mercredi 29 janvier 2025

Réflexion inédite sur les sources baudelairiennes aux poèmes "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux"

Le sonnet "Oraison du soir" décrit le Moi d'un poète lyrique complètement saoul qui raconte comment la transformation organique de l'alcool en "excréments chauds" provoque une chère rêverie lyrique et crée un besoin d'affirmation de soi blasphématoire par un jet copieux d'urine.
Le titre fait fortement songer à Baudelaire, notamment au titre "Harmonie du soir", ce que confirme la césure du tout premier vers : "Je vis assis, tel qu'un Ange aux mains d'un barbier," puisque la forme "tel qu'un" devant la césure est une variante du "comme un" que Baudelaire a placé devant la césure d'un alexandrin du poème "Un voyage à Cythère". Baudelaire s'est inspiré de Victor Hugo et d'Alfred de Musset, mais l'emploi de la forme "comme un" devant la césure par d'autres poètes est une citation explicite de Baudelaire. Villiers de l'Isle-Adam a été le premier à en donner l'exemple, il l'a pratiquée au moins à deux reprises. Glatigny l'a pratiquée, Mendès à son tour à tel point que Rimbaud a pu lire au moins trois vers de Catulle Mendès qui y recourait, et puis Mallarmé l'a pratiquée lui aussi et Rimbaud a commencé à la pratiquer dans le poème "Accroupissements". D'ailleurs, "Accroupissements" et "Oraison du soir" s'inspirent plus largement encore de l'ensemble du poème "Un voyage à Cythère".
A un premier niveau d'enquête, il convient de creuser la question des renvois à "Un voyage à Cythère" dans "Oraison du soir".
Mais il restera aussi à vérifier si Rimbaud ne s'inspire pas d'autres poèmes de Baudelaire.
A côté de l'influence de Baudelaire, il est plus délicat d'envisager l'influence de Catulle Mendès. Pourtant, un fait étonnant nous préoccupe. Les tercets sont construits sur une alternance de deux rimes ABA BAB, ce qui est un renvoi érudit à l'origine italienne du genre du sonnet avec Pétrarque qui recourait très volontiers à ce principe. Cependant, cette structure de rimes pour les tercets ne s'est pas imposée en France. Je serais incapable de citer un quelconque poème sur ce principe pour les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Deux formes se sont imposées en France, le modèle dit "marotique" AAB CCB qui est celui d'un sizain normal, et le modèle à la Mellin de Saint-Gelais AAB CBC. Selon l'analyse de Cornulier, cela correspond à une licence ancienne au plan des strophes où parfois la rime conclusive remontait d'un vers en fin de strophe. Il faut toutefois constater que la règle AAB CBC pour les tercets de sonnets n'étaient pas identifiés comme strophe isolée de sizain, que ce soit par les poètes ou les critiques. Banville ne parle à aucun moment d'une strophe de sizain. Mais peu importe que les poètes aient mal identifié l'origine de ce caprice et qu'ils aient simplement appliqué correctement la règle sans en comprendre la nature profonde.
Les deux modèles étaient sur trois rimes. Au XIXe siècle, le sonnet fait un étrange retour en force chez les poètes, mais à partir de règles très souples. Les quatrains ne sont pas toujours composés sur les deux mêmes rimes ; l'influence anglaise, chez Sainte-Beuve notamment, amène à l'émergence d'une forme ABB ACC qui peut être pensée soit à l'anglaise comme un quatrain suivi d'un distique, soit comme une amusant inversion du schéma marotique ; Gautier est irrégulier dans les tercets de ses premiers sonnets et le jeu est poussé assez loin par Alfred de Musset. En-dehors de Musset, ce jeu concerne surtout le début de la décennie 1830, puis à partir de la décennie 1850 et de Baudelaire le jeu des irrégularités va avoir un nouveau souffle. Entre-temps, un poète breton fort reconnu à l'époque, Auguste Brizeux, a mis à la mode les tercets monorimes, et les tercets monorimes finiront par apparaître dans les sonnets. On s'amuse aussi à construire des sonnets tout en rimes plates ou au moins leurs tercets en rimes plates, mais avec Brizeux et l'adaptation de son procédé aux tercets d'un sonnet on passe alors à des tercets sur deux rimes, sauf que chaque tercet a la sienne propre. Les sonnets sur deux rimes existent déjà auparavant avec Musset, c'est le début des formes AAB ABB ou ABB AAB qui concernent par exemple "Poison perdu" et certains sonnets du recueil Avril, mai, juin publié anonymement par le duo de Mérat et Valade. Personne n'avait pensé à ressusciter la forme de Pétrarque avant Charles Nodier.
Pour l'instant, voici à ma connaissance le premier sonnet adoptant pour les tercets l'alternance de Pétrarque sur deux rimes ABA BAB. Ce poème a été repris dans le tome IV de l'anthologie des poètes de Crépet en 1862, environ un an avant la publication de Philoméla de Catulle Mendès, un ou deux ans avant la publication du recueil Avril, mai, juin du duo formé par Mérat et Valade. Je cite donc ce document :

                          SONNET
écrit sur l'album d'Emile Deschamps en 1828

                                          C'est un sonnet.
                                             MOLIERE.

Mon nom parmi leurs noms !.... y pouvez-vous songer !
Et vous ne craignez pas que tout le monde en glose !
C'est suspendre la nèfle au bras de l'oranger,
C'est marier l'hysope aux boutons de la rose.

Il est vrai qu'autrefois j'ai cadencé ma prose,
Et qu'aux règles des vers j'ai voulu la ranger ;
Mais sans génie, hélas ! la rime est peu de chose,
Et d'un art décevant j'ai connu le danger.

Vous !... cédez à la loi que le talent impose :
Unissez dans vos vers Soumet à Béranger,
Et l'esprit qui pétille à la raison qui cause ;

Volez de fleur en fleur, comme dans un verger
L'abeille qui butine et jamais ne se pose ;
Ce n'est qu'en amitié qu'il ne faut pas changer.
Vu l'épigraphe de Molière, je fais de ce document une source évidente au célèbre poème "Un sonnet avec la manière de s'en servir" de Tristan Corbière, lequel ne reprendra pas le mode ABA BAB bien que ses tercets soient sur deux rimes AAB AAB en guise d'infraction volontairement maladroite à la règle. Cependant, il faut ici en rester au seul intérêt du poème de Nodier. L'épigraphe de Molière est vraiment amusante, puisque d'un côté Nodier par ses tercets montre que la tradition française n'a pas respecté l'Italie et que sa règle immuable est donc un dérisoire sacerdoce et en même temps il montre que, malgré son surplus d'érudition, il ne se prend pas lui-même au sérieux. Trois poètes sont cités : Emile Deschamps, Soumet et Béranger, en plus du dramaturge qu'était Molière et qui est ici cité en tant que versificateur.
De prime abord, ce sonnet n'a rien à voir avec "Oraison du soir". Pourtant, outre l'organisation des rimes dans les tercets, il y a un autre point commun exceptionnel, l'occurrence du mot rare en poésie "hysope". Le mot est employé devant la césure du vers 4, à la fin du premier quatrain donc, par Nodier, et ce mot est employé à la rime et au pluriel dans les tercets de Rimbaud, il fait partie de la série : "chopes" - "hysopes" - "héliotropes", qui est l'une des deux rimes des tercets pétrarquisants de "Oraison du soir", et il s'agit même de la rime finale du sonnet qui se finit sur le mot "héliotropes".
La comparaison va-t-elle devoir s'arrêter là : les deux points communs exceptionnels n'ayant rien à nous dire ? En réalité, c'est tout le sonnet de Nodier qui est bâti sur deux uniques rimes, puisque les quatrains ont les mêmes rimes. Rimbaud a deux rimes pour les quatrains et deux rimes pour les tercets. Il n'utilise pas les mêmes rimes que Nodier, du moins il n'utilise pas la rime en "-ose", puisque sa rime en "-ier" dans les quatrains inclut la rime en "-er" de Nodier, et même est peut-être une malicieuse reprise de la fin du nom du poète de l'Arsenal : "Nodier", "barbier", "Gambier", "colombier", "aubier". Ce rapprochement doit vous paraître gratuit, comme si nous essayions à tout prix de justifier une comparaison des deux sonnets utile à la compréhension de celui de Rimbaud.
Pourtant, il y a moyen d'aller plus loin. Le vers qui contient le mot "hysope" joue sur une idée d'opposition entre l'hysope et les boutons de rose et imagine un remplacement du beau par du laid ou du trivial, et cela est formulé par plusieurs vers du sonnet de Nodier : "nèfle au bras de l'oranger", unir "Soumet à Béranger" et "l'esprit qui pétille à la raison qui cause". Cette inversion est bel et bien à l’œuvre dans le poème obscène et blasphématoire de Rimbaud avec l'assimilation des "excréments chauds" à des rêves amoureux de colombes, avec la prière obscène du jet d'urine. Rimbaud montre qu'il sait unir les contraires et ne pas en rester à un "art décevant". La dérision obscène du sonnet de Rimbaud fait écho à l'autodérision de l'épigraphe tirée du Misanthrope de Molière. Enfin, si Rimbaud urine sur des fleurs, le dernier tercet de Nodier invitait plus poétiquement à "vole[r] de fleur en fleur". Enfin, dans "l'esprit qui pétille" il y a une idée de l'ivresse. Bref, quand on médite le rapprochement à tête reposée, on se surprend à lui découvrir une pertinence.
Qui plus, si "hysope" n'est qu'à la césure chez Nodier, dans "Oraison du soir", "chope" est à la césure du vers 2 et sera le premier mot au pluriel pour faire la série rimique "chopes"/"hysopes"/"héliotropes". Difficile de croire à une série de pures coïncidences.
J'ignore à quelle date dans sa vie privée Mendès a commencé à composer des sonnets dont les tercets étaient une alternance ABA BAB sur le modèle de Pétrarque, puisqu'il est flagrant que Philoméla a été publié assez peu de temps après le tome IV de l'anthologie des poètes de Crépet qui a mobilisé pour créer les notices de nombreux poètes célèbres d'époque, dont Baudelaire lui-même qui a, par exemple, composé l'introduction concernant Marceline Desbordes-Valmore. En tout cas, Mendès compose plusieurs sonnets sur ce mode-là. Et Rimbaud va composer trois sonnets sur ce mode-là : "Oraison du soir" et deux des trois sonnets dits "Immondes", ou "Stupra" depuis leur publication par les surréalistes.
Pour moi, il est plus logique que les trois sonnets de Rimbaud fassent référence à Mendès, lequel a composé pas mal de sonnets de ce type dans Philoméla. Quelques rares fois, il y est revenu par la suite. Le problème pour moi, c'est que je n'identifie pas des emprunts lexicaux aux sonnets mendésiens concernés dans "Oraison du soir". Quand je trouve des échos lexicaux, il est plutôt question de poèmes comme "Le Jugement de Chérubin" et "Les Fils des Anges". "Le Jugement de Chérubin" est d'ailleurs la principale source d'inspiration au poème "Les Chercheuses de poux".
Le recueil Philoméla contient une section de sonnets. Le tout premier sonnet profite de l'alternance pour dispenser le vers conclusif de rime, ce défaut de rime aura une imitation pré-zutique de Verlaine dans un poème parodiant Les Princesses de Banville et envoyé à Valade en juillet 1871.
Ce premier sonnet s'intitule "Calonice".
Les rapprochements sont faibles, mais il est tout de même question d'une inversion de l'amour et des épithalames en redoutable hypocrisie et d'apaiser un cœur percé de mille lames. Le mot "hypocrisie" est sans doute un renvoi volontaire de Mendès au poème liminaire des Fleurs du Mal : "Au lecteur", ce que Rimbaud semblerait avoir nettement compris.
Le second sonnet "A une femme" n'a plus de défaut de rime et fait apparaître cette fois clairement la forme ABA BAB dans les tercets. Cette femme admirée par le poète qui est entraîné dans sa chute a un "sombre cœur dans le mal égaré", un orgueil qui "s'étale au-dessus des épreuves" (vers qui me fait penser à "Elévation" des Fleurs du Mal) et cela conduit à un suprême endurcissement face à Dieu, la chute étant un engloutissement dans la nuit. Jusqu'à un certain point, ce que je viens de dire se retrouve dans le comportement du poète dans "Oraison du soir". Malgré son titre "Invitation à la promenade" qui fait penser tant à "Invitation au voyage" qu'à "Un voyage à Cythère" de Baudelaire le troisième sonnet se dérobe à la forme de Pétrarque : ABA BBA. Il a pourtant des rimes qui sont un peu proches de celles de "Oraison du soir" : au moins sa rime finale en "-ure" ("aventure"/"ceinture"/"peinture"), mais difficile de s'y arrêter pour en tirer un quelconque partie. Le quatrième sonnet "Le Jacapani" sort complètement de la référence à Pétrarque (tercets marotiques AAB CCB), mais il est question d'un poète qui dit : "Je veux dormir" et "Je veux que l'on me tresse un hamac" plein de "l'haleine des fleurs", en profitant d'un "narghilé d'or" avec "dans l'ombre" "Le tourbillonnement des rêves inouïs" ! Ce n'est pas ce qu'il y a de plus éloigné du discours de "Oraison du soir" : "Je vis assis", "Gambier aux dents", "Mille rêves en moi".
Le poème suivant "Sur les collines" revient au modèle pétrarquiste de tercets ABA BAB, qui donc est déjà dominant dans la série en cours de sonnets. Il semble ne rien fournir comme rapprochements possibles. Je peux m'amuser à comparer la fin où les Anges descendent sur la Terre pour faire l'amour, et le début parle de femmes mélangées aux nuages.
Le poème "La Ruine" a lui aussi des tercets ABA BAB. Le poète compare son âme à une ruine, ce qui peut être à la limite comparé à l'image du colombier intérieur au cœur du poète.
Le poème "Canidie" nous éloigne de Pétrarque pour les tercets français les plus classiques AAB CBC. Il est question du cœur au second quatrain, d'un "rêve divin" pendant la nuit songeuse et d'une chute blasphématoire avec mouvement large d'un couple qui s'égare "parmi / Les poètes épars dans des harems de blondes !"
Le sonnet "Une voix" revient à notre alternance ABA BAB. Le poète s'y frappe le cœur pour ne pas entendre la voix qui lui dit de retourner à la femme qu'il n'aime pas. Le poète dit qu'il a "bu des forces dans [s]a gourde" et livré son "âme au démon", ce qui l'a fait se redresser pour mieux laisser derrière lui la voix qui l'appelait.
Nous arrivons alors au "Sonnet dans le goût ancien Pour une jeune dame qui avait résolu de faire pénitence de ses fautes".
Le poème offre le moule rimique des tercets à la Pétrarque ABA BAB et il vire encore une fois au blasphème. Le poète se moque de la prétention de la belle et annonce que le couvent sera "en feu" avec l'Amour pour Dieu et les Grâces disant la messe. Ce sonnet est aussi la source de l'emploi de l'adjectif "écarlatine" dans "Vu à Rome", puisque le sonnet de Mendès est lui aussi en octosyllabes et place l'adjectif "écarlatine" à la rime dans le premier quatrain (vers 2 chez Mendès, vers 3 chez Rimbaud). Les deux poèmes supposent un lieu religieux transformé en pandémonium. Mendès emploie l'expression "bouche écarlatine", ce qui est une variante de "lèvre purpurine" qu'il a aussi utilisée et qu'il a reprise à Glatigny qui l'emploie plusieurs fois.
Le sonnet "Les Ingénues" poursuit sur le mode pétrarquiste des tercets ABA BAB. Il est question de valses où les valseurs s'enivrent les yeux dans les yeux, de cerveaux troublés d'espoirs délicieux et de souvenirs des danses conservés dans la nuit. Les "ingénues" chantent avec les oiseaux et elles sentent éclore en elles "Les fleurs que l'on envie au jardin parfumé !" Le sonnet "La Nonne" qui parle d'un amour pour une femme au cloître continue sur le mode ABA BAB, ainsi que le sonnet suivant "Frédérique" où la chute est un calembour en allemand sur la rime finale : "Ia". Et le sonnet suivant "L'Amour fatal" poursuit sur le mode des tercets à la Pétrarque. En une sorte de "ballade de Lenore", le poète y entraîne la femme à la damnation et les deux derniers vers ont à voir en rebond avec le jet d'urine de "Oraison du soir" :
[...]
Et je frappe du pied les plus hideux tremplins
Pour atteindre le vol énorme des comètes !
 Notez l'allusion au passage au "Saut du tremplin" des Odes funambulesques.
Le sonnet "Viduité" trahit le modèle pétrarquiste en mode ABA BBA. Le poète se compare à un "nid d'hirondelle" et se décrit comme une "âme" déjà "morte", il n'est qu'un "cadavre" se survivant à lui-même.
Le sonnet "Chimères" malgré son lys uni au chardon nous éloigne de "Oraison du soir" pour les rimes des tercets qui sont les plus classiques en français AAB CBC.
Le sonnet "Le Thé" offre des tercets sur une seule rime, on peut penser au futur "Fête galante" zutique de Rimbaud, comme aux tercets monorimes de Brizeux. "Ten-si-o-daï-tsin" semble une référence à la langue japonaise : plusieurs syllabes, ten pour "souverain" et "daï" pour grand si je ne m'abuse. Les tercets reviennent à la forme ABA BAB. Mendès y cite le recueil de Glaser qu'il traduira et publiera en 1869 : "Nuits sans étoile" et il y parle d'une "âme sur qui pèse un étrange sommeil". Il y est question d'un baiser sur l'orteil de la "souveraine Lumière". "Mélancolie" sonnet d'octosyllabes revient aux tercets monorimes, et "Le Glacier" poursuit sur ce mode à la Brizeux. Le sonnet "Canidie" a pour sa part une forme désorganisée : quatrain tercet quatrain tercet, avec encore une autre forme d'organisation des rimes. Le poème "L'éphèbe" qui peut faire songer au début des "Sœurs de charité" revient sur les tercets ABA BAB, et il clôt la série des sonnets du recueil Philoméla dans sa forme originelle seule connue de Rimbaud poète.
Au passage, j'ai oublié de citer un rejet avec le mot "dents" dans l'un des sonnets mendésiens, pour comparer cela avec "Gambier / Aux dents".
Ce relevé montre l'évidente importance du modèle pétrarquiste chez Mendès et on constate que si les sonnets ne font l'objet d'aucune réécriture précise au plan des thèmes, idées, il y a de fortes corrélations. Le poème "Oraison du soir" sent le soufre et développe des images qui ont leur présence dans l'imaginaire mendésien.
Rimbaud y ajoute une obscénité excrémentielle des corps qui, en revanche, est beaucoup plus directement baudelairienne. Baudelaire affectionnait d'évoquer les vomissements en particulier.
J'ai déjà expliqué que le début de "Oraison du soir", le tout premier quatrain était une réécriture du premier quatrain de "Un voyage à Cythère", mais j'ai ici d'autres idées à suggérer.
Rimbaud a dû connaître Les Fleurs du Mal, essentiellement dans la troisième édition de 1868 avec la longue préface de Théophile Gautier et un lot de poèmes qui ne figurent pas dans les éditions plus connues de nos jours de 1857 et de 1861. Il y a aussi un dossier de témoignages en "appendice". Mais, dans la troisième édition des Fleurs du Mal, il y a un poème "A Théodore de Banville (1842)" qui contient le même verbe un peu familier de "Oraison du soir" : "empoigner".
Vous avez empoigné les crins de la Déesse
Avec un tel poignet, qu'on vous eût pris, à voir
Et cet air de maîtrise et ce beau nonchaloir,
Pour un jeune ruffian terrassant sa maîtresse.
On retrouve le basculement des contraires "maîtrise" et "nonchaloir", tandis que la succession rapprochée "empoigné" et "poignet" attire inévitablement l'attention. Banville en 1842 a publié un recueil intitulé Les Cariatides, lesquelles sont parfois des substituts de colonnes, et dans "Oraison du soir" le poète se décrit "Empoignant une chope à fortes cannelures", autrement dit le poète terrasse une maîtresse qui n'est pas une cariatide mais une chope dont les cannelures peuvent faire penser à une colonne de temple grec. Baudelaire salue en Banville un poète plein "du feu de la précocité" et il rappelle que "notre sang nous fuit par chaque pore". Rimbaud serait-il parvenu à glisser dans "Oraison du soir" une telle allusion discrète à Banville ?
Le poème "Un voyage à Cythère", source d'inspiration la plus saillante du sonnet "Oraison du soir" est l'avant-dernière pièce de la section "Fleurs du Mal" du recueil éponyme, et le poème "Un voyage à Cythère", et il est précédé par le poème "Béatrice" qui se termine par la mention "sale caresse" qui me fait songer à une inversion cruelle du désir final de caresses à la fin des "Chercheuses de poux", il est d'ailleurs pas mal question de "deux soeurs" dans les poèmes de la section "Fleurs du Mal", mais puisque je fais se croiser "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux" dans mes renvois aux poèmes des Fleurs du Mal il se trouve que le poème "Crépuscule du matin" qui clôt la section "Tableaux parisiens" offre lui aussi une expression qui semble avoir inspiré un vers des "Chercheuses de poux" : "l'essaim des rêves malfaisants". Il est vrai que j'ai à faire un relevé des présences que j'ai pu constater du mot "tourmente" à la rime, du mot "essaim", et d'images de rêves groupés dans les vers de Mendès, mais il n'en reste pas moins que "Crépuscule du matin" est une source pour "Les Soeurs de charité" de Rimbaud comme pour "Les Chercheuses de poux", et ici "essaim des rêves malfaisants" correspond à "l'essaim blanc des rêves indistincts". Or, le dernier vers de "Crépuscule du matin" entre comme le quatrain de "A Théodore de Banville (1842)" en résonance directe avec le vers 2 de "Oraison du soir" :
[...]
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
Vous me direz que le rapprochement pour l'emploi d'un même verbe est gratuit, et que tant que j'y suis je dois m'ébahir de la présence du mot "outils" qui fait penser à "comme un outil" du vers de "Un voyage à Cythère" qui est précisément la référence du premier vers de "Oraison du soir", du vers précédant notre "Empoignant une chope à fortes cannelures", succession d'un vers à l'autre des deux références. Mais, tournez la page de votre édition des Fleurs du Mal de 1868 et vous entamez la section "Le Vin", et cela commence avec le poème "L'âme du vin" décrivant ses effets coulant dans un gosier. Et le dernier vers est un jaillissement vers Dieu comparable au jet final de "Oraison du soir", l'obscénité en moins, mais pas sans notation florale : "Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur !"
Alors, ces rapprochements, une pure élucubration de ma part ?
Une thèse à aborder : "Oraison du soir" d'un "diable au milieu des docteurs" plutôt que d'un "Ange aux mains d'un barbier" réplique aux réserves de Mendès et d'autres sur les mérites poétiques d'un Rimbaud zutique qui vit "assis" à boire en compagnie de Verlaine, comme un parasite, un Rimbaudqui revendique une précocité plus forte encore qu'un Banville salué par Baudelaire, et un Rimbaud qui s'étonne de souffrir la réprobation morale de gens qui ont pour modèle poétique l'esprit de corruption absolue des Fleurs du Mal.

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