mercredi 8 janvier 2025

Dresser des listes de césures déviantes peut-il apporter quelque chose à la compréhension du sens même des poèmes de Rimbaud ?

La recherche au plan de la versification peut sembler aride, un jeu assez vain pour érudits d'une question poétique somme toute secondaire. Nous lisons comme nous l'entendons, comme nous le trouvons naturel, comme nous le trouvons agréable, les différents vers qui s'offrent à nous. A la limite, on veut bien admettre qu'il y a des calembours au plan des césures chahutées, ce qui accentue le sens de la phrase déployée dans le moule métrique, ce qui apporte un petit agrément, un petit bonbon supplémentaire à un sens que nous avons déjà cerné dans les grandes lignes. Nous comprenons aussi la symétrie du trimètre, comme après tout nous ressentons quelque chose à la lecture de rythmes ternaires dans la prose.
Dans le dernier article que j'ai publié dans une revue, "La Versification tactique" dans un numéro de Rimbaud vivant, j'ai tout de même montré comment une strophe singulière permettait d'identifier une source : les quatrains des "Reparties de Nina" sont une allusion directe à la "Chanson de Fortunio" de Musset qui est au centre de deux œuvres scéniques de Musset et Ofenbach, que Glatigny citait dans sa préface à une réédition de trois de ses œuvres lyriques en un volume par Lemerre en 1870. Je montrais également que "Accroupissements" était une forme de démarcation de "Un voyage à Cythère" à partir du jeu sur la forme "comme un" tantôt devant la césure, tantôt déplacée dans les alexandrins, et je montrais que le premier quatrain de "Oraison du soir" est une réécriture du premier quatrain du même poème "Un voyage à Cythère" avec implication de la césure sur "comme un" transformé en "tel qu'un".
Il faut comprendre également l'intérêt de la recherche des sources du côté de la poésie en vers. Les poètes s'imitent entre eux. Au-delà des césures déviantes, la manière de placer deux verbes courts dans un hémistiche, d'occuper l'espace d'un hémistiche avec un adverbe en "-ment", d'organiser des subordonnées sur plusieurs alexandrins, tout cela peut nous apprendre de qui s'inspire le poète, et on peut doubler le repérage de points grammaticaux communs avec la superposition de traits lexicaux rapprochés.
Actuellement, je fais ma petite enquête sur les adverbes en "-ment" allongés à l'hémistiche. J'ai trouvé l'adverbe "silencieusement" des "Etrennes des orphelins" chez au moins deux poètes. Baudelaire est l'un d'eux, l'autre doit être Glatigny ou Leconte de Lisle. J'ai pu remarquer que Vicor Hugo n'était pas friand de la forme en "-eusement" qui vient plus volontiers de Banville. J'essaie de cerner si Rimbaud ne s'inspire pas de vers précis quand il compose l'enjambement de mot "silencieux" dans "L'Homme juste" daté de juillet 1871. C'est le premier enjambement de mots connu de Rimbaud à la césure, du moins sur une forme non composée, puisque nous avons "Sœur de charité" le mois précédent, et "bec-de-canes" ou "becs de canne" dans le même poème "L'Homme juste".
Rimbaud a composé "Ressouvenir" avec l'enjambement "tricolorement" sur le modèle du "pensivement" de Banville, mais il s'agit d'une transcription de l'Album zutique qui date logiquement de novembre 1871, tandis que le poème "Le Bateau ivre" avec "tohu-bohus" et "péninsules" est une composition qui date de décembre 1871 au plus tôt.
Le premier quintil qui nous est parvenu de "L'Homme juste", puisqu'il nous manque le début du poème, contient une césure du type "et les" dans un cadre descriptif. Dans "Voyelles", Rimbaud pratiquera une variante en "ou les" :
[...}
Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
[...}
Le Juste restait droit sur ses hanches solides :
Un rayon lui dorait l'épaule ; des sueurs
Me prirent : "Tu veux voir rutiler les bolides ?
Et, debout, écouter bourdonner les flueurs
D'astres lactés, et les essaims d'astéroïdes ?
[...}
Et, dans le parc touffu, les hautains églantiers,
Les pervenches et les vieux arbres, tout s'incline
Comme pour la fêter, lorsque par les sentiers
Vous précédez ses pas, frissons de mousseline !

Le second quatrain de "Voyelles" fournit une rime "tentes"/"pénitentes" dont je pense depuis longtemps qu'elle est liturgique. Les "tentes" ne sont plus les habitations communes des humains en 1872, et il ne s'agit pas d'une référence antique anodine. Le mot est gonflé d'implications spirituelles, et le mot "pénitentes" n'est certainement pas pour rien au centre de la composition : mot clef à la rime au moment de passer des quatrains aux tercets. La liturgie se retrouve dans le quintil cité ensuite avec la mention du "Juste", la mise en scène du rayon sur l'épaule et les visions cosmiques. J'ajoute un détail qui peut passer inaperçu et qui n'est peut-être qu'une coïncidence sans intérêt, mais la rime en "-ides" est la première rime des tercets de "Voyelles" avec "virides" et "rides". Je peaufine la comparaison : les "mers virides", image d'étendue comparable à un horizon cosmique, s'imprime en "rides" sur les corps physiques de personnages scrutateurs ("grands fronts studieux"). Ici, le personnage est représenté bien "droit" sur des "hanches solides" et on insiste encore deux vers plus loin sur sa position "debout", position dans laquelle ce Juste est l'équivalent des "grands fronts studieux", puisqu'il "veut voir" du verbe "vouloir être voyant" les perspectives cosmiques infinies. Et comme si cela ne suffisait pas, nous avons le rejet "Des astres lactés" qui nous assez nous rappeler le rejet "De la Mer" et l'emploi de "lactescent" dans la description pleine de visions du "Bateau ivre". Alimentés par des considérations métriques, les rapprochements entre "Voyelles" et "L'Homme juste" prennent ici une dimension qui n'avait jamais été soupçonnée auparavant par un quelconque rimbaldien.
Passons maintenant au quatrain de Glatigny. Le quatrain est tiré du poème "Clotilde" et il est précédé de deux autres dont la lecture permettrait de mieux sentir pourquoi le mettre en relation avec les deux strophes de Rimbaud : "Le brouillard lumineux...", "Un or aérien..." Mais, sans m'éparpiller, je peux insister sur pas mal d'éléments.
Le quatrain de Glatigny est descriptif et implique la forme placée devant la césure "et les" dans une sorte d'exaltation enchanteresse des visions que rapporte le poète. Ce point se retrouve à la fin du quintil ici cité de "L'Homme juste". Les traitements sont similaires, même si d'un côté nous avons un cadre cosmique et de l'autre un paysage au matin. Toutefois, le paysage peut être la version en miniature de l'infini, et vous pouvez remarquer que la forme à la rime "tout s'incline" reprend une image du poème IV de la section "Aurore" des Contemplations : "Le firmament est plein de la vaste clarté...", poème qui contient précisément la rime "belle(s)"/"ombelle(s)" que j'ai déjà mentionnée comme source probable pour le second quatrain de "Voyelles" cité ici justement. Et admirez la relation en triangle que j'achève d'établir quand je note le rapprochement entre "frissons de mousseline" et "frissons d'ombelles".
Alors, les études métriques, est-ce vraiment inutile ?


Dois-je m'appesantir sur le sens religieux de "tout s'incline", en explicitant les rapports aux Contemplations de Victor Hugo ?
Cette césure déviante sur "et les" est la première à surgir à la lecture des Vignes folles de Glatigny, recueil qui ne contient pas que des poèmes en alexandrins et où Glatigny pratique peu de césures déviantes, le poème "L'Impassible" dédié à Baudelaire faisant partie des rares exceptions.

Avant de soulever un second sujet qui m'intéresse, je vous fournis le bonus suivant. Je lis ou relis les recueils du "Corpus général" fourni dans Critique du vers par Jean-Michel Gouvard, je classe les poètes en groupes en fonction de leurs périodes d'activités et de leurs tendances métriques. Je vais augmenter ce corpus général. Par exemple, Gouvard cite plusieurs recueils de Ratisbonne, mais pas sa traduction en vers de La Divine Comédie de Dante, alors qu'elle entre dans l'ensemble des œuvres qui ont une certaine précocité en fait de césures chahutées, en particulier la section "Le Paradis" parue en 1859. Je vais inclure Amours et priapées d'Henri Cantel, les poètes Pétrus Borel, Philothée O'Neddy et Marceline Desbordes-Valmore, mais aussi Armand Silvestre et d'autres encore. Je voudrais recueillir des parodies des vers de Victor Hugo des années 1830. Je n'ai pas accès à certaines œuvres : Branle-bas de Xavier Bastide, les vers inédits de Jules Verne ou Reflets de l'âme de Maria Gay, à supposer que le prénom soit exactement transcrit. J'ai repéré aussi d'autres poètes cités en-dehors du "Corpus général" comme Fabié. Je repère les recueils non exploités pour certains poètes : Autran, Bergerat, etc. Je considère aussi qu'il faut s'intéresser aux volumes collectifs : Parnasse contemporain, Sonnets et eaux-fortes, nouveaux Parnasses satyriques, quelques anthologies d'époque, etc.
Beaucoup de choses se mettent en place et en lisant tous ces vers j'ai aussi d'autres idées rimbaldiennes qui ne concernent pas les césure déviantes.
Mais j'en arrive à la question de l'allure générale des vers déviants. Ce qu'actuellement je fais de résolument neuf et que personne ne soupçonne, c'est que je prends la mesure de l'importance du dérèglement de la césure pour créer des vers qui ont une allure inédite. Le respect classique la césure entraîne la prégnance de schémas dominants dans la composition grammaticale de poèmes en alexandrins, sinon en décasyllabes ou hendécasyllabes. Sans regard d'expert, on peut penser qu'il faut s'en tenir à constater à l'émergence d'un vers sans césure, d'un vers qui serait de la prose maquillée de rimes en gros, avec un petit effet de basculement perceptible entre rythmes ternaires et binaires.
Mon idée, c'est que le travail d'assouplissement des césures par les prédécesseurs ou par Rimbaud lui-même jusqu'au premier quart de 1872 explique la finesse de conception des vers de 1872 de douze, dix ou onze syllabes, parce que des patrons se sont imposés de vers plus gracieux ou poétiques que d'autres, et quand ils ne sont pas les plus gracieux ou les plus poétiques comme dans "Jeune ménage" ou "Juillet" ils vont porter la marque d'une certaine manière de parler en vers ou en poète, la marque du discours syncopé qui tord son cou à l'éloquence pour multiplier les invitations à porter son attention à la mise en relief continue des détails....
Voilà pour cette grande aventure avec laquelle débute l'année 2025 sur ce blog.

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