Il y a toujours un temps d'hésitation pour moi. Je ne laisse pas leur chance à des articles exceptionnels que de nouveaux chassent dans les jours et parfois heures qui suivent. Il y a quelques jours, je signalais à l'attention que la rime "d'or"/"dort" avait été pratiquée à plusieurs reprises par Banville dans son premier recueil de 1842, ce qui modifiait les données et posait sur de nouvelles bases la thèse, juste au demeurant, que Jacques Bienvenu a posée d'un Rimbaud qui avait réagi spécifiquement à l'auteur du Petit traité de poésie française, ce qui a eu un rôle clef dans son émancipation vis-à-vis des règles de versification, et voilà déjà plusieurs articles qui recouvrent les quelques articles où j'en parle. Mais, ce blog est pour moi une banque de données à enrichir autant que faire se peut et je dois composer avec ma manière d'être hors-norme. Je choisis de continuer. Il y aura moins de lecteurs de chacun de mes articles, mais tant qu'il y en a rien ne se perd.
Je vais parler aujourd'hui des Stalactites, mais dans la continuité de mon étude sur Les Cariatides. J'ai notamment souligné que Rimbaud avait exploité les deux versions des Cariatides, celle de 1842 et celle de 1864. La preuve était dans les deux premiers vers du sonnet "Au Cabaret-Vert" où Rimbaud a réécrit en un passage les deux versions d'un même vers. Il avait repris le verbe "déchirer" de la version la plus récente et le second hémistiche à peine altéré de la leçon originale : "aux cailloux du chemin" devenant "aux cailloux des chemins". J'avais insisté aussi sur la préface du volume de 1842 où Banville donnait son âge dans une phrase concise en tête de l'un des derniers paragraphes : "J'ai dix-neuf ans." Rimbaud fait probablement allusion à ce "j'ai dix-neuf ans" quand il écrit "j'ai dix-sept ans" dans sa lettre du 24 mai 1870, mais c'est dans la lettre du 15 août 1871 que Rimbaud a explicitement établi un parallèle avec la préface de Banville quand il écrit en tête d'un paragraphe de fin de la lettre : "J'ai dix-huit ans."
Steve Murphy a cité lui-même ce rapprochement dans son édition chez Honoré Champion du tome II des Œuvres complètes de Rimbaud, page 532. Mais notre mise au point va plus loin.
On constate aussi que, dans le passé, les rimbaldiens pouvaient citer la première édition des Cariatides en tant que telle, et alors que l'importance des variantes était un fait connu personne n'a identifié la présence à maintes occurrences d'une rime "dort" ou "endort" / "d'or" dans le premier recueil.
Mais je voulais m'intéresser aussi à l'édition de 1857 des Poésies complètes de Banville. Ce qui m'intéresse, c'est ce que cela peut nous dire de concret sur l'évolution des recueils de Banville.
A la fin de l'année 1842, Banville a fait publier à dix-neuf ans son premier recueil Les Cariatides chez Pilout éditeur. Il s'agit d'une édition soignée avec de nombreuses pages blanches, avec des pages réservées aux titres des poèmes, et avec des strophes numérotées et espacées par des blancs. Cet ouvrage contenait aussi de nombreuses épigraphes. Ce recueil ne peut pas être consulté sur le site Gallica de la BNF, mais un exemplaire d'une bibliothèque d'Ottawa a été mis en ligne sur le mode fac-similaire, ce dont j'ai profité.
En 1846, chez Paulier éditeur, Banville a publié un second recueil Les Stalactites qui est hélas bien moins agréable à lire que le premier. Il y mentionne Baudelaire avec le nom en complément "Dufays" et un vers alors inédit de celui-ci. Ce recueil a lui aussi une présentation soignée avec des pages blanches, des changements de page quand on passe à un nouveau poème, des épigraphes, etc. L'édition originale des Stalactites est disponible sur le site Gallica de la BNF cette fois.
En 1856, Banville a publié son troisième recueil : Odelettes. Son rythme de publication, du moins au plan de la seule poésie lyrique, était alors désespérément lent, et surtout les deux recueils Stalactites et Odelettes ne sont pas très agréables à lire, contrairement aux Cariatides. Malheureusement, je n'ai aucun accès à cette plaquette originale sur le net. Je ne peux lire ce recueil que dans l'édition des Cariatides de 1864 ou dans les éditions des poésies complètes de Banville, soit en 1857, soit par Lemerre à la fin du siècle.
Enfin, en 1857, Banville a publié enfin un nouveau recueil agréable à lire qui a dû relancer sa carrière : Odes funambulesques. Et cette même année, selon une mode que dénonce Banville en disant qu'elle n'est pas de son fait, une édition de ses trois premiers recueils a été lancée cette année-là. Il s'agit d'une édition par Poulet-Malassis et de Broise, et le titre me laisse perplexe Les Poésies complètes de Théodore de Banville (1841-1854). Le recueil des Odelettes n'a été publié qu'en 1856, tandis que certains poèmes des Cariatides remontent à 1839. Malgré cette mention "1854", le recueil Odelettes est bien inclus dans l'ensemble.
Et j'en suis arrivé au constat important. Pour des raisons de gain de place, l'édition de 1857 des Poésies complètes est à l'origine de toutes les transformations que nous constatons dans l'édition de 1864 des Cariatides par l'éditeur Jules Tardieu. Ce dernier éditeur a repris le principe des Poésies complètes de 1857 aux éditeurs Poulet-Malassis et de Broise (ou Broise si j'enlève la particule), et il a surtout changé le titre général. Dès 1857, les poèmes inédits des Cariatides sont présents, ainsi que les nouveaux titres : "Dernière angoisse", "Les Baisers de pierre". Il me faudrait plus de temps pour tout vérifier, mais toutes les variantes de 1864 sont déjà semble-t-il dans l'édition de 1857 et c'est en tout cas ce que j'ai constaté pour la disparition de la rime "endort"/"d'or", du pronom relatif "dont" à la césure, et ainsi de suite. Et évidemment, pour "je ne sais trop pourquoi" la disparition des tirets pour de simples virgules est déjà opérée en 1857 et cela concerne aussi un vers des Stalactites où là aussi une parenthèse entre tirets devient une proposition en incise entre deux simples virgules.
Cela est plus intéressant qu'il n'y paraît.
Dans les éditions définitives par Lemerre à la fin du dix-neuvième siècle, Banville ajoutera des césures déviantes à de nombreux vers, mais dans les éditions de 1857 et de 1864 de ses premiers recueils Banville loin d'accroître les césures déviantes, n'en place aucune et même fait disparaître le "dont" à la rime ou les rimes dont l'orthographe posait un problème d'orthodoxie.
En 1864, Banville serait à contre-courant d'une évolution qu'il a fini par rejoindre avec le poème "La Reine Omphale" en 1861 et quelques poèmes des Odes funambulesques. En revanche, si l'édition de 1864 ne fait que reconduire l'état des poèmes de 1857, nous avons donc des corrections qui sont antérieures à l'engouement provoqué par les césures déviantes des Fleurs du Mal et de Leconte de Lisle en 1855, puis 1857. Banville n'a pas, comme Leconte de Lisle, suivi le mouvement immédiatement. Et comme Banville cite un vers inédit de Baudelaire dans ses Stalactites de 1846, cela prouve aussi que Baudelaire ne lui donnait certainement pas l'exemple d'un poète aux césures déviantes, ce que prouve nettement le fait que la plupart des césures déviantes des poésies de Baudelaire apparaissent après 1857, et sont rarissimes encore dans la première édition censurée des Fleurs du Mal.
Le recueil est publié en 1857, mais la mention "1854" invite à penser que la mise au point pour les poèmes est plus ancienne, et le "dont" à la rime de 1842 qui est refoulé pour le poème "Le Stigmate", ça correspond à un Banville qui ne s'attend pas à ce que cette pratique devienne un énorme succès de société à partir de 1855. En 1857, le recueil de Banville est à contre-courant et Banville censure ce "dont" à la rime qui aurait dû au contraire lui assurer une relative antériorité sur Baudelaire.
Nous sommes dans la grande histoire littéraire, ma mise au point n'a rien d'anodin.
L'édition des Poésies complètes contient donc les trois premiers recueils déjà publiés par Banville et une section inédite, le tout étant subdivisé en six livres. Nous avons trois livres pour Les Cariatides, un livre pour Les Stalactites, un cinquième pour les Odelettes et un dernier pour les pièces inédites connues sous le titre "Le Sang de la coupe". Cette dernière section deviendra un recueil autonome avec rétablissement des épigraphes notamment, mais d'après mes maigres recherches seulement à partir de 1874, donc postérieurement à la lecture des poésies de Banville par Rimbaud.
A défaut d'un accès aux Odelettes dans leur version originale, j'imagine que le recueil n'a guère évolué de 1856 à 1857. Je pars du principe que Rimbaud a lu les deux versions de 1842 et 1857-1864 des Cariatides, puis les seules versions de 1857-1864 des Stalactites, Odelettes et des poèmes inédits réunis sous le titre "Le Sang de la Coupe". Pour le recueil des Stalactites, je n'exclus pas qu'il ait lu le recueil dans son édition originale, mais je n'ai pas encore de moyens d'en être sûr. J'ai constaté en lisant en même temps le recueil de 1846 sur l'ordinateur et le quatrième livre des Cariatides de 1864 dans l'édition que je possède qu'il n'y a à quelques détails d'orthographe ou de ponctuation près aucune variante de vers entre les deux versions du recueil. Le texte est identique. Il n'y a aucune suppression de poèmes. En revanche, il y a des épigraphes qui disparaissent, de légères modifications de titre, "Dufays" qui disparaît pour Baudelaire, etc., et il y a deux poèmes supplémentaires dans l'édition de 1857-1864. Le poème liminaire "Les Stalactites" est un ajout inédit de 1857 symétrique de l'ajout du poème liminaire "Les Cariatides" en tête du premier livre, symétrie confirmée non seulement par le recours aux titres des recueils, mais par la forme : deux poèmes en tercets avec un vers isolé au début du poème et un autre en bouclage. Au milieu des autres poèmes, la pièce "Arlequin et Colombine" ne figure pas non plus dans l'édition originale de 1846, puisque je me suis fait surprendre par ce fait durant ma lecture.
Pour ce qui est de l'influence des Stalactites sur Rimbaud, je pense qu'elle est dérisoire. Je ne rencontre pas du tout des emprunts évidents comme c'est le cas pour les deux versions des Cariatides. Cela va dans le sens d'un recueil qui n'est pas spécialement bien écrit, ni agréable à lire.
Pourtant, si Rimbaud a lu la préface de 1846, il a pu en trouver les propos très intéressants. Jacques Bienvenu les a déjà signalés à l'attention. Banville parle d'une négligence recherchée et de la nécessité d'être moins strict dans sa versification pour atteindre à la chanson.
Après une dédicace à son père assimilé à un "ami", Banville offre une préface très bien tournée, autrement prenante que les poèmes du recueil lui-même. Pourtant, cette dédicace et cette préface sont absentes de l'édition de 1857-1864 :
Le temps n'est plus où l'on pouvait persuader à la foule qu'il faut passer par l'expiation pour arriver à l'Amour.
Aujourd'hui, le devoir du poëte est d'enseigner aux hommes que tous leurs instincts sont nobles et légitimes, et que chacun de nous a droit sur cette terre à toutes les félicités.
Si donc l'auteur de ce livre a chanté encore une fois, sous les divins noms que la Grèce leur a trouvés, la Beauté, la Force et l'Amour, c'est qu'il appartient éternellement à la poésie lyrique de devancer comme une aurore la philosophie humaine.
L'auteur espère que les lecteurs des Cariatides remarqueront avec plaisir dans les Stalactites, non point un changement, mais une certaine modification de manière qui, pour être légère, n'en est pas moins importante ; les personnes dont l'esprit noblement curieux s'attache parfois aux lentes transformations et aux progrès d'un écrivain, sauront sans doute gré à l'auteur des Cariatides d'avoir, dans son style primitivement taillé à angles trop droits et trop polis, apporté cette fois une certaine mollesse qui en adoucit la rude correction, une espèce d'étourderie qui tâche à faire oublier qu'un poëte, quelque poëte qu'il soit, contient toujours un pédant.
En effet, il ne serait pas plus sensé d'exclure le demi-jour de la poésie, qu'il ne serait raisonnable de la souhaiter absent de la nature ; et il est nécessaire, pour laisser certains objets poétiques dans le crépuscule qui les enveloppe et dans l'atmosphère qui les baigne, de recourir aux artifices de la négligence. C'est le métier qui enseigne à mépriser le métier ; ce sont les règles de l'art qui apprennent à sortir des règles.
C'est surtout quand il s'agit d'appliquer des vers à de la musique qu'on sent vivement cette bizarre et délicate nécessité, et surtout encore lorsqu'il faut exprimer en poésie un certain ordre de sensations et de sentiments qu'on pourrait appeler musicaux.
Les quelques chansons et imitations de rondes populaires que contient ce volume seront, pour le lecteur, comme pour l'auteur lui-même, une préparation, un acheminement vers un nouveau livre qui aura pour titre : Chansons sur des airs connus.
L'auteur profite de cette occasion pour remercier toutes les personnes qui lui ont adressé de nombreuses marques de sympathie et quelquefois même d'admiration, trop vives sans doute, mais aussi sincères qu'il l'est lui-même en les considérant comme exagérées.
Il y a un argument très fort pour dire que Rimbaud connaissait cette préface quand il écrit à Banville le 24 mai 1870, c'est le mot "sensations" qui passe de la préface à la lettre de 1870 avant de devenir au singulier le titre du poème en deux quatrains envoyé à Banville.
Banville est en état de grâce quand il rédige cette préface et écrit ceci : "C'est le métier qui enseigne à mépriser le métier ; ce sont les règles de l'art qui apprennent à sortir des règles." Il est extrêmement probable que Verlaine songe à cette formule divine quand il compose son poème "Art poétique". Et cela se confirme avec les propos sur la nécessité de la négligence au plan musical.
Par ailleurs, Banville est ici sous l'influence hugolienne, ce qu'attestent les mentions métaphoriques : "aurore" et "crépuscule". L'image de l'aurore a énormément de sens en rimbaldie : "la poésie lyrique" "devanc[e] comme une aurore la philosophie humaine."
Seul le quatrième paragraphe de la préface est mauvais, paradoxalement c'est celui où Banville se vante d'éviter d'être pédant par une transformation de sa manière, sauf que le recueil n'a pas l'apparence de mollesse heureuse qu'il souhaitait mettre en avant et l'expression : "certaine modification de manière" est précisément pédante.
A la lecture, je n'ai jamais été marqué par la conformité de la préface avec le projet. Loin d'être négligé, Banville ne commet plus de rime "cour"/"court", "d'or"/"dort", "Hugo"/"cagot". Il n'y a pas de pronom relatif "dont" en suspens à la rime. Les strophes n'ont rien d'original pour l'essentiel. "Carmen", ce n'est pas le projet annoncé. "Chansons à boire" offre bien un petit élément négligé, une ligne non versifiée "Chantons Io Pean" dont Verlaine tire son "Dansons la gigue !" des Romances sans paroles et il y a bien une composition complexe des strophes avec quatrains, lignes non versifiées en répétition et distiques répétés eux aussi, mais ce n'est pas de la virtuosité lyrique non plus. "La chanson de ma mie", "Les Tourterelles", "Ronde sentimentale", je ne vois rien d'exceptionnel ni un art du négligé.
Le poème qui clôt le recueil : "Sculpteur, cherche avec soin..." est à mon sens particulièrement maladroit. Il parle de la simplicité d'un motif pour un vase en marbre en passant en revue des motifs grecs à éviter. Du coup, le poème contient un long passage pédant à rebours de son intention et le voeu de simplicité est lui-même un cliché. L'avant-dernier poème est adressé à Hugo avec le titre ronflant "A Olympio". Il reste la deuxième pièce : "Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés[,]" qui reste un peu un bon exemple de fusion entre chanson et poésie lyrique, puis après l'ensemble est assez convenu. Il y a des chansons comme dans les poésies de Ronsard. Et alors ?
Il y a pourtant deux poèmes qui doivent encore retenir toute notre attention. Il y a le poème "Désespérance" qui ne portait pas ce titre en 1846. Il s'agit d'un poème en distiques où un décasyllabe de chanson au deux hémistiches de cinq syllabes alterne avec un vers de sept syllabes. L'originalité est dans les rimes, puisque, si le décasyllabe a une cadence masculine et l'heptasyllabe une cadence féminine, au lieu de faire rimer les décasyllabes de leur côté et les heptasyllabes du leur, Banville joue à faire se correspondre par assonance la fin masculine des décasyllabes et la fin féminine des heptasyllabes, ce qui crée une assonance passant pour rime :
Tombez dans mon cœur, souvenirs confus,Du haut des branches touffues !
Ce principe est repris comme on le sait par Verlaine dans un poème des "Ariettes oubliées" au début des Romances sans paroles. Cela confirme par la bande que la préface des Stalactites est capitale pour comprendre la genèse du poème "L'Art poétique".
Je relève les assonances suivantes dans le poème de Banville : "chèvrefeuil"/"accueille", "glayeul"/"seul", sachant que j'ai repéré d'autres poèmes de Banville où nous avons le mot "feuillée" et la rime "feuille"/"recueille". Je pense bien évidemment à "Tête de faune".
Mais j'ai un autre sujet important en ce qui concerne Verlaine.
Dans le projet avorté Cellulairement figure un poème intitulé "Sur les eaux" qui sera repris sans titre dans Sagesse.
Le poème "Sur les eaux" a une composition complexe avec plusieurs types de strophes et des vers de différentes longueurs : pentasyllabe, vers de treize syllabe, ennéasyllabe. Je rappelle que "Art poétique" faisait également partie du projet avorté Cellulairement. Les vers de neuf syllabes de "Sur les eaux" ont la même césure après la quatrième syllabe que "Art poétique", et Verlaine s'y permet un enjambement de mot sur le principe du "pensivement" de "La Reine Omphale" de Banville :
Parfois si tristement elle crie[.]
Le vers de treize syllabes est une rareté de la poésie classique illustrée par Scarron, il est composé d'un hémistiche de cinq syllabes et d'un second atteignant les huit syllabes.
Le poème "Sur les eaux" n'offre que deux vers de treize syllabes répétés trois fois. Le premier des deux m'intéresse particulièrement ici. Citons d'abord la strophe répétée trois fois dans le poème :
Je ne sais pourquoiMon esprit amerD'une aile inquiète et folle vole sur la mer ;Tout ce qui m'est cher,D'une aile d'effroiMon amour le couve au ras des flots : pourquoi ? pourquoi ?
Les vers de cinq syllabes permettent d'anticiper clairement le découpage du premier hémistiche du vers de treize syllabes, inconnu en principe de la plupart des lecteurs à venir dans l'esprit de Verlaine, et le deuxième vers de treize syllabes est à comparer au premier vers de "Larme" où Rimbaud jouait sur l'allure du ternaire pour perturber son lecteur convaincu d'affronter un alexandrin : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises[.]"
La fausse note d'une syllabe en moins "des troupeaux" devient ici celle de la syllabe en trop : "Mon amour le couve". Toutefois, à la différence du vers de Rimbaud, les lecteurs ont eu le premier vers de treize syllabes pour s'entraîner et sa rime interne annonce quelque peu l'endroit où il convient de faire attention, sauf que la rime interne est tout entière déportée dans le second hémistiche : "et folle vole sur la mer", la césure tombant après "inquiète". Pour bien lire de manière métrique ce premier vers de treize syllabes, il y a pas mal de conditions à remplir. Il faut connaître les poèmes qui ont pu recourir à ce type de vers auparavant, il faut avoir l'idée de considérer que les vers de cinq syllabes sont un fait exprès pour anticiper son découpage, constater rétrospectivement que ce découpage est pertinent pour les deux vers de treize syllabes du poème, et apprécier dès lors les jeux "et folle vole" ou "au ras des flots" (calembour sur l'absence de relief métrique en quelque sorte).
Mais, justement, dans Les Stalactites, Banville a recouru exceptionnellement au vers de treize syllabes à la Scarron et il en a fait la mesure de tout un poème "Le Triomphe de Bacchus à son retour des Indes" :
Le chant de l'Orgie avec des cris au loin proclame[...]
Pour le rapprochement, le contenu du premier a déjà un petit quelque chose de suggestif, mais d'évidence le vers suivant a eu un rôle déclencheur dans la création de Verlaine :
Comme un tourbillon vole sur un mode effréné[.]
Notons que le quatrain suivant fait un peu songer à un passage de "Credo in unam" :
Seule, Aganappé, la belle nymphe aux pieds de chèvre,Humide de vin qui coule le long de sa lèvre,Pâle de désirs, et pleine de l'amant de Dieu,S'arrête tremblante, et tourne vers lui son oeil bleu.
Désormais, si vous voulez frimer et marquer que vous êtes un homme de bon goût en société, vous pourrez dire autour d'une table que votre poème préféré des Stalactites c'est "Le Triomphe de Bacchus". Seuls les béotiens ne vous comprendront pas !
Un article va suivre sur les Odelettes, dommage qu'il me manque l'accès au recueil original avec préface, dédicace, épigraphes ou pas. Même si je ne suis pas admiratif des Odelettes, il y a pas mal de remarques essentielles à faire pour les études rimbaldiennes et aussi pour les rejets et contre-rejets audacieux. Encore un gros dossier à suivre.
RépondreSupprimerGestion de l'impatience, je mets ici en commentaire l'idée de l'article que je voulais écrire dans la foulée. Comme ça, la chute marrante de mon article ci-dessus demeure d'actualité.
RépondreSupprimerLe sujet, c'est "Bal des pendus" qui pose une énigme majeure : sa date de composition.
Murphy a fini par publier dans Stratégies de Rimbaud vers 2004 un article où il prétend identifier une satire de la défaite de Sedan en gros, ce qui bien entendu ne s'impose pas à la lecture du poème. L'idée, c'est que "Bal des pendus" et "Le Buffet" n'ont pas de versions antérieures parce que composés tout récemment quand remis à Demeny, et du coup on gagne un poème d'un Rimbaud engagé. Mais la démonstration ne s'impose pas. Et on sait que Rimbaud a composé un devoir scolaire médiéval "Charles d'Orléans à Louis XI" sur Villon qui s'inspire de Gringoire de Banville, de Villon, de poèmes médiévaux et peut-être de Gautier. Et "Bal des pendus" a beau être différent, il est dans le prolongement, reprend des idées, s'inspire ponctuellement de Villon et contient des tours à la grammaire archaïque. J'ai un axe de réflexion pour commencer à démêler le problème, mais pas encore la solution qui dépend d'un travail de sourcier.