mercredi 11 décembre 2013

Un élément pour la datation des Illuminations ?

Je n'ai toujours pas proposé ma datation pour l'oeuvre de Rimbaud de 1872 à 1875 Cela me permet de ne pas parler de la question délicate de l'attribution de Poison perdu, poème sur lequel je dois reconnaître, par mea culpa, avoir abusivement décrété par le passé qu'il ne pouvait pas être de Rimbaud, puisqu'il ne relevait ni de sa manière ni de son style Son caractère faiblard pourrait s'expliquer par exemple par le fait qu'il est le jalon significatif dans la destruction ravageuse des pouvoirs du poète finissant par renoncer à son art suite au drame bruxellois L'attribution de ce poème à Rimbaud, Nouveau ou un quelconque autre poète demeure importante pour l'histoire du poète Arthur Rimbaud
Maintenant, ma datation demande un effort un peu suivi que je ne peux pas fournir pour l'instant
L'idée n'est pas d'offrir une datation poème par poème comme c'est le cas pour les poèmes de 1870 : on peut croire que j'aurais essayé d'offrir une datation poème par poème en justifiant cela au cas par cas, en citant mes arguments, mes pièces à conviction, des sources ou intertextes datés offrant un espace de plausibilité
Mon idée est plutôt de dater les jalons chronologiques, de dater précisément ce que j'estime les éléments déclencheurs, les bornes utiles à un resserrement d'une datation la plus plausible qui soit : je citerais allusivement les poèmes concernés par le signalement de tel ou tel jalon
Ce principe d'inversion me paraît excellent Il est à compléter par des comparaisons entre les poèmes de Rimbaud, et bien sûr entre Une saison en enfer et certains des poèmes en prose

Une bonne partie des preuves, sachant que je plaide comme relevant du bon sens l'antériorité des poèmes en prose par rapport à Une saison en enfer, viendrait du support capital des numéros de la revue La Renaissance littéraire et artistique dont, par bonheur, nous savons, grâce à la correspondance de Verlaine, quand ou non, ils sont en possession de Verlaine et Rimbaud en Angleterre
Des poèmes en prose sont présents dans cette revue et il me suffit d'observer que ce que Rimbaud va pratiquer avec infiniment plus de génie et de talent est déjà dans l'un ou l'autre poème en prose de Cros, de la fille de Gautier, etc, sans oublier les articles de Blémont sur la poésie anglosaxonne qui, par coïncidence, renvoyaient Verlaine et Rimbaud à leur situation d'expatriés londoniens
Mais les possibilités d'établir des liens vont plus loin encore
On sait que le mot des Goncourt "operadiques" se trouve dans un extrait de leur livre L'Art du dix-huitième siècle qui est cité précisément dans un numéro de la revue La Renaissance littéraire et artistique de l'année 1873
Cela m'invite à considérer que le poème Nocturne vulgaire a été composé suite à la lecture du numéro de la revue contenant le néologisme des Goncourt
Pour cela, il fallait que Rimbaud ait accès à ce numéro, ce qui n'a rien d'évident une fois que Verlaine est incarcéré
On peut toujours répliquer que Rimbaud est à nouveau à Paris fin 1873- début 1874, et qu'il est d'ailleurs question du lancement d'une nouvelle revue littéraire concurrente avec Mercier, Cros, et tout le gratin des écrivains zutistes ou non qu'avaient connu Rimbaud Du coup, on dira, il a pu consulter les exemplaires de 1872-1873 en 1874 et s'en inspirer
C'est impossible à contredire comme hypothèse, mais un peu gros
Dans tous les cas, Rimbaud a déjà lu les numéros de la revue en compagnie de Verlaine en Angleterre C'était même la part la plus encombrante de littérature en langue française dont il devait disposer dans les appartements qu'il occupait
Un numéro fait huit pages avec un baratin assez fade vite évacué
J'imagine mal Rimbaud relire attentivement ces numéros anciens qu'il connaissait déjà à Paris en 1874, quand il peut se tourner vers d'autres nouveautés L'accès à une littérature française au quotidien n'est pas le même à Paris dans le milieu artiste qu'à Londre dans un milieu de réfugiés communards (notons au passage que l'augmentation des poèmes au discours politique net, jusque dans le choix du vocabulaires, est encore un élément frappant favorisant une datation anglaise de la plupart des poèmes en prose)
Puis, surtout, c'est supposer que, pour une fois que nous avons des indices troublants d'un rapport de Rimbaud à des publications immédiates de la période 1872-1874, Rimbaud aurait systématiquement mis tout cela en veilleuse pour ne s'y intéresser occasionnellement qu'un an après
Franchement, les réticences sont tirées par les cheveux
Pour Nocturne vulgaire, mon idée est de faire jouer à la fois l'abondance du recours au tiret dans les textes de La Renaissance littéraire et artistique (argument tout à fait mineur), la présence du texte des Goncourt avec le néologisme "operadiques" (argument accablant) et aussi l'allusion à un poème de Vigny avec "maison de berger de ma niaiserie", puisque Vermersch a proposé une conférence sur Vigny à la toute fin de l'année 1872 (argument de poids qui ne peut être minimisé que parce qu'on réfléchit pas assez comment un être humain acquiert nécessairement une culture par les aléas de la vie, les rimbaldiens présentent souvent un Rimbaud de 1870 qui a tout lu, un autre de 1871 qui a tout lu lui aussi, et d'autres de 1872, 1873 ou 1874 qui ont toujours déjà l'érudition d'un homme de cinquante ans)
Alors, évidemment, on peut continuer à dire que comme Rimbaud a pu relire les numéros anciens de La Renaissance littéraire et artistique en 1874 il n'y a pas de raison pour décréter que Rimbaud a plutôt fait une allusion à ce Vigny objet d'une conférence de Vermersch fin 1872 en avril 1873 qu'au cours de l'année 1874 Il peut faire une allusion à six mois ou à un an et demi de distance d'une conférence l'ayant marqué : où est le problème à cela ?
Le problème, c'est qu'alors qu'il est clair que Verlaine ne fait état d'aucune oeuvre importante qui nous manquerait pour la période de vie commune des deux poètes en Angleterre, les rimbaldiens accrochés à ce qu'ils ont été habitués à considérer comme la vérité canonique sabordent tous les arguments qui permettent de relier de la manière la plus naturelle du monde la composition des poèmes en prose au contexte vécu de la période 1872-1873
Posons ceci au moins clairement Outre que la conférence de Vermersch offre l'occasion à Rimbaud de s'intéresser à l'oeuvre de Vigny, elle est amenée avec un cortège de considérations, de discussions autour de ce personnage et de cette oeuvre Au nom de quoi décréter que Rimbaud a plutôt mûri cela longuement pour ne s'en servir qu'en 1874 plutôt que d'envisager qu'il s'agissait d'un sujet intéressant les compositions de l'époque anglaise de Verlaine et Rimbaud? La présence de Vigny est soupçonnée pour "maison de berger" corruption d'un titre d'oeuvre dans Nocturne vulgaire et aussi pour l'image des "gentilshommes sauvages qui chassent leurs chroniques" dans Villes
Les formules de Rimbaud sont elliptiques, fort allusives, et pas du tout limpides, et s'il y a bien allusion à Vigny je ne vois qu'une seule chose naturelle c'est que composant un poème il réagit immédiatement à la conférence qui doit faire fourmiller quelques idées dans son esprit On voit bien que c'est la réaction immédiate qui donne de la pertinence à cette information, et pas une rencontre molle entre une conférence de 1872 et deux compositions supposées de 1874 Je trouve ça complètement dingue de prendre le problème à l'envers, d'autant que le poème Villes en question ("L'acropole offcielle:::") fait partie d'un certain nombre de poèmes en prose des Illuminations où un voyageur décrit une ville inconnue, en livrant des impressions, en soulignant des petits détails singuliers, en proposant même quelques réflexions Or, comme la conférence sur Vigny a lieu à la fin de l'année 1872, c'est dans les mois de septembre-décembre 1872 que Verlaine et Rimbaud découvrent Londres, et que, dans sa correspondance, Verlaine décrit Londres à ses contacts français, en se présentant comme un étranger voyageur qui décrit consciencieusement un maximum de choses qu'il a vues, avec un luxe de détails singuliers qui ont retenu son attention L'identité de conception est patente, moins les finalités poétiques propres à Rimbaud Même les tournures se font écho entre la correspondance de Verlaine et les poèmes de Rimbaud, même si seuls ces derniers sont des merveilles d'art de l'écriture en prose
Aussi, si nous n'avons pas la preuve pour la datation des poèmes, c'est un fait que pour contester que les poèmes puissent dater de 1872-1873, les rimbaldiens prennent la logique à rebrousse-poil

C'est selon le même principe de refoulement que les rimbaldiens vont se montrer allergiques à l'idée que Rimbaud a très bien pu reprendre à l'oeuvre de Longfellow le syntagme "Being Beauteous" au moment même où, tandis que Blémont a parlé des poètes anglais et de Longfellow dans sa revue, Verlaine songe à imposer une épigraphe extraite de Longfellow à un poème des Romances sans paroles, poème qui finalement jouira d'une épigraphe de Rimbaud Rimbaud et Verlaine peuvent bien exploiter à des époques différentes des épigraphes, mais alors qu'il y a une convergence remarquable : 1) présence de quelques titres anglais dans Romances sans paroles et Illuminations, 2) citations de Longfellow, 3) coïncidence de dates qui rapproche et les articles de Blémont sur les poètes anglais, notamment Longfellow, et le séjour de Rimbaud et Verlaine en Angleterre, et la composition d'un manuscrit des Romances sans paroles avec une épigraphe de Longfellow, 4) la substitution d'une épigraphe de Rimbaud à une épigraphe de Longfellow, malgré ce tissu, petit bout de tissu que moi je trouve bien précieux, on va aller dire que la citation "Being Beauteous" n'a rien à voir avec tout ça, que cela a été fait bien plus tard par Rimbaud
Je veux bien qu'on se méfie des belles constructions, mais c'est quand même raisonner à l'envers que de sacrifier sans preuve la thèse naturelle à l'esprit pour une thèse contournée dont pour ne pas reconnaître qu'elle est contournée on dira qu'elle n'est pas une thèse du tout, juste un reproche fait à notre manque de prudence
Pourtant, la prudence n'exclut pas, bien au contraire, la nécessité de se pencher sur la plausibilité de la construction
Or, l'idée que les poèmes en prose soient tout ou presque antérieurs à Une saison en enfer, ne cesse visiblement de s'étoffer par un dossier de considérations tout de même bien plausibles

Et, face à ce qui n'est considéré que plausible à la limite, la fin de non-recevoir n'est, elle, pas qu'une simple fin de non-recevoir, mais c'est dans cette fin de non-recevoir même que se love une vérité officielle
Or, à chaque fois, un raisonnement tout de réticences va aller chercher la solution la moins naturelle, la moins simple, la plus contournée
Il y a un problème quand même, non ?

J'en viens à un argument que je n'ai pas encore livré jusqu'à présent
Certains critiques ont pu remarquer que la pièce de Leconte de Lisle Les Erinnyes avaient été représentées le 6 janvier 1873 et que la publication du texte a suivi en février Cette information fait par exemple partie des annotations de l'édition 2009 de la Pléiade des Oeuvres complètes d'Arthur Rimbaud
En revanche, personne n'en fait un argument de datation du poème en prose ou n'ose en tout cas formuler l'hypothèse (j'excepterai une communication privée d'un rimbaldien)
Mais, moi, ce qui m'a intéressé, c'est l'orthographe fautive de Rimbaud
L'actualité de cette pièce avec musique de Massenet a été relayée dans la presse On peut en trouver mention dans Le Monde illustré, mais Rimbaud avait-il accès à cette revue en Angleterre ?
En revanche, il avait accès au numéro de La Renaissance littéraire et artistique qui en parle et qui, à m'en fier à mon souvenir, car j'ai mes exemplaires de la revue dans des cartons, offre la même corruption "Erynnies" que le texte manuscrit de Rimbaud que Guyaux a trouvé suffisamment fautif que pour imposer et justifier une nécessaire correction à la transcription du poème dans son édition de la Pléiade en 2009
Vu que cette information est déjà quelque peu connue et qu'elle n'a favorisé aucune hypothèse de datation, je ne doute pas que ma remarque sur cette nouvelle convergence entre les poèmes en prose de Rimbaud et des livraisons d'une revue appartenant à Verlaine continuera d'être observée avec les mêmes indifférences et méfiances molles Hélas !

1 commentaire:

  1. Il faut bien mesurer que la relation des Illuminations aux livraisons de la revue appartenant à Verlaine a un caractère contraignant
    Rimbaud n'a cette revue sous la main que lorsqu'il est avec Verlaine, pas ensuite
    On peut toujours dire qu'il n'avait plus la revue mais se souvenait du mot "opéradiques", un raisonnement similaire sera moins probant pour l'orthographe fautive "Erynnies"
    Ensuite, au-delà du drame de Bruxelles à tout le moins, sinon après qu'il quitte l'Angleterre ce même mois de juillet 1873, Rimbaud n'a plus accès aux revues qui appartiennent à Verlaine, ou alors il convient d'en apporter les preuves
    Et s'il a pu remettre la main sur ces revues, ce ne peut être que quelques mois plus tard à Paris, et cela reste bien évidemment fort hypothétique

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