Dans Critique du vers, Jean-Michel Gouvard soutient une thèse soutenue par Cornulier dans Théorie du vers : en affaiblissant la césure de l'alexandrin qui a en principe deux hémistiches les poètes eprouveraient un remords et inconsciemment ils compenseraient le défaut d'harmonie et d'équilibre du rythme par une compensation : le vers chahuté et lui seul aurait dans un premier temps une forme de trimètre avec trois segments internes de quatre syllabes lui donnant une musique propre, puis dans un second temps nous aurions une compensation en semi-ternaire, compensation irrégulière sans symétrie interne cette fois, mais qui aurait un air familier approximatif en conservant la limite de l'hémistiche à huit syllabes, une allure mitigée entre le binaire de l'alexandrin et le ternaire du trimètre, et ce serait en gros un trimètre à moitié fabriqué qui serait perçu pour acceptable.
Je considère cette thèse comme contradictoire avec les principes prônés par Cornulier et surtout franchement erronée. Elle s'appuie sur le fait que le semi-ternaire à été envisagé à posteriori par des critiques du vers et des poètes du XXe siècle qui ont cru pouvoir lire ainsi des vers qu'ils ne comprenaient pas.
Même si Cornulier ne se risque plus guère à parler de semi-ternaires, c'est le discours qu'il a imposé quand il s'est fait reconnaître au plan de l'analyse du vers et ce discours est toujours relayé en 2025 par des gens qui à des degrés divers se réclament de ses travaux.
Sans parler de tous les métriciens : antériorité de Roubaud, rôle de Dominicy sur la notion de "e" féminin, poursuite de la réflexion théorique de Bobillot, concept d'évaluation de la ponctuation sur des vers de Racine, diverses analyses de poèmes ou poètes par différents critiques, il y a un livre qui sert d'appui à la théorie de Cornulier, c'est le livre Critique du vers de Jean-Michel Gouvard, puisqu'il étudié un grand nombre de recueils poétiques d'une période clef pour prouver par la science statistique les propos de Cornulier.
Cette étude statistique repose sur certains biais qui ont pour conséquence de détourner l'attention des métriciens d'une thèse alternative sur les vers les plus irréguliers de Rimbaud en 1872 : il faudrait les lire en maintenant une conscience forcée des césures, sauf que le consensus est du côté d'une évolution du vers régulier au vers sans césure en passant par les modèles compensatoires décrits plus haut.
Je vais donc ruiner cette théorie des modèles compensatoires en m'attaquant aux anomalies du livre Théorie du vers, mais surtout présentement en pointant du doigt les erreurs manifestes de livre Critique du vers.
Gouvard établit une sorte de moyenne statistique par-delà les auteurs. Normalement, l'évolution doit être propre à chaque poète. Mais Gouvard part sur un postulat d'âme collective. Les audaces auraient lieu à telle époque chez plusieurs poètes parce que c'est l'air du temps. Gouvard fixe parmi ses repères des vers manuscrits que seul leur auteur pouvait connaître. Je laisse de côté les vers inédits de Jules Verne, mais plusieurs vers longtemps demeurés inédits de Victor Hugo sont cités : Fin de Satan, troisième série de La Légende des siècles, Océan. On pose pour certains vers une existence théorique précoce non documentée : "Mariage de Roland" de Victor Hugo, des vers de "A une charogne" ou "Voyage à Cythère" de Baudelaire, etc.
Il y a aussi un problème de non prise en compte de l'influence des poètes entre eux. Les poètes créeraient des césures acrobatiques sans méditer celles du voisin. Gouvard envisage parfois cette influence, mais il devrait l'envisager systématiquement, ce qu'il ne fait pas, ni Cornulier. Gouvard est ainsi fort négligent sur les dates de publication des vers qui l'intéressent, fort négligent aussi sur la question des recueils qui contiennent de premières audaces. Gouvard fait des synthèses sur des vers, mais il faut des synthèses sur des ouvrages précis, au moins sur ceux qui ont été pionniers.
Maintenant, je vais souligner concrètement des défauts de l'ouvrage.
Gouvard relève des vers aux césures chahutées bien avant 1850. Ces vers ont déjà été cités en partie par Cornulier, mais aussi par bien d'autres théoriciens du vers, farfelus ou non, depuis cent ou cent cinquante ans.
Gouvard cite notamment trois vers de Dorimond dans une comédie du XVIIe, un vers de Voltaire, et quelques vers de théâtre de Victor Hugo, quelques autresde Musset, Barbier et Savinien Lapointe. Il les écarte de son analyse statistique, sauf que cet ensemble de vers forme une masse de vers initiaux qui invalidant la théorie selon laquelle intuitivement le poète chercherait une compensation en trimètre ou semi-ternaires. Jugez-en sur pièces :
Se corrompt avec un esprit prédestiné,
Comme étranger je m'y naturaliserois.
Pour cela, dans son dispotaire féminin.
Il s'agit de trois vers d'une comédie du début de l'âge d'or du classicisme, L'Ecole des Cocus de Dorimond publiée en 1659.
Aucun des trois vers ne peut être un trimètre. En tirant par les cheveux, direz-vous que le premier est un semi-ternaire 84 et le second un semi-ternaire 48 ? Et si tel est votre avis, d'où viendrait ce recours intuitif au semi-ternaire sans acclimatation préalable au trimètre ?
Pensez que même si c'est de manière moins évidente ce problème se pose sans arrêt pour les poètes du XIXe siècle, puisque Cornulier, Gouvard et d'autres se sont dispensés d'une histoire des manifestations du trimètre dans la première moitié du XIXe siècle.
Il y a un sous-entendu dans l'approche de Gouvard et Cornulier qui veut que les poètes soient acclimatés aux trimètres non parce qu'ils en élaborent, mais parce qu'ils en lisent. Mais Hugo pratique ses premiers trimètres dans Cromwell et ils y sont ostentatoires. Il les pratique ensuite avec parcimonie dans ses recueils lyriques et dans ses drames. Peu de poètes pratiquent des trimètres dans les années 1830.
De quelle acclimatation parle-t-on ?
Dans Cromwell, Hugo pratique de premiers vers aux césures chahutées et ils sont à proximité de trimètres ostentatoires sans être eux-mêmes des trimètres. Je ne cite pas tous les vers intéressants. Les suivants suffiront.
Je t'approuve. / Il faut, pour ne rien faire à demi,
Ce vers à une césure sur pour et n'est ni un trimètre, ni un semi-ternaire.
(...) puisqu'il nous invite et nous appelle,
Ce vers n'est pas un trimètre, il est superficiellement assimilable à un semi-ternaire 84.
En revanche, le vers suivant est le modèle du trimètre dont Cornulier, Gouvard, Murphy, etc., attribuent l'invention à Baudelaire :
Comme elle y va ! / - C'est un refus ? / - Mais je suis vôtre !
Gouvard expédie l'antériorité page 111 de son étude en soutenant que Victor Hugo a profité de la "diction relativement libre des comédiens " Et la diction des lecteurs de Poésies lyriques ? Et la diction des lecteurs du drame vendu sous forme de livre ?
Pourquoi écrire en vers pour le théâtre si on prend acte que les acteurs récitent en prose ?
Pire ! Gouvard daube l'effet de sens et le magnifique rendu oral que peut avoir ce vers avec cette césure !
En clair, les premiers vers à césure chahutés, à trois époques différentes, n'avaient pas une forme de trimetre, ni de semi-ternaire ( Dorimond, Voltaire, Hugo). Seul Hugo finit par mêler la césure chahutée au trimètre, mais cela vient dans un second temps.
Cela prouve définitivement qu'il n'y a aucune tendance psychologique inconsciente de Baudelaire à Verlaine et Rimbaud à créer une césure chahutée adoucie par un trimètre ou un semi-ternaire.
Au contraire, ce qui est prouvé, c'est que le trimetre a césure chahuté est un fait culturel dont le vers de Marion de Lorme est l'origine. Baudelaire s'est inspiré d'Hugo, puis les autres poètes informés du procédé se sont inspirés de Baudelaire ou de Leconte de Lisle, puis de la masse.
Précisons que Gouvard n'était même pas une vérité systématique, seulement une tendance. Il s'agit donc d'une tendance culturelle non nécessaire, toute relative.
J'ai parlé de Voltaire. Le vers est cité et exploité par Gouvard dans son livre :
Adieu, je m'en vais à Paris pour mes affaires.
Ce vers avec césure sur "à " n'est pas un trimètre et le lire en semi-ternaire 84 est assez artificiel.
Il faut bien comprendre que dans un hemistiche d'alexandrin il est rare de mettre en relief une seule syllabe, le relief sera en général après les syllabes 23 ou 4 d'un hemistiche. Donc relevez quantité de vers qui peuvent être lus en semi-ternaires n'est qu'un effet mécanique de cette réalité.
Et de toute façon, nous relevons des vers qui ne peuvent être ni des trimètres, ni des semi-ternaires 84 et 48, et pour lesquels leur inventeur n'est passé par aucune acclimatation.
Après Dorimond, le second enjambement de mot au sens fort du terme que je relève dans la poésie française est le suivant de Petrus Borel en 1833 :
Adrien, que je redise encore une fois...
Borel ne peut pas faire exprès de bloquer la reconnaissance du semi-ternaire, il ne sait pas que ça peut exister dans un débat, ni même d'un trimètre.
Deuxième objection à Gouvard et Cornulier : les mêmes audaces sont pratiquées à la rime, sans qu'une compensation ne soit envisagée. Il est vrai qu'il y a la rime et la délimitation typographique, mais il s'agit d'une atteinte à la règle d'équilibre dans tous les cas.
Victor Hugo avait fait passer un "comme" à la rime au début des Tragiques d'Aubigné à la césure, Baudelaire en 1855 publié un "ni" à la césure repris à une rime du "Mardoche" de Musset dans "Au Lecteur" et dans "un voyage à Cythère " Baudelaire à pris le "Comme une" de Musset à la rime qui s'inspirant des "comme" et "comme si" à la césure de Victor Hugo pour le mettre au masculin à la césure.
Le poème "Un voyage à Cythère " contient à la fois le "comme un" et le "comme" devant la césure, avec d'autres comparaisons éparses dans la composition.
Rimbaud a bien vu cela et s'en est inspiré pour "Accroupissements" et "Oraison du soir". Rimbaud trouvait mesquine la forme tant vantée de Baudelaire. Il avait raison. Il luttait contre le mensonge et l'illusion d'époque qui attribuait l'invention de ces césures à Baudelaire. Rimbaud a pu ignorer un petit temps les antériorité hugoliennes, mais il avait conscience que Baudelaire ne maîtrisait pas les effets de sens des enjambements.
Le "comme un" devant la césure à eu de nombreux imitateurs, à commencer par Villiers de l'Isle-Adam, puis il y aura Mallarmé, Rimbaud, d'autres encore.
La césure sur le déterminant "un" vient du "c'est un refus ?" De Marion de Lorme, mais le "comme un" joue un rôle de relais, et même précoce avec un vers de comédie de Banville des Odes funambulesques : " Au meurtre ! Épargnez un bourgeois ! / J'ai donné contre (...)"
Je donnerai des listes plus tard, mais notez que le vers de Banville n'est pas un trimètre. Allez-vous soutenir que la compensation 84 repérable statistiquement fut immédiatement accessible aux poètes ?
Sur le "comme un", outre que je montre comment étudier les reprises soit telles qu'elles, soit dérivées (déterminant un, forme similaire), j'ai cité à escient Villiers de l'Isle-Adam.
Depuis lz début de cet article, je veux vous amener à la citation suivante de Gouvard,page 246 :
À partir des années 1850, les vers CP6 commencent à apparaître chez plusieurs auteurs. Jusque vers 1858, ils ne sont pas employés plus d'une ou deux fois chez Blanchecotte, Glatigny, Hugo, Nerval, Du Camp, Villiers, Baudelaire ou Leconte de Lisle. (....)
La liste donne l'impression de poètes en pleine convergence involontaire, ce qui déjà posé problème, sauf qu'avec la date butoir de 1858 il faut retirer les deux vers de Blanchecotte et même le cas de Glatigny qui n'a publié qu'en 1860 et même Villiers de l'Isle-Adam qui a publié après Baudelaire qu'il admire ses Deux essais de poésie, puis ses Premières Poésies.
Il faut écarter Hugo qui est cité pour des vers inédits et qui a des antériorité.
Il faut écarter Du Camp puisque Gouvard commenté son vers comme une exception dans l'œuvre et une imitation du vers de Voltaire cité plus haut. Il faut écarter aussi Nerval dont le vers sur pronom "on" bien prosaïque est une exception peu avant sa mort.
En incluant de tels vers, on voit que la thèse du semi-ternaire et du trimètre comme compensatoires ne s'imposent pas, mais surtout Gouvard cache que seuls Baudelaire et Leconte de Lisle ont lancé la nouvelle mode dans la décennie 1850.
Les vers isolés du du Camp et Nerval sont à problematiser en fonction de Baudelaire. Blanchecotte, Villiers et Glatigny sont des disciples de Baudelaire et Leconte de Lisle. Banville est lui aussi influencé par Baudelaire quand il s'y met.
Bref, si on constate une tendance au trimètre chez Baudelaire et Leconte de Lisle, il n'y a aucune validité scientifique à prétendre que les poètes ultérieurs recourent à la forme du trimètre spontanément par peur de choquer, puisqu'ils imitent une manière de faire.
J'ajoute que les mêmes enjambements à la césure sont pratiques dans des decasyllabes (Desbordes-Valmore sur le déterminant leur dès 1830, Baudelaire sur comme un justement, etc.).
Cela doit vous mettre la puce à l'oreille. Il est temps que sonne le glas de la théorie compensatoire du semi-ternaire en poésie, voire la théorie des césures compensatoires ( " Tête de faune").
A suivre...
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Petit bonus auquel je tenais initialement :
Gouvard a remarqué que parmi les rares césures chahutees avant 1858 il y en a deux sur la préposition "sous" l'une de 1855 par Leconte de Lisle, l'autre par Baudelaire en 1857 dans son livre censuré.
Le vers de 1855 de Leconte de Lisle à été qui plus est publié cette année même dans le recueil Poèmes et Poésies. Une fois n'est pas coutume, Gouvard estime que Baudelaire a repris l'idée à Leconte de Lisle, mais vu qu'il s'agit d'un fait nouveau chez Leconte de Lisle et d'un fait nouveau à l'époque en fait de césures CP6, il se trouve que la préposition est à la rime dans un vers de Marion de Lorme et que Leconte de Lisle pratique aussi la césure hugolienne après comme dans ce recueil de 1855. Comme Baudelaire, Leconte de Lisle commence par essayer à la césure une audace romantique de Musset ou Hugo à la rime, et il en profite pour placer un comme à la césure comme Baudelaire et comme Hugo, lequel avait identifié l'astuce à la rime chez Agrippa d'Aubigné.
Ce n'est pas de la statistique, mais de l'observation poussée qui permet de considérer que non seulement Baudelaire et Leconte de Lisle imitent Hugo en connaissance de cause, mais qu'ils ont aussi repéré le modèle à la rime des Tragiques.
EDITE dans la même journée :
Je vous annonce un nouveau scoop. Gouvard n'a pas référencé la première publication poétique de Villiers de l'Isle-Adam en 1858 Deux essais de poésie où à côté d'un poème en octosyllabes "Zaira", vous avez une satire politique mal écrite, mais pleine d'enjambements à la Hugo, avec un emploi de "comme" à la rime : "... Comme / Jadis de l'île d'Elbe ?" et un vers C6 puisqu'avec le pronom "ils" devant la césure, quatre alexandrins plus loin :
N'est-ce pas ?
- Puis, c'est qu'il a souffert un martyre
[...}
L'influence hugolienne et la logique d'imitation est la même pour Baudelaire, Leconte de Lisle et Villiers, trois fois un jeu sur le "comme" et un premier essai inspiré des exemples d'Hugo ou Musset.
858, première publication, trois ans après la pré-originale des Fleurs du Mal dans la Revue des Deux Mondes.
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