Au début du XIXe siècle, les poètes s'inscrivent naturellement dans la continuité de la versification classique héritée de l'Ancien Régime, héritée plus précisément du XVIIIe siècle dans la mesure où certaines restrictions furent définitivement imposées après même l'âge d'or de Corneille, Racine et Molière. On l'a oublié, mais Voltaire fut un versificateur prolifique et il s'est autorisé quelques excentricités, tandis que l'obscur Régnier-Desmarais a commencé à attirer l'attention sur un décasyllabe de chanson aux deux hémistiches de cinq syllabes, fatalement concurrent du décasyllabe traditionnel. Vers la fin de l'Ancien Régime, Malfilâtre dans sa traduction des Géorgiques a laissé deux enjambements de mots étonnants entre ses vers, un rejet d'épithète "Lamentable" et un rejet de complément du nom "De Cée". André Chénier et dans une moindre mesure Roucher ont commencé à revenir à une pratique enjambante des vers et des césures sur le modèle soit des poètes antiques, soit des poètes français du XVIe siècle. Il s'agit pour l'essentiel de rejets brusques de verbes, de rejets de compléments du nom ou de complément du verbe. Chénier a pratiqué à la suite de Malfilâtre quelques rejets d'épithètes, mais assez peu sur la masse de sa production. Toutefois, Chénier n'a publié que deux poèmes de son vivant, il faut tout de même noter que l'un d'eux "Le Serment du jeu de paume" illustre une importante panoplie d'enjambements rénovés avec même un rejet verbal brusque entre deux strophes, rejet qui sera imité par Corra dans son recueil de 1872 Jours de colères, alors même que Corra pratique une versification régulière à la légère exception d'une préposition "sur" devant la césure d'un poème d'avril 1872 dont se demander s'il ne témoigne pas d'une connaissance orale du "Bateau ivre". Mais bref, ne digressons pas.
Chénier et Roucher furent guillotinés le même jour. Cela mit un terme à l'évolution en cours et la forme classique de la versification domina à nouveau exclusivement.
Les poésies de Chénier furent publiées pour l'essentiel en 1819, et elles ne furent pas imitées par Lamartine et Hugo au départ. Vigny seul s'en inspira. Et dans le poème "Héléna" Vigny pratique les premiers rejets d'épithètes d'un poète romantique ou d'un poète du dix-neuvième. Comme il a retiré ce poème de ses recueils, il faut passer au poème "Dolorida" qui contient un rejet d'épithète et qui a été publié dans une revue dirigée par les frères Hugo. A partir de là, Victor Hugo commence à composer des rejets d'épithètes à son tour "Le Chant du cirque" des Odes et ballades. Lamartine en commet trois à son tour en 1825 dans des poèmes qui ne font pas partie de l'élite de ses œuvres : "Chant du sacre" et "Dernier pèlerinage de Lord Harold", puis y renonce. Vigny va perfectionner assez peu son art, mais Hugo va étudier les vers antérieurs au classicisme, de Ronsard à Mathruin Régnier en quelque sorte, et repérer d'autres astuces, il va aussi relever les vers aux effets subtils chez Racine, Corneille et Molière.
Hugo a constaté des suspens de la parole chez Racine, chez Molière et certaines subtilités de Corneille : le trimètre ou le "Mais" à la rime, puis bien sûr le "comme" à la rime chez Agrippa d'Aubigné. Il repère aussi le jeu des monosyllabes ponctués fortement à la césure ou à la rime. Il pratique le "comme si" devant la césure dans un poème des Odes et ballades, puis il étale tout ce qu'il a découvert dans Cromwell, drame romantique dont les universitaires ne lisent en général que la préface. On sait que les créateurs des programmes officiels des cours de lycée ne pensent le roman qu'en fonction du réalisme, daubent le théâtre et la poésie de Victor Hugo, sans jamais se justifier de ces choix imbéciles.
Un vers de Marion de Lorme va ensuite joindre deux audaces, le recours au trimètre et la césure sur un proclique : le fameux "C'est un refus?" est un modèle évident de Baudelaire et des poètes qui ont suivi. Vacquerie reproduit le "C'est un refus" dans un recueil paru en 1872.
Voici le vers de Vacquerie :
Vraiment, adieu ! / C'est votre arrêt ? / Irrévocable.
Et voici son modèle dans Marion de Lorme :
Comme elle y va ! / C'est un refus ? / Mais je suis vôtre !
Baudelaire l'imite lui aussi dans "Semper eadem" : "Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu." Evidemment, le génie d'oralité du "C'est un refus ?" ne passe pas dans les vers prosodiquement plus plats, moins subtils de Baudelaire.
Musset a imité les vers de Cromwell, mais très peu, il le fait essentiellement dans "Mardoche" et dans "Les Marrons du feu". Baudelaire s'en inspirera, c'est à Musset qu'il reprend le "ni" d'une rime en "ni" à la césure", et le "comme une" d'une rime en "comme un" devant la césure.
Les audaces d'Hugo eurent peu d'imitateurs dans la poésie lyrique : Desbordes-Valmore, Barbier, Borel, O'Neddy, Musset s'y sont essayés une fois pour dire, deux ou trois fois pour Musset en incluant les effets à la rime. Toutefois, il manque une étude à conduire sur les parodies du drame Hernani. Toujours est-il que Victor Hugo va préférer réserver les effets les plus perturbateurs à son théâtre, même si le trimètre, les rejets d'épithètes deviennent monnaie courante dans sa poésie lyrique. Partant de là, les proclitiques à la césure disparaissent de la poésie lyrique pour près de vingt ans et ne réapparaissent qu'en 1853.
Le cas de 1853 est signulier, il s'agit d'un vers des Odelettes de Nerval, le poème "La Cousine" dont j'ignore la date de composition exacte offre un "on" à la césure, en sachant que sa mise en relief est préparée par un emploi deux vers plus haut "on se promène", le poème "La Cousine" étant par ailleurs très intéressant à comparer à "Roman" de Rimbaud.
Le vers de Nerval pose un petit problème, il semble plus une publication tardive d'un vers motivé par la mode hugolienne de Cromwell que suivirent Musset, Desbordes-Valmore ou Barbier que le coup d'archet qui lance la soudaine évolution lyrique des années 1850.
La soudaine évlution lyrique est due à l'influence de Baudelaire et de ses Fleurs du Mal, avec en point d'appui Leconte de Lisle qui a suivi.
Au plan des publications, il faut retenir l'année 1855 : pré-originale des Fleurs du Mal dans la Revue des deux mondes, second recueil de Leconte de Lisle : Poèmes et Poésies et un vers à la Voltaire dans les Chants modernes de Maxime du Camp.
Dans "Un voyage à Cythère", Baudelaire va pratiquer la césure sur "comme un", mais aussi sur "comme", ce qui visiblement n'a pas échappé à Rimbaud, vu la composition de "Accroupissements" suivie par celle de "Oraison du soir".
Je ne sais pas s'il est prouvé que Baudelaire a bien composé "Un voyage à Cythère " avec ces deux césures dès 1851, mais c'est le poème emblématique de 1855.
La même année, Leconte de Lisle publie son second recueil avec un "comme" à la césure et une préposition "sous" à la césure.
De son côté, toujours la même année, Maxime du Camp puble ses Chants modernes à la versification régulière, mais avec un vers à césure audacieuse qui est en réalité une citation de Voltaire, comme l'a bien remarqué Gouvard :
Quand sans force et sans joie, on s'ennuie à Paris
(...)
Et qu'on porte envie à l'existence des pâtres,
(...)
Rappel du vers de Voltaire :
Adieu, je m'en vais à Paris pour mes affaires.
Dans son recueil de 1872, Vacquerie imité un autre vers de Voltaire, le dernier vers du célèbre poème "Le Mondain" en decasyllabes avec un rejet d'épithète exceptionnel pour le XVIIIe siècle :
Le paradis terrestre est où je suis.
Le rejet d'épithète n'etant guère audacieux en 1872, Vacquerie opté pour une césure après préposition :
Le paradis est sur la terre ! / Celle-ci
(...)
Vacquerie est un proche de Victor Hugo. Il est la preuve que Victor Hugo et les autres poètes faisaient évoluer le vers à partir de connaissances érudite des singularités des classiques, puis des poètes contemporains comme Hugo.
A partir de 1855, le ton est donné.
Gouvard est assez imprécis dans ses datations de vers.
Au lieu de citer des vers inédits de Victor Hugo, il doit se contenter du jusqu'à devant la césure dans "Force des choses" des Châtiments et d'une césure sur "si" dans Les Contemplations, puis d'une césure sur la préposition sans dans "Le Mariage de Roland" en la datant de 1859 date de publication de la première Légende des siècles.
Cas à part de Nerval et Hugo, du Camp étant le dedicataire du poème terminal des Fleurs du Mal en 1861, Baudelaire et Leconte de Lisle sont les deux influences décisives sur le devenir des césures. Banville et Villiers viennent après eux. Et ainsi de suite. Glatigny est un disciple de Banville publiant à partir de 1860.
Villiers est important à signaler à l'attention.
Il publié un livre Deux essais de poésie en 1858 avec de premières audaces. Puis, en 1859, il publié ses Premières Poésies où il reprend le poème Zaira, mais partiellement le premier poème satirique. Dans ce nouveau recueil, Villiers prouve sa filiation baudelairienne avec deux césures sur "comme un", mais il est aussi à l'école de Musset, tout comme Banville, et composé de longs poèmes à la manière de Mardoche, Namouna, Rolla, etc. Et ces poèmes contiennent quelques excentricités métriques. Notamment, Villiers va offrir une césure à l'italienne sur le mot "squelette" dix ans avant Leconte de Lisle sur le mot tumulte et douze avant Blanchecotte sur le mot femme, treize avant Rimbaud dans Mémoire sur saules, sautent et ombrelles.
Mais en y réfléchissant bien, ce "squelette" métrique a dû inspirer Banville quant à la création de son enjambement de mot sur "pensivement" dans "La Reine Omphale". Cas de traitement du e à l'intérieur d'un mot de decomposable.
En 1861, une inconnue, Blanchecotte crée parallèlement à Banville un enjambement sur un mot décomposable, cette fois elle isolé le préfixe : Il me faut l'air, et l'infini, le libre espace." Dans la foulée, elle crée une césure curieuse sur le mot "elle", curieuse car la césure est sur le "e" féminin et en même temps sur un pronom sujet place avant le verbe.
Cette curiosité est imitée par Mendes en 1863 avec l'indéfini "quelque". Dans Philomela, Mendes pratique aussi l'engagement de mo calembour "a terr/assé".
Je m'arrête là pour l'instant. Prochain article, je déménage les affirmations statistiques de Gouvard et Cornulier sur des vers CP6 trimetres, puis semi-ternaire, puis simplement CP6.
Gouvard affirme cela dans le texte, mais il ne fournit pas des listes de vers en ce sens et quand on recoupe les informations on se rend compte qu'il n'y a aucune statistique à l'appui de ces propos. Il interprète à la louche, tout simplement. Qui plus est, il fait passer pour des trimetres ou des semi-ternaire des vers qui n'en sont pas, avec au moins une configuration criante : les césures à l'italienne des trimetres et semi-ternaires qu'il prétend identifier, tout comme Cornulier, alors que dans le même temps ils supposent que la césure à l'italienne est exclue en versification classique...
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