lundi 6 janvier 2025

Les recueils de Leconte de Lisle qui étaient lus par Baudelaire et Rimbaud

Avant-propos : plusieurs aticles en cascade en moins d'une semaine, deux ou trois en un jour, vous dites que vous ne pouvez pas suivre. Détrompez-vous, lisez les tous d'affilée, le feuilleton est passionnant. Une démonstration générale est le fil rouge de cette accumulation rapide.

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De nos jours, nous lisons les poésies de Leconte de Lisle à partir des éditions définitives qui forment une trilogie Poèmes antiques, Poèmes barbares et Poèmes tragiques, en y adjoignant éventuellement un ensemble posthume.
Si je vous dis qu'il ne faut pas confondre la première édition des Poèmes antiques en 1852 avec l'édition définitive à ce titre, ni confondre Poésies barbares et Poèmes barbares, vous me répondrez que cela va de soi, qu'il y a une variation de titre pour l'un des recueils, et que les éditions définitives sont augmentés de nombreux poèmes, puis que vous n'êtes pas sans savoir que l'auteur a pu effectuer de menus remaniements par-ci, par là.
Le problème est autre. Quand vous lisez les éditions définitives, vous lisez un mélange de poèmes aux vers réguliers et de poèmes aux césures plus audacieuses. La présence des audaces est plus diffuse et vous ne constatez que des alternatives que se donnerait le poète.
Voici donc un état des lieux qui va vous montrer l'étendue des insuffisances pour un chercheur s'il se contente de consulter les éditions définitives en appréciant dans les notes les datations approximatives poème par poème.
En 1852, Leconte de Lisle a publié son premier recueil Poèmes antiques. Il a une versification très régulière, et plus timide que celle d'un Victor Hugo, voire que celle d'un Alfred de Vigny dans la décennie 1820. Il y a une très légère présence de césures moins classiques dans deux poèmes du recueil, une présence dérisoire qui ne fait que témoigner que l'auteur ne s'interdit pas un rejet d'épithète.
Je conseille aussi la lecture de ce premier recueil aux rimbaldiens. Je ferai un jour une mise au point sur les possibles influences, les échos qui peuvent être dus à des emprunts directs de la part de Rimbaud ou à des développements sur le long terme de lieux communs d'époque.
Précisons que plusieurs poèmes avaient été publiés dans la revue La Phalange entre 1842 et 1846, ce qui conforte l'idée que ces vers ont une facture décidément quasi classique peu annonciatrice de la révolution du vers à partir de 1855.
En 1855, Leconte de Lisle a publié un second recueil intitulé Poèmes et Poésies. La versification régulière domine, Leconte de Lisle sera toujours un poète qui enjambe moins souplement qu'un Hugo ou qu'un Verlaine. Mais d'un recueil à l'autre, la versification a évolué. Il y a plus de césures de type romantique avec des rejets d'épithètes et des rejets à la Chénier jouant sur la structure grammaticale de la phrase (ou proposition phrastique).
Dans ce recueil de 1855, Leconte de Lisle pratique avec parcimonie les césures nouvelles, un "comme" à la césure à la manière de Victor Hugo, et cela au premier vers du poème "Les Eléphants", puis une césure sur la préposition "sous" : "La queue en cercle sous leurs ventres palptants," deux avant que Baudelaire ne publie une césure sur la même préposition dans le poème "Le Beau navire" : "Tes nobles jambes sous les volants qu'elles chassent," sachant qu Victor Hugo a placé la préposition "sous" à la rime dans un vers de Marion de Lorme, et notez que Rimbaud fera comme Hugo dans "Le Châtiment de Tartufe".
Le recueil date de 1855 comme le premier ensemble de Fleurs du Mal paru dans la Revue des Deux Mondes.
Il va de soi que plus que tout autre le recueil Poèmes et Poésies doit retenir l'attention, puisque son contenu a été éparpillé dans la trilogie finale Poèmes antiques, barbares ou tragiques.
En 1858, il y a eu une édition des Poésies complètes de Leconte de Lisle qui réunissait en principe les deux premiers recueils augmenté d'une section de "Poésies nouvelles".
Je n'ai pas encore pu tout vérifier et des anomalies me donnent à méditer. Pour l'instant, en m'aidant du site "Wikisource", - wiki voulant dire rapide, - je constate que le recueil Poèmes antiques est fourni à l'identique. En revanche, le recueil Poèmes et Poésies s'ouvre par une pièce inédite que Leconte de Lisle a ensuite retranchée de ses œuvres :  "La Passion", il s'agit d'un poème de commande sur les stations du Christ, je ne l'ai pas encore lu (ou relu ?). Deux pièces du recueil de 1855 ont été retirées également à s'en fier au sommaire fourni sur "Wikisource" : "Les Bois..." et "A Mademoiselle J. D." Pour le reste, l'ordre de défilement est identique. Il me faudra étudier patiemment les éventuels remaniements de vers.
Rimbaud a pu lire ce volume plutôt que les recueils de 1852 et 1855. Il faut garder cela à l'esprit.
La section de "Poésies nouvelles" contient des poèmes connus, par exemple "Le Sommeil du condor". J'aurais quelques effets métriques à commenter, mais il n'y a aucun vers à césure nouvelle dans les "poésies nouvelles". La versification est fort régulière. Cela conforte l'idée que Leconte de Lisle ne fonctionne pas de pair avec Baudelaire. Il vient après lui et comme ne l'a pas remarqué Gouvard, ce n'est qu'après 1858 que Leconte de Lisle va se lancer dans la compétition. Selon Gouvard, Baudelaire et Leconte de Lisle commencent tous deux en même temps les césures audacieuses mais parcimonieusement, et commenceraient tous deux à s'enflammer après 1858. La section de "Poésies nouvelles" tend à montrer que Leconte de Lisle est resté plus en retrait, et les audaces sont plus nombreuses chez Baudelaire avec pré-originale en 1855 et première édition des Fleurs du Mal en 1857.
Enfin, en 1862, Leconte de Lisle a publié le recueil qui porte le titre Poésies barbares.
Entre-temps, l'année 1861 a été importante pour les césures chahutées avec madame Blanchecotte, Banville et la seconde édition des Fleurs du Mal. Dans le poème "Le Voyage", Baudelaire exhibe deux vers CP6 consécutifs, ce qui est une façon de trouver une formule toujours plus audacieuse en écho à l'enjambement de mot "pensivement" de Banville dans "la Reine Omphale", à l'enjambement de mot "'l'infini" de Blanchecotte, et au "elle" devant la césure de la même Blanchecotte. Villiers a produit la césure à l'italienne de "squelette" en 1859 et Glatigny entre dans la danse, quoique parcimonieusement, avec Les Vignes folles en 1860, ce qui put intéresser les études rimbaldiennes au plan de la facure des vers, mais c'est un sujet qu'il me reste à mûrir.
en tout cas, le recueil de 1862 de Leconte de Lisle ne reprend aucune des "poésies nouvelles" de 1858, pas même "Le Sommeil du condor".
Le recueil Poésies barbares contient sa salve d'alexandrins aux césures chahutées, il entre définitivement dans la voie initiée par Les Fleurs du Mal.
Le recueil de 1862 ne contient pas son vers à la césure un peu plus poussée comme nous y avions droit en 1861 avec Banville, Blanchecotte et Baudelaire.
Le recueil se termine par "Solvet seclum", source au poème des Illuminations "Soir historique" dont l'expression : "Ce ne sera point un effet de légende" fait allusion aux vers de ce poème : "Et ce ne sera point... / Ce sera quand..." Le poème "Soir historique" contient aussi une mention des "Nornes" qui est une citation du poème "La Légende des Nornes", vous avez ainsi la rencontre de deux éléments de la phrase de Rimbaud : "légende" et "Ce ne sera point..." C'est ce que j'avais appris à Bruno Claisse, ayant constaté qu'il lisait "normes" et non "Nornes" dans "Soir historique". Il était en train de commenter l'importance de "normes" en 2023 lors d'une pause dans un séminaire à Paris, lorsque je l'ai repris pour lui expliquer la construction complète de la phrase. Je précise que le mot "nornes" était pourtant déjà considéré comme un renvoi à "La Légende des Nornes" dans la critique rimbaldienne, ainsi de l'annotation au poème en Garnier-Flammarion de Jean-Luc Steinmetz qui date de 1990 ou 1991. Je peux assurer que Claisse soutenait la lecture "normes" et qu'il a été arrêté dans son élan explicatif quand je lui ai expliqué tout le renvoi à Leconte de Lisle. En 2004, devant mes yeux, lors d'une conférence, il exhibait le poème "Solvet seclum" en source à Soir historique, mais il n'a pas repris la mention de "La Légende des Nornes" si je ne m'abuse, alors que c'est une partie de la composition de la phrase : "Ce ne sera point un effet de légende." J'avais d'autres éléments en complément à l'époque.
Enfin, le premier poème du recueil de 1862 s'intitule "La Fin de l'homme", et il contient ce tour grammatical assez particulier et rare en français, dont on a une occurrence également remarquable dans Phèdre : "La Femme a pleuré mort le meilleur de sa chair !" J'ai toujours considéré ce vers remarquable comme une source au quatrain : "L'Etoile a pleuré rose..."
De 1862 à 1871, Leconte de Lisle ne semble pas publier de nouveaux recueils. Il publie des poèmes dans des revues, avec bien sûr le cas du Parnasse contemporain. On comprend que sans référence à une revue il est délicat de dater les vers nouveaux de Leconte de Lisle tantôt de 1864, tantôt de 1869. En 1871, deux poèmes ont été publiés en plaquette et sont cités par Rimbaud dans sa lettre à Demeny du 17 avril 1871 : "Le Soir d'une bataille" figurait déjà dans les Poésies barbares, mais "Le Sacre de Paris" était une pièce inédite, et il s'agit de souligner la convergence de date, puisqu'au même moment qu'il a lu les poèmes en plaquette de Leconte de Lisle Rimbaud a composé le poème "Les Assis" avec ce rejet "aux dents" qui est si caractéristique du "Sacre de Paris" de Leconte de Lisle.
En 1864, Leconte de Lisle a publié deux poèmes dans La Revue contemporaine : "Les Planètes damnées" et "Les Etoiles mortelles", poème qui sera fortement remanié avant son intégration dans le bloc des Poèmes antiques.
Je m'arrête là, ceci est un article d'exposition.
Je vous livre un petit bonus. Le recueil de 1872 de Corra Jours de colère est une petite curiosité pour la versification. Le poète a une versification classique, bien régulière, avec un seul vers où la césure est sur une préposition d'une syllabe, la préposition "sur" au dernier vers d'un premier poème sur une logique métaphorique de bateau tutoyé qui nous rapproche du "Bateau ivre". Le poème est daté d'avril 1872 à Paris. Corra a-t-il entendu quelque chose à l'époque sur "Le Bateau ivre" dans une réunion parisienne ?
Indépendamment des études rimbaldiennes, bien qu'il soit classique, Corra s'émancipe, mais de manière incroyable, ces césures audacieuses à lui sont sur "qui", "si" ou "que".
Scotchant quand on sait ce qu'il se passait à l'époque. Il était un peu à contre-courant, mais dans un décalage intéressant à observer en soi.
Evidemment, pas une fois Gouvard ne cite un vers de Corra dans Critique du vers. Le recueil est tardif, un seul vers répondant aux critères observés, ça passe à la trappe, même si c'est inclus dans le "Corpus général".
N'hésitez pas à lancer des pétitions pour que je publie des livres aux Editions Classiques Garnier ou chez Honoré Champion. Vous avez l'intérêt d'une telle démarche constamment sous les yeux avec ce blog !

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