dimanche 12 janvier 2025

Livraison du soir : la première édition des Fleurs du Mal en 1855 dans la Revue des Deux Mondes

Je ne suis pas spécialiste des publications initiales du poète Charles Baudelaire. Dans Critique du vers, Jean-Michel Gouvard date des vers de 1846 ou de 1851, mais j'ignore complètement sur quelle base. Je me doute bien que dans certains cas il doit s'agir d'échanges manuscrits d'époque. Je constate que les baudelairiens qui prétendent que l'essentiel des poèmes a été composé entre 1840 et 1850 font fi de l'évolution du recueil au-delà de 1857 et surtout trouvent précoce un manuscrit de 1850 qui nous serait parvenu. Les publications en revue de 1845 "A une dame créole" et de 1848 "Le Vin des assassins" ne coïncident pas avec les poèmes aujourd'hui réputés. Je trouve tout cela bien suspect. En tout cas, je considère qu'il y a un écart entre la réalité matériel d'un manuscrit et l'attestation vague qu'un poème portant un titre qui nous est familier existait auparavant. Les césures audacieuses sont très rares de la part de Baudelaire en 1857 et certains vers de poèmes de 1857 ont été modifiés. Mais je propose ici de nous pencher sur la première publication des Fleurs du Mal en 1855 dans la Revue des Deux Mondes.
Il s'agit d'un ensemble de 18 poèmes avec une épigraphe en vers tirée des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné. Je vous dis depuis quelque temps déjà que Victor Hugo a placé le mot "comme" à la césure parce qu'il a vu le mot "comme" à la rime du second vers des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné. Baudelaire qui va pratiquer le "comme" à la césure à la suite de Victor Hugo connaît très bien et apprécie ce récit, il sait donc pertinemment qu'il s'agit de la source d'inspiration d'Hugo pour l'emploi du "comme" calé à la césure.
Le premier poème "Au lecteur" est dominé par une versification régulière avec tout de même une césure après la préposition de trois syllabes "à travers", ce qui pouvait s'envisager chez les classiques, mais correspondait à une accentuation de l'époque romantique. Nous notons à peine un rejet d'épithète "infâme". Le vers conclusif est une réécriture ironique d'un vers chrétien de Lamartine :

Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

Dans la ménagerie infâme de nos vices,

- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !


Comparaison du dernier vers de "Au lecteur" avec les vers suivants des Méditations poétiques de Lamartine :
 
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie, ("L'Isolement")
Et toi, Byron, semblable à ce brigand des airs, ("L'Homme")
Tout mortel est semblable à l'exilé d'Eden ; ("L'Homme")
Semblable la sibylle en ses emportements, ("L'Homme")
Semblable au criminel qui, plongé dans les ombres, ("L'Homme")
Homme, semblable à moi, mon compagnon, mon frère ! ("La Foi")

Il ne faut pas raisonner avec des œillères, en se disant que l'hémistiche de Baudelaire se réfère à une pensée chrétienne cliché sans supposer une réécriture de Lamartine. Lamartine, Musset et Hugo sont les trois grands poètes romantiques, Vigny n'avait pas leur réputation. J'ai cité à dessein les vers du poème "L'Homme", puisqu'il s'agit du poème de la fascination pour le Mal et d'un poème qui a aussi intrigué Musset, lequel dans sa "Nuit de mai" réécrit des vers du poème "L'Homme" :

Les cris du désespoir sont tes plus doux concerts.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux, (Musset, "Nuit de mai").
On fait de Baudelaire un poète de la modernité au sens de rupture, alors que "Au lecteur" témoigne clairement d'un débat d'idées qui va de Lamartine et Musset à Baudelaire.
Et précisément, le vers étonnant de "Au lecteur" offre une césure sur la conjonction de coordination "ni" qui est la reprise d'un emploi de la conjonction "ni" à la rime dans le poème "Mardoche" de Musset. Et, en 1855, vous ouvrez la Revue des deux Mondes et le premier poème qui suit l'épigraphe en vers des Tragiques vous offre une symétrie troublante avec le traitement du "comme" à la césure chez Hugo. Hugo voit un "comme" à la rime chez Agrippa d'Aubigné, il le met à la césure ; Baudelaire voit un "ni" à la rime chez Musset, il le met à la césure. Mieux encore, le "ni" à la rime apparaît au cinquième vers d'un poème "Mardoche" de plusieurs centaines d'alexandrins (je ne donne pas de chiffre exprès, à cause de parties supprimées ou ajoutées selon les publications).
 
Quoiqu'il ne fasse ni grands gestes, ni grands cris, (Baudelaire, "Au lecteur")
 
 Il n'avait vu ni Kean, ni Bonaparte, ni (Musset, "Mardoche")

"Mardoche" est par ailleurs le poème qui contient l'essentiel des audaces métriques de Musset, il en très peu au-delà. Baudelaire sait forcément que son "ni" à la césure est repris à une rime de "Mardoche". Le poème "Au lecteur" travaille à situer Baudelaire dans la question du Mal par rapport à Lamartine, auteur du poème "L'Homme" avec Byron pour sujet, et par rapport à Musset, le génie immoral de la poésie romantique. Et Baudelaire montre qu'il a repéré les poussées métriques nouvelles de Victor Hugo dans Cromwell et l'influence que cela a pu avoir sur Musset avec "Mardoche". Au plan de la versification, Musset est un disciple de Victor Hugo.
Enfin, j'ai cité la version du poème "Au lecteur" de 1855. Dans cette version de 1855, on avait aussi le vers suivant avec une synérèse surprenante sur "million" compté pour deux syllabes :
Dans nos cerveaux malsains, comme un million d'helminthes,
vers où la comparaison forme le second hémistiche. Ce vers n'a pas été modifié en 1857 dans l'édition originale des Fleurs du Mal. En 1861, en revanche, nous avons une modification de ce vers où le "comme" passe devant la césure à la manière hugolienne, et dans la foulée une modification verbale au plan du vers avec la césure sur "ni" :

Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,

Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes, ni grands cris,
La modification est quelque peu étrange pour le dernier vers, puisque l'expression "pousser un cri" est superposée à une forme étrange "pousser un geste".
Le "comme" devant la césure, nous allons le rencontrer ailleurs dans la publication de 1855 avec le poème "Un voyage à Cythère", mais c'est déjà intéressant de voir que Baudelaire remanie ses vers.
J'observe une ligne de pointillés dans le poème "Au lecteur" qui correspond à un quatrain supprimé ou autocensuré. Ce quatrain, publié dès 1857, offre tout de même un rejet d'épithète brève :
Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange,
 [...]
 Cornulier et ses successeurs n'ont pas retenu les conjonctions de coordination comme étant indésirables à la césure chez les classiques. Il faut dire que la catégorie grammaticale est un fourre-tout en français : "Mais ou et donc or ni car". Ces sept mots n'ont pas du tout la même logique, et quelques-uns seraient plutôt des adverbes "Mais", "Or", "donc". Cependant, "Mais" était une rareté réelle à la rime malgré Corneille, mais cela vaut pour l'adverbe "Puis" exhibé par Hugo. Le mot "donc" est plutôt conclusif. Notons que la césure sur la conjonction "et" est tardive, plus tardive que les césures classées CPMFs6 par Cornulier. Les conjonctions "ou", "et", voire "or", "car" et "ni" sont intégrables à la liste des mots peu souhaitables à la césure. Les pronoms relatifs "qui", "que", "quoi", "dont", "où" ou certains conjonctions de subordination : "si", "quand", posent également des difficultés aux poètes. Mais comme tout cela est laissé de côté dans l'approche de Cornulier et de ses successeurs, la césure sur "ni" n'a reçu aucun traitement d'importance dans le cas baudelairien.
Or, un vers du poème initialement intitulé "La Volupté" pose un problème comparable :
La forme de la plus séduisante des femmes,
vers tiré d'un sonnet qui sera réintitulé "La Destruction" dès 1857.
Je n'ai pas étudié d'éventuelles antériorités d'une césure sur le superlatif. Au lieu de vanter ce que Baudelaire a pris tout fait chez Hugo, il me semble autrement avisé de s'intéresser à ces audaces plus originales et précoces, le "ni" ou le superlatif "la plus" à la césure.
Le poème "La Volupté" précède le poème "Un Voyage à Cythère" dans l'économie du recueil de 18 poèmes paru  en revue. Le poème "Un voyage à Cythère" va fournir donc la fameuse césure sur la forme "comme un". Il s'agit de la première césure de Baudelaire sur un déterminant. Hugo a pratiqué le "comme" devant la césure, mais dès ses Odes et ballades il a fourni une césure sur la forme "comme si". La forme "comme si" fournit plus exactement une césure sur une conjonction de subordination "si", ce que Cornulier et ses successeurs ne considèrent pas comme remarquable, alors que ça l'est effectivement.
Ainsi, Hugo a fourni à la fois le modèle de la césure sur "comme" à partir d'une rime d'Aubigné et le modèle d'une césure où le premier des mots en contre-rejet critique est "comme" :

Je rêvais, comme si j'avais, durant mes jours,
et Hugo pratiquera à nouveau cette césure, dans Ruy Blas et Les Contemplations. Etonnamment, le "comme si" des Contemplations est publié l'année qui suit la publication du "comme un" à la césure de "Un voyage à Cythère". On dirait que Victor Hugo l'a publié pour rappeler l'antériorité du "comme si" des Odes et ballades.

Errer, et, comme si vous évitiez les yeux
La césure sur la forme "comme s'il" d'un alexandrin de La Fin de Satan daterait de 1854, d'un an avant la publication de "Un voyage à Cythère". Tout cela est assez trouble. Le "comme s'il" a l'originalité de concentrer trois mots grammaticaux en deux syllabes, de se déporter aussi du "si" abrégé de la forme "comme si" au pronom préverbal sujet "il". Le vers de Victor Hugo correspond donc à un certain degré de surenchérissement. Je rappelle que Victor Hugo a pratiqué le "comme si" dans sa poésie lyrique dans ses Odes et ballades, mais une césure sur un pronom "il" n'a d'équivalent que dans ses vers de théâtre. Donc, la forme "comme s'il" est pensée comme une audace qui va plus loin que la forme "comme si". Quant au choix de la conjonction de subordination "si" par Hugo, cela s'explique visiblement par le passage en revue des alexandrins classiques. Hugo a remarqué que Racine, Corneille, Molière et les autres dramaturges évitaient les césures après la conjonction "si", mais que Corneille et Molière se l'étaient autorisées dans des cas de paroles demeurées en suspens. Notez que dans les deux vers à césures après "comme si" la psychologisation de la pause n'est pas évidente. Je précise que même si la césure n'a aucune réalité, n'est que la frontière entre deux hémistiches, elle est pensée depuis des siècles comme un repos. Je prétends du coup appliquer naturellement l'idée que les effets de sens à la césure supposent une psychologisation d'un effet de pause, de suspens bref à des fins de mise en relief au sein d'un énoncé. Mais, je constate aussi que selon les poètes ou sinon les vers la pause est plus ou moins facile à opérer, plus ou moins pertinente au plan sémantique, plus ou moins affectée ou plus ou moins naturel en contexte. Hugo est bien meilleur que Baudelaire sur le plan du naturel en contexte, sur le plan de la pertinence sémantique, sur le plan de la volupté d'intonation que suppose l'audace, mais c'est "comme si" sont plutôt de l'ordre de l'affecté baudelairien.
Baudelaire a donc décidé d'identifier sa pratique des césures aux "comme" et "comme si" antécéséraux de Victor Hugo, mais il n'a même pas inventé de recourir à la forme "comme un". Parmi les quelques vers de Victor Hugo avec un proclitique devant la césure, il y a le trimètre de Marion de Lorme en trois répliques de deux interlocuteurs :

Comme elle y va ! / C'est un refus ? Mais je suis vôtre !
 
Et Baudelaire a identifié la rime "Comme une" du poème "Les Marrons du feu" de Musset. Hugo a placé à la césure le "comme" à la rime d'Aubigné, Baudelaire a placé à la césure le "ni" à la rime de Musset, puis il a placé à la césure au masculin le "comme une" à la rime de Musset. Et en faisant cela, Baudelaire invite à penser que Musset savait pertinemment que Victor Hugo avait pris pour modèle le "comme" à la rime d'Aubigné et surtout que Musset avait vu la relation de "comme" à "comme si" chez Hugo, puisque le "comme une" à la rime de Musset consiste en un décalage de l'audace d'Aubigné. On va décaler le comme et faire porter l'audace sur le déterminant "Une". Le poème "Les Marrons du feu" est un peu du théâtre en vers, mais inclus dans les recueils de poésies lyriques de Musset en quelque sorte. Je cite l'extrait sur plusieurs parce qu'il y a quelque chose à cerner de plus près. Rafael veut donner une idée de la beauté de son éventail, et il enfile les comparaisons, et l'extrait que je vais citer supposer le placement de plusieurs "comme un" et quelques autres "comme" :
Il est large à peu près comme un quartier de lune, -
 Cousu d'or comme un paon, - frais et joyeux comme une
Aile de papillon, - incertain et changeant
Comme une femme. - Il a des paillettes d'argent
Comme Arlequin. - Gardez-le, il vous fera peut-être
Penser à moi ; c'est tout le portrait de son maître.
Je viens de citer six vers, trois paires de rimes. Vous pouvez relever une élision pratiquée par les classiques ou surtout les poètes de la Renaissance sur l'enclitique "le" dans "Gardez-le", mais vous constatez aussi la césure sur la tête de groupe déterminant "tout" dans "tout le portrait de son maître". Il me faudrait retrouver les modèles hugoliens, mais dans "Pandaemonium" de Philothée O'Neddy paru dans son recueil Feu et flamme de 1833 le procédé est exhibé et précisément en tant qu'audace romantique du moment.
Vous remarquez dans ces six vers deux occurrences de "comme un", deux autres ensuite de "comme une" et enfin la comparaison "Comme Arlequin" qui contient le mot "Comme" et se termine par la voyelle nasale "in" qui est très proche de la voyelle nasale "un", au point que les deux voyelles se confondent complètement parmi nos contemporains en une seule.
Dans les six vers de Musset, le "comme un" est mis une première après la césure, la comparaison formant le second hémistiche : "comme un quartier de lune", et ce que je disais de "Comme Arlequin" a du sens ici, puisque "lune" prépare "comme une". Au second vers cité, la comparaison est lancée en milieu d'hémistiche, mais tassée pour ne pas l'excéder : "Cousu d'or comme un paon", trois syllabes de comparaison. Le second hémistiche fournit une troisième occurrence de la séquence "comme un(e)", la deuxième sur ce seul vers et c'est à la rime, puis nous aurons une forme "Comme une" en attaque d'alexandrin, mais qui n'ira pas jusqu'à la fin de l'hémistiche, et puis une nouvelle attaque de vers mais sans article indéfini "Comme Arlequin".
Que vous fait cette série, me direz-vous  ? On va parler plus loin du poème "Accroupissements" de Rimbaud. En attendant, il y a le cas du poème "Un voyage à Cythère". Baudelaire va y déployer plusieurs comparaisons à partir du mot "comme", et il va d'abord pratiquer la césure avec "comme un", puis la césure hugolienne avec "comme", et Baudelaire bien qu'il écrive un poème lyrique censé éviter les répétitions voyantes va privilégier le retour du mot "comme", lequel va varier d'emplacement dans les vers :

Mon cœur se balançait comme un ange joyeux, (début de second hémistiche de "comme un", comparaison étendue à tout le second hémistiche)

Comme un ange enivré d'un soleil radieux. (Attaque de vers de "comme un", comparaison étendue à tout le vers)

Au-dessus de tes mers plane comme un arôme, (Milieu de second hémistiche de "comme un", tassement de la comparaison à la rime)

Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès. (Milieu de second hémistiche de "comme un", tassement de la comparaison à la rime, rejet à la Chénier-Vigny-Hugo de "en noir".)

Chacun plantant, comme un outil, son bec impur (Placement à cheval sur la césure de la comparaison, tassement de "comme un" devant la césure, mise en relief du mot poétiquement incongru  "outil" par le rejet, et symétrie ternaire appuyée par l'écho "chacun"/"comme un").

Comme un exécuteur entouré de ses aides. (Toujours la même forme "comme un", ici en attaque de vers avec comparaison étendue à tout le vers.)

Comme un vomissement, remonter vers mes dents (Attaque de vers, comparaison étendue au premier hémistiche)

[...]
Hélas ! - et j'avais, comme en un suaire épais,
Le cœur enseveli dans cette allégorie. (Huitième occurrence de "comme", mais la seule sans l'article indéfini "un", sauf qu'il est relayé à l'intérieur du groupe prépositionnel : "en un suaire", il n'est décalé que d'une syllabe.
En clair, Baudelaire a médité la suite des nombreux "comme" de l'extrait cité de six vers de Musset, l'éventail le cédant aux cordages d'un bateau si on peut dire. J'ai mentionné le vers se terminant par la mention clef "allégorie" parce que justement le "comme" est le mot outil par excellence qui représente la comparaison, procédé essentiel aux poètes.
Je cite maintenant "Accroupissements", du moins les vers contenant le mot "comme" ou des vers qui contiennent des figures de substitution :

D'où le soleil clair, comme un chaudron récuré, (césure sur "comme", d'emblée Rimbaud met la forme "comme un" elle-même à cheval sur la césure, configuration évitée par Baudelaire visiblement)

Effaré comme un vieux qui mangerait sa prise, (occurrence en milieu de premier hémistiche, et comparaison qui va jusqu'à la fin du vers)

Renifle aux rayons, tel qu'un charnel polypier. ("tel qu'un" équivaut en sens et nombre de syllabe à "comme un" et la substitution correspond au chevauchement de part et d'autre de la césure, mais dans une configuration plus acceptée.)

Quelque chose comme un oiseau remue un peu (Troisième occurrence de "comme un", ici à la manière de Baudelaire, "comme un" tassé devant la césure et comparaison qui va jusqu'à la fin du vers, image de l'oiseau qui renforce le lien avec le modèle baudelairien.)

A son ventre serein comme un monceau de tripe ! (Quatrième occurrence de "comme un", mais les deux dernières sont sur deux vers successifs, occurrence ici après la césure pour une comparaison étendue au second hémistiche.)

Dans le prolongement, une quasi figure de substitution apparaît au vers suivant avec un cas d'enjambement à la césure sur la forme "ainsi qu'une..." :

De neige rose ainsi qu'une rose trémière...

Rimbaud a forcément repéré les huit occurrences de "comme" dans "Un voyage à Cythère", il en joue ici, et on se demande s'il n'a pas repéré aussi l'emprunt de Baudelaire à Musset, puisque Musset jouait déjà sur l'abondance d'occurrences du mot "comme" placé à différents endroits des alexandrins.
Le poème "Un voyage à Cythère" décrit un voyage vers l'île de l'Amour où le poète part en joie et finit par rencontrer la tristesse. "Accroupissements" décrit une forme obscène et répugnante d'amour pour Vénus d'un prêtre.
Le premier quatrain du sonnet "Oraison du soir" est une réécriture évidente du premier quatrain et d'éléments du poème "Un voyage à Cythère". Le dernier tercet de "Oraison du soir" est comparable au dernier quintil avec le "Nez" du prêtre de "Accroupissements". Et le premier vers de "Oraison du soir" reprend la figure de substitution "tel qu'un" à la comparaison "tel qu'un charnel polypier."
Rapprochements qui demeurent à étudier de près. Au passage, je note que le poème "Un voyage à Cythère" fournit un exemple d'emploi de l'adverbe "Silencieusement" en tant qu'hémistiche comme l'a fait Rimbaud dans "Les Etrennes des orphelins". Je ne sais pas encore s'il y a un lien, mais je sais que ce recours est rare, donc je le mentionne en passant.
"Accroupissements" est un poème en quintils ABABA, forme aboutie des faux quatrains allongés d'un vers ABABA de nombreux poèmes de Baudelaire. Je précise qu'après "Au lecteur", le deuxième poème de la série "maladive" de 1855 est "Réversibilité", poème en quintils qui contient des éléments intéressants à rapprocher du Rimbaud de 1871 comme "poings crispés"...
Le septième poème de la série de 1855 est "A la belle aux cheveux d'or" qui sera réintitulé "L'Irréparable". Il contient un faux trimètre à la manière de Victor Hugo :
Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane
mais il a deux différences avec les faux trimètres hugoliens. Les faux trimètres hugoliens peuvent être interprétés comme des trimètres à césure italienne, ce qui n'est pas le cas du vers cité ici. On ne peut même pas envisager une césure italienne pour "philtre" ou "tisane" : la quatrième syllabe ferait une césure lyrique encore moins probable à l'époque "philtre", la huitième syllabe est sur la préposition "dans", donc la lecture en trimètre est exclue. Je n'ai pas souvenir d'un vers hugolien de la sorte. Le deuxième aspect original, c'est que les faux trimètres hugoliens ne supposent pas un rejet d'une seule syllabe. Il y a des rejets d'une syllabe chez Hugo, mais pas dans une structure avec une répétition ternaire faisant songer au trimètre. Ici, le rejet du mot "vin" après la césure porte la marque d'une originalité baudelairienne non pas par le rejet d'une syllabe, mais parce que cela est tenté au sein d'un faux trimètre.
Le vers contenant l'audace est répété avec une variation d'orthographe qui accentue l'insolence de la césure et du rejet.
Il y a quelques rejets ou contre-rejets d'épithètes à la césure que je n'ai pas mentionné, mais il faut au moins citer celui sur l'adjectif "nouvelles" qui qualifie "fleurs" dans "L'Ennemi" :
 Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Ce rejet d'épithète a une valeur d'emblème significatif, explicite même, au sujet de la métrique baudelairienne.
Le relevé s'arrête là en fait d'audaces à la césure. Nous ne trouvons pas la pièce "Une charogne" parmi les dix-huit poèmes publiés en 1858.
C'est pour cela que j'attends une argumentation solide avant d'affirmer que Baudelaire a composé le poème "Une charogne" dès 1846 avec un vers où le mot "comme" serait devant la césure. Mais, quand bien même cela serait prouvé, avant 1846, Hugo a déjà publié une dizaine au moins d'alexandrins avec le mot "comme" devant la césure...
Je précise que les trois derniers poèmes sur la série de dix-huit sont en vers courts, sans aucun alexandrin. Le poème IX "Invitation au voyage" est du même profil. Quelques poèmes font alterner des alexandrins avec des vers courts. Ceci dit, on a une bonne partie des poèmes qui sont tout de même en alexandrins dans l'ensemble.
Reprenons les relevés, en y incluant les vers que Gouvard considère comme romantiques, en y ajoutant les rejets ou contre-rejets d'épithètes. J'ai déjà cité ceux du poème liminaire "Au lecteur", je reprends à partir du poème "II" "Réversibilité" :
 
De lire la secrète horreur du dévouement (II, Réversibilité)
Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes, (III. Le Tonneau de la Haine)
S'appuya ; - sur le fond ténébreux de mon âme (IV. La Confession)
Il était tard ; - ainsi qu'une médaille neuve, (IV La Confession)
Et la solennité de la nuit, comme un fleuve, (IV La Confession)
L'oreille au guet, - ou bien, comme des ombres chères, (IV La Confession)
Tout à coup, au milieu de l'intimité libre, (IV La Confession)
Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde, (IV La Confession)
De la danseuse folle et froide qui se pâme (IV La Confession)
Et cette confidence horrible chuchotée (IV La Confession)
S'ouvre et s'enfonce avec l'attirance du gouffre. (V L'Aube spirituelle)
Et, sous de spécieux prétextes de cafard, (VI La Volupté [La Destruction])
Haletant et brisé de fatigue, au milieu (VI La Volupté)
Quelle est cette île triste et noire ? - C'est Cythère, (VII, Un voyage à Cythère)
Ou du roucoulement éternel d'un ramier ! (VII, Un voyage à Cythère)
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès. (VII Un voyage à Cythère)
J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal[,] (VIII A la belle aux cheveux d'or, deux occurrences)
Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs, - (X Moesta et errabunda)
De cette fonction sublime de berceuse ? (X Moesta et errabunda)
Où dans la volupté pure le cœur se noie ! (X Moesta et errabunda)

Je ne relève aucun effet métrique particulier dans les alexandrins de "Remords posthume", ni dans ceux de  "Le Spleen" devenu "De profundis clamaui", ni dans ceux de "La Vie antérieure", ni dans ceux de "La Cloche".
La concentration qui concerne le poème "La Confession" est significative, il s'agit d'un exercice de versification à la Chénier, Vigny, Hugo. Ce qui ressort en 1855, ce n'est pas encore les césures sur des mots grammaticaux d'une syllabe, mais le traitement de noms ou d'adjectifs d'une syllabe en rejet ou contre-rejet, et quand je dis d'une syllabe il faut étendre cela au mot dont la deuxième syllabe est un "e" faible de fin de mot, par exemple "pure". Je n'imagine pas que Baudelaire avait en réserve pour 1857 ou 1861 une réserve de vers aux césures audacieuses. On voit très bien que les choses sont en train de se mettre en place et la relative rareté des césures acrobatiques dans l'édition des Fleurs du Mal de 1857, par contraste avec la prolifération de l'édition de 1861 achève de prouver cet état de fait.
Il faut arrêter de parler des césures audacieuses de Baudelaire entre 1844 et 1851, à partir du moment où on ne peut exhiber aucun manuscrit, aucune preuve manifeste.
A propos de l'enjambement de mot sur "terrassé" dans un poème du recueil Philoméla de Catulle Mendès, j'invite mes lecteurs à tout de même se reporter au sonnet "L'Aube spirituelle", puisque les idées de Mendès semblent quelque peu en provenir, et j'ajoute que le poème "L'Aube spirituelle" a un intérêt métrique particulier, mais au plan des strophes, puisque c'est un sonnet avec un point à la fin du vers 7 et un vers 8 qui fait corps avec les tercets.
Vous en avez marre que je parle de versification ? Mmh ! Et le lien de "Accroupissements" et "Oraison du soir" avec "Un voyage à Cythère", ça retient au moins un tant soit peu votre intérêt ? Le lien entre un poème de Glatigny, "Voyelles" et "L'Homme juste", vous trouvez ça absurde ?. Je vais reprendre ces sujets évidemment, et au-delà de l'étude des césures.
En attendant, je vais encore vous faire des listes dans les articles, je prévois aussi de rendre compte de l'édition de 1857 des Fleurs du Mal en la comparant à celle de 1861 à tout le moins, de rendre compte des évolutions respectives de Banville et Leconte de Lisle. J'ai quelques autres sujets sous le coude. On voit que je fais vraiment ce que j'ai annoncé et que ça prend de l'ampleur. Puis, soudainement, je vous ferai des explications de passages de poèmes de Rimbaud.

4 commentaires:

  1. J'ai oublié de faire un sort aux ternaires et semi-ternaires sur les listes ci-dessus. Je mets des barres obliques aux syllabes 4 et 8 uniquement quand ça échappe aux critètres FMPS plus les petits mots grammaticaux évoqués ci-dessus et liaisons d'épithètes.

    De lire la secrète horreur / du dévouement
    Le Démon fait / des trous secrets / à ces abîmes, (lecture trimètre ridicule)
    S'appuya ; - sur le fond ténébreux de mon âme
    Il était tard ; / - ainsi qu'une médaille neuve,
    Et la solennité de la nuit, comme un fleuve,
    L'oreille au guet, / - ou bien, comme des ombres chères,
    Tout à coup, au milieu de l'intimité libre,
    Et que toujours, / avec quelque soin qu'il se farde,
    De la danseuse folle et froide qui se pâme
    Et cette confidence horrible chuchotée
    S'ouvre et s'enfonce avec l'attirance du gouffre.
    Et, sous de spécieux prétextes de cafard,
    Haletant et brisé de fatigue, au milieu
    Quelle est cette île triste et noire ? - C'est Cythère,
    Ou du roucoulement éternel d'un ramier !
    Du ciel se détachant en noir, / comme un cyprès.
    J'ai vu parfois, / au fond d'un théâtre banal[,]
    Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs, -
    De cette fonction sublime de berceuse ?
    Où dans la volupté pure le cœur se noie !

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    1. Sur le chiffre rond de 20 alexandrins, on a un seul trimètre potentiel, et il est ridicule en prosodie, quatre semi-ternaires 4-8 potentiels qui correspondent à une tendance certes, mais qu'il ne faut pas automatiquement attribuer à la volonté de créer un semi-ternaire, puis on a 2 semi-ternaires potentiels 8-4 qui résultent plutôt du fait d'exhiber un rejet de deux syllabes : "horreur" et "en noir". 13 alexandrins excluent le semi-ternaire, presque deux fois plus. Donc, non, les audaces à la césure n'invitaient pas Baudelaire à compenser par une autre mesure. Vous voulez ajouter les césures à l'italienne, vous gagnez quatre 84 "horrible chuchotée", "prétextes de cafard", "et noire ? - C'est Cythère", "sublime de berceuse" et un trimètre à double césure italienne : "De la danseuse folle et froide qui se pâme", ce dernier étant plus le résultat du travail sur la coordination de deux adjectifs de part et d'autre de la césure. On gagne à peine un 48 : "S'ouvre et s'enfonce avec".
      Vu qu'il est normal qu'il y ait une bonne part d'articulations sur ces syllabes, statistiquement on a la preuve que Baudelaire n'en joue pas réellement.
      Il faut bien comprendre que les enjambements à la césure font des rejets et contre-rejets de deux ou trois syllabes, parfois de une, quatre ou cinq, et et c'est cette abondance inévitable de relief de deux syllabes d'un côté OU de l'autre de la césure qui fait une bonne partie de la légende du semi-ternaire.

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    2. Je poursuis le relevé avec une liste de 10 vers, j'obtiens ce chiffre rond en incluant un vers remanié en 1861, pour l'année 1855, je devrais m'en tenir à 29 alexandrins à césure particulière, mais le chiffre rond peut aider ceux qui mettront ça de tête en pourcentage :

      Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
      Dans la ménagerie infâme de nos vices,
      Quoiqu'il ne fasse ni grands gestes, ni grands cris,
      Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange,
      La forme de la plus séduisante des femmes,
      Chacun plantant, / comme un outil, / son bec impur
      Hélas ! - et j'avais, comme en un suaire épais,
      Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane
      Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
      Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,

      Il y a un trimètre sensible avec justement le "comme un", mais pour les neuf autres vers les coupes sont TOUTES EXCLUES. Si j'autorise les césures à l'italienne, je gagne le vers avec césure sur "ni" dans les trimètres. Je gagne peu de 84 : "infâme de nos vices", "nouvelles que je rêve", deux seulement. Le ternaire ostentatoire par la répétition ne peut même pas être semi-ternaire avec césure à l'italienne : "Dans quel philtre..." On voit aussi une prégnance de rejets voulus d'une seule syllabe "pure", "maigre", "vin", très intéressante, et de contre-rejets d'une syllabe, deux "comme" et un "ni", donc on voit bien que Baudelaire ne se préoccupe d'harmoniser l'ensemble du vers en fonction des audaces. Il recourt certes au trimètre dans "comme un outil" et dans d'autres vers, mais les motivations sont ailleurs.





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    3. Houla, fatigué, j'ai parlé de césure à l'italienne pour "S'ouvre et s'enfonce avec...".
      De toute façon, je vais réintégrer ces listes dans un commentaire.
      Pour la césure lyrique, il y a un débat important à mener.
      Les métriciens l'envisagent comme plus problématique que la césure à l'italienne, c'est l'audace suprême avec l'enjambement de mots sans découpage en morphèmes. Or, on prend les poésies de Villon, on enlève la majeure partie en octosyllabes sinon vers courts, il reste un petit nombre de ballade en vers de dix syllabes, et il n'y a jamais de césures MCPs comme le disent les disciples de Cornulier, à l'exception d'un vous dans l'Epitaphe Villon : "Se frères vous clamons pas n'en devez", mais il y a un nombre important de césures lyriques, dont une avec hiatus car suivie du mot "oncques". En clair, la césure lyrique n'est pas grave pour Villon qui pense la césure comme grammaticale et non pas comme prosodique ou euphonique. Pas de césure à l'italienne dans mon relevé.
      Et il y a un point de débat avec le vers :
      La pluye nous a débués et lavés,
      autre vers l'Epitaphe Villon citée plus haut. Soit nous avons une deuxième césure sur un pronom "nous", soit il faut lire en quatre syllabes avec césure lyrique La pluye", puis synérèse sur "débués".
      A suivre.

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