".
Mais pour "Le Buffet" et "Bal des pendus", c'est une autre affaire.
Et, on aimerait en savoir plus sur les "bases contestables" qui ont amené certains critiques à penser que "Bal des pendus" datait de l'époque où Rimbaud était en classe avec Izambard, sachant que l'idée est d'une liaison entre le devoir scolaire "Charles d'Orléans à Louis XI" et "Bal des pendus".
J'ai montré récemment que des passages précis de la comédie Gringoire étaient les sources communes au devoir et à "Bal des pendus". J'ignore encore si cela est confirmé ou développé dans l'article de 2004 de Murphy sur "Bal des pendus", mais que Murphy le dise aussi ou non en 2004, ici il n'en parle pas, et de toute façon c'est une donnée incontestable en soi. Si en 2004, Murphy a émis un "oui, mais..." il n'en reste pas moins que le raisonnement est fondé.
Et "Bal des pendus" n'entrait pas de manière homogène dans la série remise à Banville afin d'être publié dans le second Parnasse contemporain. Malgré la dépense, Rimbaud aurait sans doute mieux fait selon moi de glisser le poème "Bal des pendus" et d'exposer qu'il souhaitait une publication plus homogène des trois autres poèmes seulement. Au plan tactique, cela se serait mieux passé. En donnant une note homogène à sa poésie, et en privilégiant ce qu'il a maladroitement souligné avec autodérision dans sa lettre des motifs considérés comme d'une parfaite banalité il s'est tiré une balle dans le pied.
Le poème "Bal des pendus" est commenté beaucoup plus loin dans une subdivision intitulée "Le recueil Demeny", ce qui signifie bien que Murphy a pesé après Brunel et son livre Rimbaud, projets et réalisations, dans l'idée d'exhiber les poèmes remis à Demeny comme un recueil, ce qui est absurde.
A la page 42, Murphy écrit ceci sur le poème en question :
[...] on s'est parfois plaint du manque de sympathie pour les pendus et on a comparé ce texte à ses points de référence principaux, notamment la Ballade des pendus de Villon. [...]
Ici, la rallonge phrastique pose problème : "notamment la Ballade des pendus de Villon", puisqu'elle est susceptible de deux interprétations. Soit Murphy pense que c'est la référence principale du poème, soit il sous-entend plutôt que parmi les points de référence principaux le poème de Villon a prédominé. Le poème de Villon appelle à la pitié pour les pendus. Mais pourquoi isoler Villon des références à Gautier et Banville. Le poème de Banville "Ballade des pendus" décrit de manière drôle et sans pitié les pendus. Il a une note satirique avec le vers répété qui structure la ballade, mais même ce vers ne fait pas complètement tomber la drôlerie sadique : "C'est le verger du roi Louis."
Les poèmes de Gautier sont marqués par le recul du poète effrayé, mais il y a tout de même de la drôlerie dans "Albertus" à tout le moins.
Voici maintenant ce qu'écrit Murphy en réponse aux commentaires qui voient "Bal des pendus" comme une parodie immorale de l'Epitaphe Villon :
[...] Mais Rimbaud ne s'est pas "amusé à parodier" le poème de Villon. Il produit en réalité, un peu comme pour Les Etrennes des orphelins, un déplacement significatif du sujet. Il ne s'agit pas de pauvres, mais de "paladins" qui gigotent au pilori à côté d'un "grand squelette fou" (v. 34) qui est sans doute leur chef : ce ne seraient pas les pairs de Charlemagne mais, ici, les sbires à "têtes fêlées" (v. 21, autrement dit : fous comme le grand squelette) de Badinguet, que la caricature montre souvent, à cette époque, au pilori ou au gibet. Ces paladins se rapprochent des palatins, habitant[s] de palais, et ils sont les antonymes des pauvres victimes de la justice de la Ballade des pendus, qui n'est en aucune manière parodiée ici. [...]
Il y a ensuite un développement intéressant, avec lequel je suis d'accord, sur les équivoques obscènes et l'idée de la semence du pendu qui a une bandaison post mortem, ce qui a donné le mythe de la mandragore née de la semence de pendus.
Mais il y a plusieurs problèmes dans le passage que je viens de citer. Murphy répète que le poème de Villon n'est pas parodié, laissant entendre qu'il s'agit d'une source comme référence, mais pas d'un pastiche ni encore moins d'une parodie, puisque Rimbaud ne se moque pas de Villon et lui rend même indirectement hommage. Or, le problème, c'est que malgré son titre qui abrège celui apocryphe attribué à l'Epitaphe Villon, "Bal des pendus" n'imite pas la ballade de Villon, mais d'un côté la "Ballade des pendus" de la comédie Gringoire de Banville et de l'autre divers poèmes à "danse macabre" de Gautier, certains impliquant des pendus, mais pas exclusivement. Rimbaud imite des poèmes divers de Gautier avec des morts qui dansent, avec au lieu de squelettes des armures parfois, avec des pendus mais une danse autour de sorcières, etc.
Murphy passe par-dessus la jambe les sources directes du poème "Bal des pendus" où la réécriture du titre apocryphe de Villon est un peu annexe finalement, ou n'est essentielle que par rapport au poème du Gringoire de Banville.
Il y a un deuxième problème. Le terme "palatins" est introduit en "cheval de Troie" dans le raisonnement. Murphy exhibe le nom d'emploi peu courant "palatins" et en donne une définition : "habitant[s] de palais". Mais Rimbaud a écrit à quatre reprises "paladins", pas une seule fois "palatins". Qui plus est, le nom ou l'adjectif "palatin" n'a pas le sens que lui donne Murphy. Le "palatin" n'est pas un habitant de palais, c'est une personne liée à un palais, ce qui n'est pas exactement la même chose. C'est un peu pour l'adjectif l'écart qu'il y a entre un adjectif qualificatif et un adjectif relationnel, subdivision inconnue de Rimbaud, mais cela ne change rien au fonctionnement de la langue. Subrepticement, Murphy introduit aussi l'idée de "conseiller" en employant ce mot "palatin", ce qui convient mieux que "paladin" dans la thèse d'une charge contre Napoléon III.
Or, Rimbaud a employé le nom "paladin", ce qui renvoie aux "douze pairs de Charlemagne" ou surtout à un "chevalier errant", et le "paladin" n'est pas comme le palatin un "comte", un gouverneur, un conseiller politique, quelqu'un qui occupe des fonctions dans un palais, mais un défenseur de la veuve et de l'orphelin, un vertueux héros courtois par des faits d'armes.
Prenons le quatrain d'octosyllabes de Rimbaud où le mot est employé à deux reprises dans une sorte d'expansion où le poète se reprend pour préciser sa pensée :
Au gibet noir, manchot aimable,Dansent, dansent les paladins,Les maigres paladins du diable,Les squelettes de Saladins.
Rimbaud se moque donc des héros, des "chevaliers errants", mais il se moque ici de héros suborneurs, puisqu'il précise tout de suite par une antiphrase qu'il s'agit de gens mauvais : "maigres paladins du diable", et puis il enrichit cela d'un parfum d'hérésie : "squelettes de Saladins", puisque les chevaliers errants défendent en principe les valeurs chrétiennes. Et on admire le dégrossissement progressif : "paladins" passe à "maigres paladins" puis devient "squelettes", tandis qu'apparaissent des compléments du nom qui démentent l'habit du nom "paladins" : "du diable", "de Saladins". Notons que le pluriel à "Saladins" doit éviter au lecteur de lire "du diable"/"de Saladin". Ces pendus sont de véritables "Saladins" et non pas des "paladins". Partant de là, il ne reste pas vraiment de place pour dire que Rimbaud identifie ces pendus à la profession conspuée de "paladins". La lecture de Murphy ne tient pas.
Je passe au troisième problème. Murphy pense que le "grand squelette fou" est le chef des autres pendus, et il formule l'inénarrable "sans doute" qui est comme toujours l'indice maladroit d'un raisonnement forcé dont on veut se persuader. Le "grand squelette fou" dans le poème n'est rien d'autre que le "grand squelette fou". Il n'y a rien qui invite à le considérer comme le chef des pendus.
Et puis le quatrième problème, c'est cette affirmation tombée de nulle part selon laquelle les pendus seraient les sbires de Napoléon III, lequel serait le grand squelette fou dirigeant d'autres fous, les "têtes fêlées". Le raisonnement sort de nulle part en prétextant un lien d'actualité en réalité parfaitement dérisoire selon lequel à l'époque la caricature représentait souvent Napoléon III et ses dirigeants au gibet ou au pilori, le pilori pouvant donc donner le change.
Tout ça est extrêmement fragile. Je ne constate aucune allusion appuyée à Napoléon III dans le poème, pratiquement tous les vers font l'objet de réécritures de vers de Gautier, sinon du Gringoire de Banville, ce qui ne favorise pas l'idée d'une référence à Napoléon III, puisque les détails de Rimbaud s'expliquent déjà par la démarcation des modèles pris à Gautier, et puisqu'aucun détail probant n'est mentionné par Murphy en faveur de l'identification à Napoléon III. Dans "Le Châtiment de Tartufe", le mot "châtiment" évoque le recueil contre l'empereur de Victor Hugo, l'acrostiche "Jules César" renvoie au mythe identificatoire de la famille impériale. Qu'est-ce qu'il y a d'équivalent dans "Bal des pendus" qui justifierait une réévaluation du poème dans le sens d'une satire contre le second Empire défait après Sedan ?
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