mardi 26 janvier 2021

"Voyelles" et "La Trompette du jugement"

Il est admis depuis longtemps que le sonnet "Voyelles", du moins son ultime tercet, a pour source le poème final "La Trompette du jugement" du recueil La Légende des siècles de 1859, recueil qui s'ouvre par "Le Sacre de la Femme" dans une dynamique de lever du jour. Il faut ajouter que les poèmes qui précèdent "Pleine mer" et "Plein ciel" sont des sources essentielles au "Bateau ivre". Voici qui invite à chercher si la reprise au poème de Victor Hugo est minimale ou plus riche d'enseignements.
Je vais revenir sur ce poème, section par section, et procéder à quelques relevés commentés (soulignements nôtres) :
Je vis dans la nuée un clairon monstrueux.

Et ce clairon semblait, au seuil profond des cieux,
Calme, attendre le souffle immense de l'archange.

Ce qui jamais ne meurt, ce qui jamais ne change,
L'entourait. A travers un frisson, on sentait
Que ce buccin fatal, qui rêve et qui se tait,
Quelque part, dans l'endroit où l'on crée, où l'on sème,
Avait été forgé par quelqu'un de suprême
Avec de l'équité condensée en airain.
Il était là, lugubre, effroyable, serein.
Il gisait sur la brume insondable qui tremble,
Hors du monde, au delà de tout ce qui ressemble
A la forme de quoi que ce soit.

                                                       Il vivait.

Il semblait un réveil songeant près d'un chevet.

Oh ! quelle nuit ! là, rien n'a de contour ni d'âge ;
Et le nuage est spectre, et le spectre nuage.

                             *
Dans cette première section, nous avons deux occurrences du mot "clairon" et cela dans chacun des deux premiers vers. Le mot "suprême" apparaît à la rime, mais il désigne le créateur de ce clairon. Ensuite, nous relevons, avec un effet de franchissement de la césure, le groupe nominal "un frisson" en rejet par rapport à la locution prépositionnelle : "à travers". Le mot "frisson" est présent dans "Voyelles" au pluriel, avec les "frissons d'ombelles" au vers 6, mais, sur le copie de Verlaine, le mot est répété aux vers 5 et 6, de "frissons des vapeurs et des tentes" à "frissons d'ombelles". C'est le terme "candeurs" qui a remplacé la première occurrence du mot "frissons", mais dans tous les cas un ou deux occurrences du mot "frissons", c'est le "E blanc" qui est frissons, comme c'est le "O" qui est "Suprême Clairon". Dans le poème de Victor Hugo, c'est la vision du clairon qui procure un frisson, cependant que, dans le sonnet de Rimbaud, les "frissons" et la vision du "clairon" sont communiqués par les "voyelles", ce qui fait que les "frissons" sont de l'ordre du signe de la révélation comme le clairon.
J'ai souligné également l'adjectif "calme" qu'on peut raccorder aux deux mentions "Paix" dans le tercet du "U vert" et finalement à l'expression "remuement calme" des "Poètes de sept ans" pour suivre une suggestion que nous avons mentionnée récemment dans notre compte rendu d'un article sur "Voyelles" paru en 2018 de Philippe Rocher, qui lie avec raison le "remuement calme" aux "vibrements divins des mers virides", et pas seulement à une prémisse maritime au "Poëme / De la Mer" qui va être raconté dans "Le Bateau ivre". J'ai aussi relevé une mention à la rime d'une forme conjuguée "sème", en couple avec l'adjectif "suprême" qui plus est, puisque l'idée est de voir que ce verbe "semer" a une implication symbolique divine. Cela est explicite dans "La Trompette du jugement" où cela se double d'un parallèle avec le verbe créer. Dieu est clairement évoqué par les métaphores traditionnelles de créateur et de semeur. Dans "Voyelles", l'idée divine est implicite : les ondulations des mers sont divins, la Nature nommée pâtis sera divine par sa faune. L'idée d'une origine divine à la dissémination des animaux dans le paysage est impliquée par le choix à dessein du verbe "semer".
La mention "hors du monde" est soulignée pour répondre à l'avant-dernier vers de "Voyelles" : "Silences traversés des Mondes et des Anges[.]" Les autres "Mondes" sont par définition hors du nôtre et les "Anges" s'entendent aussi en tant que figures de l'au-delà. Pour l'idée de "Silences", j'ai trouvé très significatif de souligner l'hémistiche "qui rêve et qui se tait," puisque les deux propositions relatives coordonnées qui complètement le nom "buccin fatal", permettent de redéfinir l'idée de "silences" en tant que communication de rêves. Le poète, disons Hugo! constate que le clairon n'émet aucun bruit, mais il cerne qu'il rêve. Voilà qui convient parfaitement au tercet rimbaldien pour les "strideurs étranges" et à plus forte raison les "Silences traversés des Mondes et des Anges". Qui plus, au lieu de s'en servir pour créer un bruit, la divinité dans "Voyelles" semble se servir du "clairon" comme d'une lunette pour regarder notre monde. Rimbaud a développé les possibilités d'un "clairon" qui ne sert pas à émettre un bruit, mais qui fait rêver.
J'ai enfin souligné les deux premières rimes du poème final de La Légende des siècles. Le poème hugolien est en rimes suivies, mais ces deux premières rimes sont les mêmes que les deux dernières rimes du sonnet "Voyelles". La rime conclusive des tercets dans "Voyelles" est "studieux"::"Yeux", tandis que la rime initiale de "La Trompette du jugement" est "monstrueux"::"cieux". La deuxième rime du poème de Victor Hugo est "archange"::"change", tandis que l'avant-dernière rime du sonnet "Voyelles" est "étranges"::"Anges", où fort de la majuscule à ce dernier mot nous constatons un lien sémantique étroit avec le mot "archange". On a une double correspondance des rimes entre les quatre premiers vers de La Légende des siècles et les quatre derniers du sonnet "Voyelles". Une rime en "-eux", et une rime en "-ange(s)". Ce n'est pas tout. La première rime du sonnet "Voyelles" est en "-elles" avec une possibilité de calembour sous-jacente entre les pronoms "eux" et "elles". Or, le premier mot à la rime du sonnet est "voyelles", lequel mot rime avec "cruelles" dans le premier quatrain, puis avec "belles" et "ombelles" dans le cas de l'extension de la rime au second quatrain. Or, au plan sémantique, les termes "cruelles" et "monstrueux" peuvent être rapprochés, mais en plus la voyelle "u" est immédiatement placée devant la rime dans chacun de ces deux mots. Coïncidence fortuite qui forcément n'implique aucune signification. Peut-être ! Ceci dit, puisque le "Suprême Clairon" est une autre façon de désigner la voyelle "O", le "clairon monstrueux" est indirectement à la rime dans le premier mot à la rime "voyelles" du sonnet de Rimbaud.
La mention "quelle nuit !" semble mieux convenir pour les images du "A noir", mais notons tout de même l'idée que le clairon s'oppose à la nuit, il est l'expression de la lumière.
Passons à la deuxième section du poème "La Trompette du jugement" :
Et c'était le clairon de l'abîme.

                                                 Une voix
Un jour en sortira qu'on entendra sept fois.
En attendant, glacé, mais écoutant, il pense ;
Couvant le châtiment, couvant la récompense ;
Et toute l'épouvante éparse au ciel est sœur
De cet impénétrable et morne avertisseur.

Je le considérais dans les vapeurs funèbres
Comme on verrait se taire un coq dans les ténèbres.
Pas un murmure autour du clairon souverain.
Et la terre sentait le froid de son airain,
Quoique là, d'aucun monde, on ne vît les frontières.

Et l'immobilité de tous les cimetières,
Et le sommeil de tous les tombeaux, et la paix
De tous les morts couchés dans la fosse, étaient faits
Du silence inouï qu'il avait dans la bouche ;
Ce lourd silence était pour l'affreux mort farouche
L'impossibilité de faire faire un pli
Au suaire cousu sur son front par l'oubli.
Ce silence tenait en suspens l'anathème.
On comprenait que tant que ce clairon suprême
Se tairait, le sépulcre, obscur, roidi, béant,
Garderait l'attitude horrible du néant,
Que la momie aurait toujours sa bandelette,
Que l'homme irait tombant du cadavre au squelette,
Et que ce fier banquet radieux, ce festin
Que les vivants gloutons appellent le destin,
Toute la joie errante en tourbillons de fêtes,
Toutes les passions de la chair satisfaites,
Gloire, orgueil, les héros ivres, les tyrans soûls,
Continueraient d'avoir pour but et pour dessous
La pourriture, orgie offerte aux vers convives ;
Mais qu'à l'heure où soudain, dans l'espace sans rives,
Cette trompette vaste et sombre sonnerait ;
On verrait, comme un tas d'oiseaux d'une forêt,
Toutes les âmes, cygne, aigle, éperviers, colombes ;
Frémissantes, sortir du tremblement des tombes,
Et tous les spectres faire un bruit de grandes eaux ;
Et se dresser, et prendre à la hâte leurs os,
Tandis qu'au fond, au fond du gouffre, au fond du rêve,
Blanchissant l'absolu, comme un jour qui se lève,
Le front mystérieux du juge apparaîtrait !

                                *
Cette seconde section n'est pas du meilleur Hugo qui s'y montre quelque peu verbeux et qui nous offre quelques vers peu harmonieux, au moins les deux suivants : "L'impossibilité de faire faire un pli", "Et tous les spectres faire un bruit de grandes eaux[.]" Je passe rapidement sur certains soulignements. Le couple dans un même vers "Frémissantes" et "tremblement" est à rapprocher de "frisson". D'ailleurs, dans la suite à venir de mon article sur "frisson" et "vibrer", il y aura un développement sur l'amour et quelques autres idées clefs, mais aussi une recension des mots du type "frémir", "palpiter", "trembler" à rapprocher de la série "frisson", "vibrer" de la première partie de l'article déjà publiée.
J'ai souligné l'expression "front mystérieux" pour deux raisons : elle impose d'abord l'occurrence "front" à rapprocher des "fronts studieux" dans "Voyelles", où noter que le côté studieux a quelque chose d'incongru, vu qu'il y a de quoi attendre un jugement. L'expression d'ensemble : "Le front mystérieux" me fait songer à "Ophélie" avec "le chant mystérieux", lequel tombe des astres d'or, dont le caractère de points lumineux est forcément comparable au "O" clairon de lumière dans l'immensité insondable. J'en profite pour préciser qu'au sujet de l'avant-dernier vers de "Voyelles" : "Silences traversés des Mondes et des Anges", j'envisage prochainement de citer des vers de Lamartine sur l'idée que le poète s'élève à Dieu en parcourant les mondes, sur l'idée que les "étoiles" sont des "globes d'or" que "sème" le souffle du soir, et en même des temps des "yeux ouverts sur le monde endormi", sur l'idée que le "regard immortel" de Dieu est célébré "Traversant tous les temps, soulevant tous les voiles," etc.
J'ai souligné certains mots parce qu'ils devaient imposer à l'esprit de Rimbaud des rapprochements avec le recueil satirique de 1853 : "châtiment" bien sûr, mais aussi les expressions "sept fois" et "le festin". Nous songeons bien évidemment au poème : "Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée" que Rimbaud taxerait sans doute d'être un "effet de légende", et je pense aussi aux poèmes où le présent du festin de la ménagerie impériale est mis en balance avec le châtiment à venir.
Mais la mention "sept fois" impose aussi le rapprochement avec le "Sonnet des sept nombres" écrit par Cabaner en hommage à Rimbaud.
D'évidence, j'ai souligné l'expression "Pas un murmure", les nombreuses répétitions du mot "silence" et les reprises du verbe "se taire". La mention "lourd silence" impose un lien avec le quatrain de "Paris se repeuple" où figurent les mentions "clairon" et "strideurs" comme dans "Voyelles". Il existe une variante de "sourd" à "lourd" entre les deux versions connues du poème "Paris se repeuple", et malgré le rapprochement possible entre "sourd" et "silences" de "Voyelles", la tentation est grande d'envisager "sourd" en tant que coquille pour "lourd". Notons que par ailleurs la mention "silence inouï" chez Hugo est quelque peu de l'ordre de l'oxymore.
Les soulignements de "vapeurs" dans "vapeurs funèbres" et de "paix" pour les morts paraîtront peut-être d'opportunistes rapprochements avec leurs occurrences dans "Voyelles". Je ne trouve pas ces liens potentiels innocents personnellement. Le soulignement "d'aucun monde" est à la limite le relevé le plus gratuit dans cette seconde section. En revanche, on observe deux mentions à la rime "clairon souverain" et "clairon suprême" qui prolonge l'initial "clairon monstrueux" à la rime du premier vers. La mention "clairon suprême" déjà présente dans "Eviradnus" du même recueil de 1859 est celle qui est retournée en "Suprême Clairon" dans "Voyelles", ce qui, du coup, conforte la légitimité des rapprochements que nous faisons pour cette deuxième section. Rimbaud a forcément été sensible au contexte d'emploi de l'expression "clairon suprême". Il serait aberrant de considérer qu'il avait simplement envie de reprendre cette expression, mais que seule la première section du poème "La Trompette du jugement" avait véritablement retenu son attention. On remarque d'ailleurs que la mention "suprême" dans le poème hugolien est pour la deuxième fois à la rime : elle a qualifié successivement le créateur et la création. Rimbaud antépose l'adjectif "Suprême" dont on comprend bien désormais la signification divine, vu le procédé hugolien de reprise de l'adjectif "suprême". Un autre fait m'intéresse énormément. Entre "clairon monstrueux" et "clairon suprême", Hugo met à la rime l'expression "clairon souverain" et il fait rimer cette expression avec un mot "airain" qui comme suprême a déjà été mis à la rime dans la première section. Et, pour être plus précis, dans la première section, les mots "suprême" et "airain" étaient deux mots successifs à la rime pris dans une même phrase :
[ce clairon]
Avait été forgé par quelqu'un de suprême,
Avec de l'équité condensée en airain.
[...]

La reprise des deux mots à la rime est liée à l'idée d'un silence qui peut à tout instant être rompu, avec une idée de menace charcutière :
Pas un murmure autour du clairon souverain.
Et la terre sentait le froid de son airain,
[...]
On comprenait que tant que ce clairon suprême
Se tairait [...]
Toutefois, dans l'expression "clairon souverain", l'adjectif qualificatif "souverain" mérite lui-même une attention soutenue. C'est précisément le mot à la rime final du quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." Rappelons que nous ne connaissons qu'une seule version du sonnet "Les Douaniers", celle liée à la transcription par Verlaine dans une suite paginée en compagnie sur un même feuillet d'une version du sonnet "Oraison du soir". Le cas est similaire pour le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." qui fait suite sur un même feuillet à une transcription du sonnet "Voyelles". Ce quatrain joue sur une mystique des couleurs et d'infini du monde comparable à "Voyelles", avec une même révélation finale d'un être féminin important non nommé, mais que tout le poème a évoqué en tant que divinité sensible.
L'étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,
L'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins
La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles
Et l'Homme saigné noir à ton flanc souverain.
L'image des rousseurs de la mer confirme le lien avec une Vénus solaire, puisque, sans oublier que Pierre Brunel voit un lien avec un poème de Sully Prudhomme sur la naissance de Vénus dans ce quatrain, le rapprochement s'impose avec les "rousseurs amères de l'amour" du "Bateau ivre". L'idée d'un "Homme" qui a "saigné noir" pour honorer le flanc de la divinité est à rapprocher du "sang craché" mis en facteur commun avec "rire des lèvres belles" dans "Voyelles", ce qui conforte ma lecture d'un "sang craché" comme don, et l'idée du sang noir soulève la question du martyre, lequel au plan de l'actualité historique avait alors pour répondant la Commune et puis la Semaine sanglante.
En passant, je fais la remarque qu'il y a si ma mémoire est bonne deux poèmes qui ne sont qu'un quatrain dans La Légende des siècles, l'un d'eux étant parodié précisément dans l'Album zutique par Léon Valade.
L'être de beauté provoque quelque peu l'apparition des couleurs dans le quatrain, elle cause le blanc de l'infini, le rose des larmes, la rousseur de la mer et le noir saignant de l'Homme en provoquant les réactions ou actions de l'étoile, de l'infini, de la mer et de l'Homme. Le "flanc souverain" est celui de l'être divin et dans "Voyelles", le clairon est l'expression du "rayon violet de Ses Yeux", "flanc" et "clairon" sont deux attributs de l'être divin célébré dans le sonnet et le quatrain de Rimbaud.

[J'introduis ici un blanc entre paragraphes pour vous laisser rêver à ce que je viens de dire !]

Je n'ai évidemment pas hésité à souligner une nouvelle fois le mot "rêve" en tant que clef de compréhension de l'avant-dernier vers de "Voyelles" : "Silences traversés des Mondes et des Anges". Et j'ai souligné entièrement le vers suivant sur l'idée d'un blanchiment de l'absolu comparé à un lever du jour. Je le dis et répète depuis assez longtemps, cette dynamique est orchestrée dans "Voyelles". le noir est absorption maternelle de la lumière pour la maturation de ce qui est à naître, le E blanc est l'éclat lumineux du jour qui succède à la nuit et le O bleu ou violet triomphe évidemment de l'insondable du ciel dans le dernier tercet. Même si toutes les voyelles couleurs dans "Voyelles" ne se ramènent pas à l'aube, dans tous les cas, l'aube comme apport de lumière et les voyelles colorées en tant que manifestation divine de lumière ont des portées symboliques superposables, avec pour seule particularité le "A noir", valeur d'absorption, tandis que le "I rouge" et le "U vert" sont le sang et la sève en retour des éléments nés de la magie du "A noir" et du "E blanc".
Poursuivons en tout cas.
J'ai souligné le vers sur les "héros ivres", avec rejet de l'adjectif "ivres" par-delà la césure, car Rimbaud y répond par des "ivresses pénitentes" qui prennent leurs distances par rapport à l'image réprobatrice hugolienne. Et pour châtier l'ivresse, Hugo envisage les vers qui grouillent sous le festin apparent. Or, Rimbaud réplique également à ce cadre réprobateur hugolien. La contestation est présente dans "Voyelles" selon mon analyse du "A noir" où les mouches, dont le corset est mis en vedette, fabriquent une nouvelle vie et son en miniature les "pâtis semés d'animaux" et les "vibrements divins des mers" dans le tercet du "U vert" ou les "Mondes" et "strideurs étranges" du tercet du "O". Mais, la reprise positive est explicite dans "Paris se repeuple", l'autre poème où figure en un seul alexandrin le couple "strideurs" et "clairon". Cette fois, les vers sont appliqués à la victime, le cadavre de Paris, mais les vers ne gêneront pas le souffle de Progrès. Après tout, en rapprochant le "festin" et les "vers", Hugo ne produit qu'une variation banale sur l'idée que la belle vie ou la vie tout court auront une fin. Rimbaud fait quelque chose d'autre avec les idées d'ivresse et de pourriture dans chacun des deux poèmes "Voyelles" ou "Paris se repeuple".
Enchaînons avec la troisième section du poème "La Trompette du jugement", en sachant qu'il y a une liaison de rime avec la précédente :
Ce clairon avait l'air de savoir le secret,

On sentait que le râle énorme de ce cuivre,
Serait tel qu'il ferait bondir, vibrer, revivre
L'ombre, le plomb, le marbre, et qu'à ce fatal glas,
Toutes les surdités voleraient en éclats ;
Que l'oubli sombre, avec sa perte de mémoire,
Se lèverait au son de la trompette noire ;
Que dans cette clameur étrange, en même temps
Qu'on entendrait frémir tous les cieux palpitants,
On entendrait crier toutes les consciences ;
Que le sceptique au fond de ses insouciances,
Que le voluptueux, l'athée et le douteur,
Et le maître tombé de toute sa hauteur,
Sentiraient ce fracas traverser leurs vertèbres ;
Que ce déchirement céleste des ténèbres
Ferait dresser quiconque est soumis à l'arrêt ;
Que qui n'entendit pas le remords, l'entendrait ;
Et qu'il réveillerait, comme un choc à la porte,
L'oreille la plus dure et l'âme la plus morte,
Même ceux qui, livrés au rire, aux vains combats,
Aux vils plaisirs, n'ont point tenu compte ici-bas
Des avertissements de l'ombre et du mystère,
Même ceux que n'a point réveillés sur la terre
Le tonnerre, ce coup de cloche de la nuit !

Oh ! dans l'esprit de l'homme où tout vacille et fuit,
Où le verbe n'a pas un mot qui ne bégaie,
l'aurore apparaît, hélas ! comme une plaie,
Dans cet esprit tremblant, dès qu'il ose augurer,
Oh ! comment concevoir, comment se figurer
Cette vibration communiquée aux tombes,
Cette sommation aux blêmes catacombes,
Du ciel ouvrant sa porte et du gouffre ayant faim,
Le prodigieux bruit de Dieu disant : Enfin !

Oui, c'est vrai, - c'est du moins jusque-là que l'œil plonge, -
C'est l'avenir, - du moins tel qu'on le voit en songe, -
Quand le monde atteindra son but, quand les instants,
Les jours, les mois, les ans, auront rempli le temps,
Quand tombera du ciel l'heure immense et nocturne,
Cette goutte qui doit faire déborder l'urne,
Alors, dans le silence horrible, un rayon blanc,
Long, pâle, glissera, formidable et tremblant,
Sur ces haltes de nuit qu'on nomme cimetières,
Les tentes frémiront, quoiqu'elles soient de pierres,
Dans tous ces sombres camps endormis ; et, sortant
Tout à coup de la brume où l'univers l'attend,
Ce clairon, au-dessus des êtres et des choses,
Au-dessus des forfaits et des apothéoses,
Des ombres et des os, des esprits et des corps,
Sonnera la diane effrayante des morts.

Ô lever en sursaut des larves pêle-mêle !
Oh ! la Nuit réveillant la Mort, sa sœur jumelle !
Pensif, je regardais l'incorruptible airain.

                            *
Je souligne mécaniquement les occurrences du nom "clairon" évitant d'alourdir mon relevé par des expressions synonymes "trompette" ou "buccin", mais noter cette fois-ci l'occurrence du verbe "vibrer" en facteur commun avec "revivre", puis plus loin l'occurrence de "vibration". Il va de soi qu'au vers neuf de "Voyelles", la suggestion "vie" est présente dans les rebonds syllabiques : "vibrements divins des mers virides". Rimbaud fait bondir, vibrer et revivre les vagues dans son vers, si ce n'est que ce n'est pas au plan du "O clairon", mais du "U vert". Cependant, un parallèle saisissant peut être envisagé. Face à la "vibration communiquée aux tombes", Rimbaud rappelle subrepticement au jugeur Hugo, à l'avocat Hugo, qu'il n'a eu aucun égard avant juillet 1871 pour la vibration du peuple de Paris sous la Commune. Sa pitié n'a pris jour que de l'assurance qu'ils étaient morts. Finalement, ce vers neuf a une portée ironique trop longtemps demeurée insoupçonnée à l'égard de Victor Hugo. Et précisons bien, encore une fois, que "Pleine mer" et "Plein ciel" les deux poèmes qui précèdent "La Trompette du jugement" sont des sources essentielles pour le dialogue avec Hugo du poème "Le Bateau ivre", et que, dans ce "Bateau ivre", le "Poëme / De la Mer", nourri de "noyés", vire au drame, avec un brusque arrêt du mouvement et un désir de mort, un désir de dissolution dans cette mer finalement apaisée pour on sait quelle raison atroce, puisque le mot "pontons" rend indiscutable son identification au peuple insurgé de mars à mai 1871. Le poème "Le Bateau ivre" permet la triangulation entre "Voyelles" et "La Trompette du jugement" qui fait jaillir tout le sens polémique des reprises à "La Trompette du jugement" dans "Voyelles", et tout ce jeu sur les significations de vie et de mort des deux poèmes.
J'ai souligné l'hémistiche réunissant "ombre", "plomb" et "marbre", je songe à l'ombre dans "Voyelles", aux "ombelles" au verbe "bombinent", au fait que le "A noir" soit joint à la série des quatre voyelles aux couleurs plus éclatantes si on peut dire, je songe aussi à la vie du "marbre" assimilé à la "chair" dans "Credo in unam", puisque métaphoriquement Hugo joue ici sur le même paradoxe.
Le vers assez bien conçu : "Toutes les surdités voleraient en éclats[,]" me fait songer aux "strideurs étranges", mais c'est encore plus évident avec la suite du relevé. J'ai souligné les mentions "râle", "crier" et "fracas" à proximité qui coïncident avec le côté désagréable suggéré par "strideurs", mais je souligne encore l'expression à cheval sur la césure "clameur étrange", avec le rejet de l'adjectif "étrange" qui passé au pluriel devient mot à la rime dans "Voyelles". La "clameur" est un nom dissyllabique avec une attaque de digraphe consonantique comparable à "clairon" : "cl-". Cette clameur, qu'on oserait par l'étymologie rapprocher ici d'un "De profundis clamaui", est mentionnée dans "Paris se repeuple" en compagnie de significatifs "rayons d'amour", sauf qu'il s'agit de la "clameur des maudits" en réplique au prétendu camp versaillais du bien, qu'Hugo a partiellement déjugé, mais tout en enfermant les communards dans l'estimation négative équivalente. Dans "Paris se repeuple", la mention "clameur" vient deux vers après les mentions "clairon" et "strideurs". Le nom "clameur" rime d'ailleurs avec "puanteur(s)", "candeur(s)", "vapeur(s)" et "strideur(s)", signe que s'il ne figure pas dans "Voyelles", le mot n'est certainement pas loin dans la pensée de l'auteur.
J'ai encore souligné plusieurs mots à rapprocher des séries "frissons" ou "vibrer" : "frémir", "palpitants", "tremblant", "frémiront". Mais il faut noter aussi la mention "silence" avec rejet de l'adjectif "horrible" à la césure. Le mot "horrible" me fait songer aux "puanteurs cruelles" de "Voyelles". Or, si on suit ce raisonnement, on constate un nouveau parallèle probant entre le sonnet de 1872 et "La Trompette du jugement". C'est, "dans le silence horrible" que l'heure venue "un rayon blanc" se répand sur les cimetières. Dans "Voyelles", le tercet du "O", malgré le motif du jugement dernier, ne traite pas d'une heure venue. Le clairon a l'air de tous les instants, et, de toute façon, le poème rend la chaîne solidaire du "A noir" au "O" clairon en passant par le "E blanc". Et, précisément, nous avons une succession de la nuit horrible d'un charnier où travaillent les mouches au jour d'un "E blanc" qui rend candides, pures et agréables toutes les surfaces. Le "E blanc" est un peu du processus purificateur du "clairon", la couleur blanche ayant déjà été traitée, le rayon est un bleu virant au violet pour la mention ultime d'un clairon du jugement.
Notons aussi que la vie grouillante du "A noir" est admise en valeur positive de "larves" dans "Voyelles", face à l'emploi hugolien péjoratif de ce terme de "larves".
Il était question plus haut dans "La Trompette de jugement" de "vapeurs funèbres", cette fois d'un "rayon blanc" qui est "clairon" "sortant de la brume". On voit bien se renforcer l'idée que le "E blanc" préfigure le "clairon" dans "Voyelles", sans que la nuit du "A noir" soit pour autant prise en mauvaise part dans la logique de célébration conçue par Rimbaud. Et c'est ici que vient un dernier renfort, la valeur métaphorique et symbolique du mot "tentes" employé par Hugo. La valeur symbolique est explicite puisque Victor Hugo précise que les cimetières sont en réalité en pierres. La métaphore de "tentes" peut être appliquée à la couverture végétale, c'est le cas par exemple dans La Faute de l'abbé Mouret. Le terme de "canopée" ne s'employait pas encore à l'époque de Rimbaud. Le mot "tentes" pourrait désigner des "camps militaires" selon Benoît de Cornulier dans une publication récente. Mais, étant donné que "La Trompette du jugement" est une source décisive au sonnet "Voyelles" reconnue quelque peu par la communauté des lecteurs, vu tous les rapprochements que nous avons établis dans ce qui précède, vu que les rapprochements sont particulièrement pertinents au plan des vers 5 et 6 sous l'angle d'une assimilation du "E blanc" à un premier effet du "clairon" qui s'abat rayon de lumière sur le monde, vu la mention de "vapeurs" et cette fois de "tentes", il devient de plus en plus sensible que la mention "tentes" à la rime dans le sonnet de Rimbaud se nourrit de la signification symbolique patente du mot dans "La Trompette du jugement" ! Notez qu'il est dit que les "tentes frémiront", le "frémissement" fait partie de ces mots liés au champ lexical supérieur du "frisson", et concurremment à "candeurs", dans la copie de Verlaine, nous avons la leçon "frissons des vapeurs et des tentes" : littéralement les tentes frémissent ! La source hugolienne permet de comprendre quelque peu pourquoi Rimbaud a pu rester un temps attaché à cette répétition peu agréable d'un vers sur l'autre : "frissons des vapeurs et des tentes", "frissons d'ombelles".

[J'introduis ici un blanc entre paragraphes pour laisser rêver à ce que je viens de dire !]

Il y a quelques autres soulignements à commenter. L'expression "tous les cieux", je la rapprocher de l'expression "des Mondes et des Anges". Mais, plus intéressant encore, si mon soulignement du verbe à l'infinitif "traverser" a l'air gratuit, je ne trouve pas le rapprochement si vain, puisque nous avons du côté de La Légende des siècles un "déchirement céleste" et un "fracas" qui vient "traverser les vertèbres", cependant que les "Silences" sont à l'inverse "traversés des Mondes et des Anges", le "fracas" étant le fait du clairon enfin entonné et les "silences" l'effet de réserve du "clairon" en attente du souffle inspiré. Le clairon en action traverse le corps individuel, mais les "silences" selon Rimbaud permettent de traverser les mondes, et une traversée des "Mondes", c'est une autre façon inversée de "déchirement céleste". J'ai également souligné le vers "Des avertissements de l'ombre et du mystère ;" dans la mesure où l'ombre du "A noir" est jointe au mystère, ce qui est aussi la logique des cinq voyelles couleurs chez Rimbaud : le "A noir" est sur le même plan que "E blanc" et "O bleu" ou "rayon violet". Et l'image des mouches a sa part d'avertissement. J'ai souligné "l'aurore" "comme une plaie" à cause de la succession du "E blanc" et du "I rouge" dans le second quatrain, avec un "rouge" clairement associé à la plaie dans "sang craché". Peut-être que certains estimeront que je vais trop loin à souligner : "livrés aux rires, aux vains combats," comme expression à opposer par contraste aux "ivresses pénitentes" et au "rire des lèvres belles". Pourtant, la valeur négative de l'ivresse est décidément centrale dans le poème hugolien. Dans l'idée d'une réplique rimbaldienne polémique, l'expression "vains combats" fait songer au refus de soutien à la Commune par le grand romantique. Il va de soi que cela ne se lit pas dans les seuls vers de "Voyelles", mais les lecteurs sont invités à comprendre que les "ivresses" dans "Voyelles" sont bel et bien méditées pour ne pas être les "ivresses" des méchants dans le poème hugolien.
Enfin, j'ai souligné le vers quasi potache, "Le tonnerre, ce coup de cloche de la nuit !" Ce relevé s'imposait à cause de "Paris se repeuple", puisque dans un vers qui pose des problèmes d'établissement dont je ne traiterai pas ici, Rimbaud a assimilé l'orage à l'idée du "clairon" plein de "strideurs" dans un unique quatrain :
L'orage a sacré ta suprême poésie ;
L'immense remuement des forces te secourt ;
Ton œuvre bout, la mort gronde, Cité choisie !
Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd.
La suivante section me paraît moins nourrie en fait de termes clefs justifiant un rapprochement. Par acquis de conscience, je poursuis la citation intégrale du poème hugolien, section par section, même si le commentaire pour la suivante sera plus maigre. Cependant, sera-ce si maigre que cela ?
Les volontés sans loi, les passions sans frein,
Toutes les actions de tous les êtres, haines,
Amours, vertus, fureurs, hymnes, cris, plaisirs, peines,
Avaient laissé, dans l'ombre où rien ne remuait,
Leur pâle empreinte autour de ce bronze muet ;
Une obscure Babel y tordait sa spirale.

Sa dimension vague, ineffable, spectrale,
Sortant de l'éternel, entrait dans l'absolu.
Pour pouvoir mesurer ce tube, il eût fallu
Prendre la toise au fond du rêve, et la coudée
Dans la profondeur trouble et sombre de l'idée ;
Un de ses bouts touchait le bien, l'autre le mal ;
Et sa longueur allait de l'homme à l'animal,
Quoiqu'on ne vît point là d'animal et point d'homme ;
Couché sur terre il eût joint Eden à Sodome.

Son embouchure, gouffre où plongeait mon regard,
Cercle de l'Inconnu, ténébreux et hagard,
Plein de cette horreur que le mystère exhale,
M'apparaissait ainsi qu'une offre colossale
D'entrer dans l'ombre où Dieu même est évanoui.
Cette gueule, avec l'air d'un redoutable ennui,
Morne, s'élargissait sur l'homme et la nature ;
Et cette épouvantable et muette ouverture
Semblait le bâillement noir de l'éternité.

                               *
Je ne m'attarde pas sur les reprises "muet", "muette", ni sur la première occurrence "l'ombre". Je vais éviter aussi de commenter "bâillement", le rejet de l'adjectif "noir" à la césure, sachant que le rejet d'un adjectif de couleur monosyllabique est une pratique courante chez Rimbaud, et je ne vais pas m'attarder non plus sur la mention "l'éternité". En revanche, j'ai encore une fois souligné la mention "rêve" et le mot est pris à nouveau dans la construction "au fond du rêve" qui, je le rappelle, était au cœur de la construction subtile d'un trimètre à la fin de la seconde section. J'ai souligné l'expression : "dans l'ombre où Dieu même est évanoui" pour deux raisons. Il y a d'abord l'idée évidente que le poète cherche Dieu en plongeant son regard dans l'embouchure du clairon, ce qui confirme que, dans "Voyelles", les majuscules à "Ses Yeux" signifie l'apparition du divin. L'autre raison est une subtilité de lecture polémique pour le "A noir". En effet, vu que le "A noir" est sur le même plan que le "U vert" et que le "O bleu" "rayon violet", le travail des "mouches" est sur le même plan que le "Suprême Clairon" et que les "vibrements divins des mers". Dieu, ou plutôt un Dieu ! est évanoui également dans le travail des "puanteurs cruelles".
Enfin, j'ai souligné un ensemble de trois vers. Ces trois vers sont une source au tercet final de "Voyelles", le passage du sonnet le plus indiscutablement proche du texte de "La Trompette du jugement". Le mot "gouffre" est placé avant la césure, et on peut pour l'anecdote observer que cela vient après un vers à césure légèrement acrobatique avec le rejet du participe passé "joint" détaché d'un auxiliaire lui-même monosyllabique "eût". Le plongeon du regard dans le gouffre intérieur du "clairon", cela rejoint complètement le discours du tercet final de "Voyelles" et il  y a bien un parallèle de recherche de révélation divine dans son embouchure entre un Dieu évanoui dans l'ombre et le "rayon violet de Ses Yeux". L'hémistiche "Cercle de l'Inconnu" est naturellement à rapprocher de "Silences traversés des Mondes et des Anges", tandis qu'au vers suivant nous avons une locution prépositionnelle directement reprise par Rimbaud :
Plein de cette horreur que le mystère exhale, Hugo)
[...] plein de strideurs étranges, version de "Voyelles" de la copie par Verlaine
[...] plein des strideurs étranges, version de l'autographe.
Le repérage de cette source permet d'ajouter un nouvel argument à l'idée que la copie de Verlaine témoigne d'un état antérieur du poème aux deux versions parentes du manuscrit autographe remis à Emile Blémont et du manuscrit inconnu support de la publication originale dans Les Poètes maudits en 1883, puisque la préposition pure "plein de" reprise à Hugo cède à une forme contractée "plein des" dans la version généralement admise comme finale et plus aboutie.
On voit enfin que Rimbaud a gardé quelque chose du mot "horreur", son suffixe au pluriel dans "strideurs", mais s'est écarté du registre purement négatif pour une idée désagréable n'engageant pas forcément un complet rejet "strideurs étranges". L'adjectif "étranges" reprend bien sûr le mot "mystère", tandis que le mot "strideurs" que j'interprète comme les rêves de la lumière considérés comme du langage suppose le voyage de révélation dans l'instrument de musique. On peut penser aussi que le mot "strideurs" est une idée subtile pour signifier que le "clairon" n'a que l'air d'être silencieux et d'attendre l'heure décisive, puisque le sonnet "Voyelles" a tout l'air en ne mentionnant jamais l'idée d'une heure dernière de nier la fin des temps pour un clairon actif au temps présent même.
Malgré leur martyre, le triomphe de vie de la pensée des communeux est immédiat en quelque sorte.
Passons à l'avant-dernière section :
Au fond de l'immanent et de l'illimité,
Parfois, dans les lointains sans nom de l'Invisible,
Quelque chose tremblait de vaguement terrible,
Et brillait et passait, inexprimable éclair.
Toutes les profondeurs des mondes avaient l'air
De méditer, dans l'ombre où l'ombre se répète,
L'heure où l'on entendrait de cette âpre trompette
Un appel aussi long que l'infini, jaillir.
L'immuable semblait d'avance en tressaillir.

Des porches de l'abîme, antres hideux, cavernes
Que nous nommons enfers, gehennams, avernes,
Bouches d'obscurité qui ne prononcent rien,
Du vide, où ne flottait nul souffle aérien,
Du silence où l'haleine osait à peine éclore,
Ceci se dégageait pour l'âme : Pas encore.

Par instants, dans ce lieu triste comme le soir,
Comme on entend le bruit de quelqu'un qui vient voir,
On entendait le pas boiteux de la justice ;
Puis cela s'effaçait. Des vermines, le vice,
Le crime, s'approchaient, et, fourmillement noir,
Fuyaient. Le clairon sombre ouvrait son entonnoir.
Un groupe d'ouragans dormait dans ce cratère.
Comme cet organum des gouffres doit se taire
Jusqu'au jour monstrueux où nous écarterons
Les clous de notre bière au-dessus de nos fronts,
Nul bras ne le touchait dans l'invisible sphère ;
Chaque race avait fait sa couche de poussière
Dans l'orbe sépulcral de son évasement ;
Sur cette poudre l'œil lisait confusément
Ce mot : RIEZ, écrit par le doigt d'Epicure ;
Et l'on voyait, au fond de la rondeur obscure,
La toile d'araignée horrible de Satan.

Des astres qui passaient murmuraient : "Souviens-t-en !
Prie !" et la nuit portait cette parole à l'ombre.

Et je ne sentais plus ni le temps ni le nombre.

                              *
Je ne m'attarde pas sur "lointains sans nom", "Des astres qui passaient", "des mondes", "passait", "silence", à rapprocher du vers "Silences traversés des Mondes et des Anges". J'ai relevé "l'infini" puisque plus haut j'ai engagé le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." dans les rapprochements. Je ne m'attarde pas non plus sur "clairon", "tremblait" ou la répétition "ombre" dans un même vers, ni sur "fourmillement noir" que je rapproche des mouches qui bombinent du "A noir", ni sur "éclore" que je rapprocherais des "tentes" du "E blanc", en tant que coquille et abri des êtres humains. Pour le mot "gouffres", je vais simplement préciser que j'ai oublier de souligner plus haut le lien avec le mot "golfes" du sonnet "Voyelles". Le mot "entonnoir", je me permets de le souligner pour inviter au rapprochement avec "Le Bateau ivre". Les mots "éclair" et "ouragans" sont pour l'idée de l'orage dans "Paris se repeuple". Enfin, je vais tout de même insister sur "Bouches d'obscurité" puis sur le couple "RIEZ" et "Epicure" dans un même vers. 
J'aurais pu souligner toutes les mentions de mots de la famille de "bouche" dans les sections précédentes de "La Trompette du jugement", mais cela aurait été un peu vain. En revanche, la mention "Bouches d'obscurité" est source d'une réécriture rimbaldienne dans "Paris se repeuple".
Aucune version manuscrite ne nous est parvenue du poème "Paris se repeuple". Deux états du poème ont été imprimés. Le premier est suspect de comporter quelques coquilles, le second semble poser le problème d'une hybridation potentielle entre deux versions pour le nombre de quatrains, une version étant inconnue, l'autre étant la première version imprimée. Même le titre a évolué, puisque nous passons de "Paris se repeuple" à "L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple". Il n'est même pas exclu que le titre de la version inconnue ne soit que "L'Orgie parisienne". Vanier a peut-être voulu prévenir les réactions de ceux qui connaissaient l'autre version. En tout cas, le nombre de quatrains varie entre les deux versions, ce qui prouve que le texte a été remanié. Par ailleurs, le sujet du poème étant le repeuplement de Paris après la Semaine sanglante, la datation "Mai 1871" est symbolique. Le poème a pu connaître des remaniements profonds dont nous n'imaginons pas l'ampleur à Paris. Il a même pu être composé à Paris en dépit du témoignage "Mai 1871" des publications initiales qui reprennent sans doute une mention manuscrite. Cependant, si le poème était supposé ne compter que soixante vers, autrement dit quinze quatrains, selon une liste établie par Verlaine, la première version imprimée fait 72 vers et la seconde 76 avec quelques quatrains qui ne sont pas dans le même ordre, et surtout l'unique quatrain supplémentaire, l'unique quatrain inédit de la seconde version établie par Vanier, contient précisément le passage qui semble une réécriture évidente de notre vers de "La Trompette du jugement" :
O cœurs de saleté, Bouches épouvantables[,]
Fonctionnez plus fort, bouches de puanteurs !
Un vin pour ces torpeurs ignobles, sur ces tables...
Vos ventres sont fondus de honte, ô Vainqueurs !
Il est difficile d'imaginer que Rimbaud soit venu à Paris avec plusieurs versions de ses poèmes. Le poème a été remanié selon toute vraisemblance à Paris et ce quatrain a été conçu à Paris, sans doute au moment de l'invention du sonnet "Voyelles". Précisons que le poème "L'Homme juste" daté de "juillet 1871" a été allongé de deux quintils, la fin d'une version sans ces deux quintils nous étant parvenue, tandis que sur les deux quintils supplémentaires apparaît à la rime le mot "daines" en lien avec un article de Banville paru dans la revue L'Artiste et citant des rimes d'Ernest d'Hervilly en mars 1872.
On peut toujours considérer que la première version de "Paris se repeuple" soit assez ancienne, ce qui semble naturel au vu de son sujet qui a dû être traité sur le vif. Après tout, le couple "clairon" et "strideurs" commun à "Paris se repeuple" et "Voyelles" ne vient pas du poème "La Trompette du jugement" support de la création d'une partie de "Voyelles", mais du poème "Spleen" de Philothée O' Neddy. Il est toujours possible que le réemploi du couple "clairon" et "strideurs" dans un sonnet ait précipité l'envie d'allonger d'un quatrain ou même de plusieurs la composition "Paris se repeuple", et de quatrains qui pouvaient cette fois s'inspirer de "La Trompette du jugement". Il est clair que les trois hémistiches : "O cœurs de saleté", "Bouches épouvantables" et "bouches de puanteurs" qui unissent le cœur et la bouche comme si le trajet était direct de l'un à l'autre par le canal buccal, sont des variations de "Bouches d'obscurité" du poème final de La Légende des siècles, dans un cadre d'échappatoire au châtiment et au jugement dernier. Rimbaud reprend ici l'image négative de l'ivresse sur les tables d'un festin orgiaque criminelle, avec des "Vainqueurs" qui supposent des vaincus. Le quatrain de Rimbaud par le pluriel "ventres" suppose enfin que ces cœurs ne sont précisément que des ventres. Et il faut pousser plus loin l'analyse : ces ventres sont des clairons qui gargouillent de leur victoire !
J'en viens enfin au couple entre la mention écrite "RIEZ" et le nom du philosophe Epicure. Comme, à rebours de toute la pensée officielle, je considère que la philosophie de Platon est en réalité la philosophie de Socrate avec beaucoup moins de déformations que tout ce qui nous est doctement prétendu, je considère qu'il existe une continuité problématique entre Démocrite et Epicure. En tout cas, Rimbaud a quelque peu fréquenté à la lecture l'ouvrage latin de Lucrèce De rerum Natura connu pour un exemple unique, faisant exception donc, d'ouvrage philosophique et didactique d'une grande poésie, ouvrage qui enseigne l'ensemble de la pensée de la philosophie du maître grec Epicure. Rimbaud a plagié une traduction de Sully Prudhomme, mais il s'est nourri à l'occasion de sa lecture de Lucrèce, notamment lorsqu'il composait "Credo in unam". Rimbaud a plagié le début de l'ouvrage qui est un hommage à Vénus, en principe étranger à la pensée d'Epicure : il s'agit même d'une pièce rapportée contradictoire avec la pensée épicurienne. Cependant, il faut donc considérer que Rimbaud a hérité de la construction lucrécienne, sans que nous ayons le droit de faire le départ des contradictions avec la pensée du philosophe grec lui-même. Ce qui est intéressant pour nous, c'est que, dans "Voyelles", sonnet proche de la pensée allégorique de "Credo in unam" le "rire des lèvres belles" est mis en avant en compagnie des "ivresses pénitentes", ce qui s'oppose aux orgies non pénitentes des vainqueurs dans "Paris se repeuple" et au double emploi très appuyé des valeurs négatives du rire et de l'enivrement dans "La Trompette du jugement".
Il est temps de conclure avec le commentaire de la dernière section :
Une sinistre main sortait de l'infini.

Vers la trompette, effroi de tout crime impuni,
Qui doit faire à la mort un jour lever la tête,
Elle pendait énorme, ouverte, et comme prête
A saisir ce clairon qui se tait dans la nuit,
Et qu'emplit le sommeil formidable du bruit.
La main, dans la nuée et hors de l'Invisible,
S'allongeait. A quel être était-elle ? Impossible
De le dire, en ce morne et brumeux firmament.
L'œil dans l'obscurité ne voyait clairement
Que les cinq doigts béants de cette main terrible ;
Tant l'être, quel qu'il fût, debout dans l'ombre horrible,
- Sans doute quelque archange ou quelque séraphin
Immobile, attendant le signe de la fin, -
Plongeait profondément, sous les ténébreux voiles,
Du pied dans les enfers, du front dans les étoiles !
Je ne reviens pas avec de nouveaux commentaires pour "clairon", "l'infini", "se tait" ou "quelque archange ou quelque séraphine". J'ai souligné l'expression "le sommeil formidable du bruit" pour l'oxymore et le lien avec "strideurs étranges" où je rappelle que j'envisage une lecture métaphorique des "strideurs" en tant que couleurs du rêve qui sont alors des voyelles de visions. Il faut d'ailleurs comprendre que c'est une astuce qui permet de dire que Victor Hugo n'entend pas les "strideurs", parce qu'il ne se situe pas sur le bon plan de la perception du son mystique, et croit que le "clairon" aura son jour dans l'avenir. Il y a même de quoi se demander si le vers du "Bateau ivre" : "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir[,]" ne pourrait pas être l'opposition du "clairon" de "Voyelles" à "La Trompette du jugement", je rappelle qu'il est question de "longs figements violets" dans ce même quatrain. Quant à l'expression "hors de l'Invisible", je la souligne pour montrer comment le sonnet "Voyelles" s'y oppose. Le poème hugolien suppose l'idée d'entrapercevoir un autre plan où Dieu et les anges se situeraient. La main vient d'un au-delà et se laisse découvrir au poète dans notre monde. Le poème de Rimbaud peut laisser planer l'idée d'un au-delà avec le "rayon violet de Ses Yeux", et le "clairon" est traversé par les Mondes et les Anges, mais Rimbaud n'affirme pas l'idée d'un autre espace et d'une communication du coup entre notre espace et celui de l'ange souffleur ou brandisseur de clairon. Rimbaud n'affirme pas pour le dire autrement la réalité d'une intervention extérieure.
J'ai un peu hésité à souligner l'hémistiche final, mais il contient le mot "front" et le fait s'entrechoquer avec les étoiles si je puis dire. Par ailleurs, je ne trouve pas ce poème de Victor Hugo très beau, ce n'est pas une merveilleuse conclusion donnée à La Légende des siècles de 1859. On observe aussi un abus des mots répétés. Le poème a probablement été pour partie composé paresseusement au fil de la plume. Ceci dit, sa valeur conclusive de recueil lui donne de l'importance, et il faut rappeler que Rimbaud ne s'en est que partiellement inspiré dans son sonnet. Cependant, le dernier vers est plutôt réussi et surtout il reprend un vers pas très heureux non plus dans la formulation, mais très célèbre, le vers final de "Fonction du poète", poème en octosyllabe du recueil Les Rayons et les ombres : "Les yeux ici, les pieds ailleurs." Le poème "La Trompette du jugement" n'est pas toujours très bien écrit, mais il reprend un vers ancien mal écrit en en faisant quelque chose de mieux tourné, bien que pas spécialement exceptionnel. Surtout, le poème "Fonction du poète" a permis à Hugo d'affiner son portait de mage, de poète visionnaire, il n'est donc pas inutile de relever le lien entre "La Trompette du jugement" et cette composition plus ancienne.
Maintenant, sur l'ensemble du poème de Victor Hugo, nous constatons le traitement de l'idée attendue d'un jugement à rendre. Or, le fait marquant, c'est que Rimbaud ne reprend pas les idées de jugement et l'idée de jugement n'est pas fort apparente dans son sonnet "Voyelles", c'est pour nous une sorte de preuve par défaut que "Voyelles" se veut une réplique à l'idée de jugement dernier en établissant une éternité du clairon qui vaut pour le présent. Ne vous empressez pas de dire que cela ne résout en rien le sentiment d'injustice de la semaine sanglante, l'absence de châtiment sur les versaillais. Pour moi, l'opposition au jugement dernier consiste aussi à dire que, malgré l'échec, l'aventure était dans le sens de la vie. Rimbaud ne cherche pas une légende de l'avenir pour sauver le présent, mais il ne cherche pas non plus à prouver qu'il a raison par l'appel au châtiment immédiat. Il appelle à un châtiment dans certains poèmes bien sûr, mais dans "Voyelles" je pense qu'il y a l'acceptation du martyre.


L'article étant assez long déjà, je reviendrai bientôt sur l'intertexte du poème "Spleen" de Philothée O'Neddy, ainsi que sur les expressions des poèmes de Lamartine qui méritent la comparaison avec "Voyelles".
J'ose croire que tout ce que je viens de développer montre assez que le lien reconnu de "Voyelles" à "La Trompette du jugement" avait été profondément sous-évalué jusqu'à présent.

1 commentaire:

  1. Adresse provisoire aux premiers lecteurs de cette étude, déjà cinq apparemment (27/01/2021 03h25) : je corrigerai quelques coquilles et surtout sans faire d'ajouts je remanierai les phrases où certains mots ont été mangés lors de la rédaction et les phrases mal tournées où la signification se perd.

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