mercredi 3 février 2021

Le dossier des quintils de Rimbaud et de Baudelaire (2/2)

 Réjouissances ! Entamerions-nous l'ère des articles laissés en suspens qui se referment enfin ?
Je clos ici le dossier des poèmes à référencer.

Sauf erreur de ma part, j'ai cité tous les poèmes en quintils de l'édition des Fleurs du Mal de 1868. J'ai aussi attiré l'attention sur les éditions successives des Fleurs du Mal et j'ai en particulier mis en avant le premier recueil des Fleurs du Mal de 1855 dans la Revue des Deux Mondes. Pour cette initiative, j'ai été devancé, puisque, si vous consultez le site Wikisource sur la Toile, vous avez une page "Charles Baudelaire" qui, pour notre recueil, ne propose que la consultation des recueils de 1857, 1861 et 1868, mais avec l'ajout d'un lien vers plus d'informations et documents, et c'est quand vous cliquez sur ce lien que vous avez une liste de liens qui inclut des épreuves de l'édition originale de 1857 et donc notre ensemble publié dans la Revue des Deux Mondes en 1855. Même si cela ne concerne pas directement Rimbaud, puisque nous ne pouvons gratuitement affirmer qu'il aurait consulté toutes les versions des Fleurs du Mal, je vous demande de m'accorder une petite digression sur la mise en relief des poèmes en quintils ou faux-quintils dans ces différents états du recueil baudelairien.
J'ai déjà insisté sur le fait que, dans la Revue des Deux Mondes en 1855, en nombre de poèmes, les poèmes à faux-quintils représentaient un sixième de l'ensemble (le rapport serait différent si nous parlions du nombre de vers, bien entendu). Et j'ai mis en avant que le poème "Réversibilité" était le second morceau dans l'ordre de défilement du recueil de 1855. J'aime bien préciser cette information pour les raisons suivantes. Premièrement, je ne sais pas vous, mais moi j'ai toujours été frappé de me dire que le poème "Le Soleil" avait été le second poème des Fleurs du Mal dans l'édition originale de 1857, avant d'être relégué à la deuxième place de la nouvelle section de "Tableaux parisiens" à partir de 1861. Pendant longtemps, je n'ai été le lecteur que de la version de 1861 du recueil. Les sections sont de longueurs inégales. La section "Spleen et Idéal" domine nettement. La section "Tableaux parisiens" a une certaine consistance, mais, pour moi, le poème "Le Soleil" n'a aucun relief particulier en étant le second poème des "Tableaux parisiens". Il aurait pu en avoir un de relief en étant le premier poème de la section "Tableaux parisiens", mais ce n'est pas le cas. Dans l'édition de 1857, je lui en découvre un, parce que la seconde place d'ensemble du recueil (troisième poème en incluant l'avertissement "Hypocrite lecteur...", lequel est d'ailleurs le poème numéro I qui seul précède "Réversibilité" dans la suite de 1855) le met dans une situation de quasi frontispice et de moment de comment dire ? virginité de la lecture. Vous commencez la lecture du recueil. La section "Tableaux parisiens" ne s'offre pas comme un recommencement, une rupture, rien de tout ça. Vous lisez "Paysage" ou "Le Cygne" après avoir lu les différents poèmes intitulés "Spleen" et tant d'autres : vous ne ressentez pas vraiment de changement avec les poèmes de "Spleen et Idéal". Je trouve amusant ce parallèle de prestige perdu pour "Réversibilité" et "Le Soleil", puisque le poème "Réversibilité" va lui aussi se perdre dans une distribution reculée. Au-delà du cas du poème "Réversibilité", le fait que le poème était le deuxième du recueil de 1855 attirait l'attention sur la pratique des faux-quintils, ce qui sera perdu dans les recueils suivants, et enfin "Réversibilité" offrait comme premier exemple de faux-quintils la configuration ABBAA, alors que dans toutes les versions qui vont suivre la configuration ABABA, celle directement reprise par Rimbaud en 1871, sera la première rencontrée par le lecteur, à une nuance près puisque, placé vers le début du recueil, le poème "La Chevelure" n'est pas en faux-quintils ABBAA ou ABABA, mais il entre de biais dans le débat à cause de ses quintils authentiques d'allure traditionnelle ABAAB.

Je reprends !
En 1855, ensemble de dix-huit poèmes, six poèmes en faux-quintils : II. "Réversibilité" ABBAA, VIII. "A la belle aux cheveux d'or" (premier titre de "L'Irréparable" ABABA, avec alexandrins en A et hexasyllabes en B), X. "Moesta et errabunda" ABABA). Précédé par "Au Lecteur", "Réversibilité" n'occupe pas tant la position du poème "Le Soleil" dans l'édition de 1857 que la position du poème "Bénédiction" lui-même dans toutes les éditions ultérieures du recueil ! Après "Moesta et errabunda", nous avons encore huit poèmes, aucun ne sera en faux-quintils. En revanche, "Moesta et errabunda" est suivi par six sonnets, et puis nous avons deux poèmes en quatrains conçus en une espèce de vis-à-vis, "La Béatrice" où le poète est soupçonné capable de ressusciter le cadavre de son "vampire" et "L'Amour et le Crâne" qui se termine un peu comme "La Mort des artistes" en 1857 ou "Le Voyage" à partir de 1861 avec l'idée d'un auteur qui se fait détruire la cervelle.
On appréciera tout particulièrement dans cette suite ramassée de 1855, probablement non connue de Rimbaud, le rapprochement entre les mentions "Ennemi" et "vampire" du sonnet "L'Ennemi" au poème "La Béatrice", car on sent la convergence avec l'idée de la "Vampire" du poème "Angoisse" qui est nettement inspirée de Baudelaire, mais à partir de la version finale du recueil. Et ce mot "angoisse" est le premier mot à la rime du poème "Réversibilité" et en même temps le titre du poème en prose rimbaldien où il est question de la "Vampire". Rimbaud avait parfaitement compris certaines notions clefs du recueil baudelairien, à tel point qu'il entre en résonance avec l'organisation ramassée du recueil de 1855, qu'il n'a peut-être pas connu.
Précisons que le poème "La Béatrice" de 1855 a changé de titre et est devenu le poème "Le Vampire", tandis qu'un nouveau poème héritera du titre "La Béatrice".
Prenons maintenant l'édition originale des Fleurs du Mal en 1857 et dégageons les poèmes en faux-quintils : XXXIV "Le Balcon" (ABABA), XL "Réversibilité" (ABBAA), XLV "Le Poison" (ABBAB, alternance heptasyllabes vers pairs des quintils, mais alternance non fixée sur les variation de rimes, puisque heptasyllabe vers 2 rime B et heptasyllabe vers 4 rime A, en outre, vrais quintils et non plus faux-quintils, malgré les liens sensibles des motifs et mots à la rime avec d'autres poèmes en faux-quintils), L "L'Irréparable" (ABABA alternance octosyllabes aux rimes B, reprise de rimes par rapport à "Le Poison"), LV "Moesta et errabunda" (ABABA), LXXX "Lesbos" (ABABA).
Je l'avais remarqué, mais je n'avais pas placé l'information dans les articles précédents : les poèmes en quintils ont un espacement équivalent de "Réversibilité" à "Moesta et errabunda". Un poème en faux-quintils, sinon en quintils, tous les cinq poèmes : XL "Réversibilité", XLV "Le Poison", L "L'Irréparable", LV "Moesta et errabunda". Le lien par les rimes entre "Le Poison" et "L'Irréparable" prouve que ce dispositif est voulu par l'auteur. Celui-ci n'a pas dissolu les poèmes en faux-quintils dans la masse, il les a organisés pour créer un rythme d'apparition dans le recueil ! Le poème "Le Balcon" est à une place près du dispositif, poème XXXIV au lieu de XXXV. Seul le poème "Lesbos" est complètement éloigné des autres, mais, dans un recueil en cent poèmes, il a une position qui correspond au chiffre rond 80, ce que masque toutefois quelque peu la numération en chiffres romains LXXX.
Dans l'édition de 1861, le poème en vrais quintils "La Chevelure" est assez étonnant. Le poème "Le Poison" était pris dans la série des poèmes en faux-quintils, d'ailleurs notamment par la rime "mort"::"remords" qui va inspirer Verlaine pour son "Nevermore", puis Rimbaud dans Une saison en enfer. Voyez ce qu'il reste de l'idée de distribution rythmique des poèmes en faux-quintils et du "Poison" : XXIII "La Chevelure" (ABAAB), XXXVI "Le Balcon" (ABABA), XLIV "Réversibilité" (ABBAA), XLIX "Le Poison" (ABBAB), LIV "L'Irréparable" (ABABA), LXII "Moesta et errabunda" (ABABA). Baudelaire a partiellement conservé la série rythmique pour trois poèmes, dont les deux qui sont liés par la reprise de rimes ("remords"), mais l'éloignement a augmenté pour "Le Balcon" et surtout le poème "Moesta et errabunda" a été désolidarisé de l'ensemble rythmique cette fois. Evidemment, condamné, le poème "Lesbos" n'apparaît pas dans le recueil.
Passons aux "Nouvelles Fleurs du Mal" publiées dans le Parnasse contemporain de 1866, j'ai failli oublier la recension d'un poème en quintils "Madrigal triste" qui a l'intérêt d'établir que décidément à aucun moment Baudelaire n'oublie d'insérer des quintils dans ses recueils de "Fleurs du Mal". Ce poème ne se fonde pas sur la répétition de vers. Comme "La Chevelure", il est en vrais quintils, et sa distribution des rimes est ABAAB, la même que celle traditionnelle du poème "La Chevelure". Le poème est en octosyllabes, et il est divisé en deux parties numérotées de quatre quintils chacune. Il convient de citer ce poème en octosyllabes dont j'observe au passage qu'il a un tour grammatical à rapprocher du poème "Honte" de Rimbaud : "Tant que... N'auront..." Le poème véhicule aussi une mention du terme clef "angoisse".

             Madrigal triste

                       I

Que m'importe que tu sois sage ?
Sois belle ! et sois triste ! Les pleurs
Ajoutent un charme au visage,
Comme le fleuve au paysage ;
L'orage rajeunit les fleurs.

Je t'aime surtout quand la joie
S'enfuit de ton front terrassé ;
Quand ton cœur dans l'horreur se noie ;
Quand sur ton présent se déploie
Le nuage affreux du passé.

Je t'aime quand ton grand œil verse
Une eau chaude comme le sang ;
Quand, malgré ma main qui me berce,
Ton angoisse, trop lourde, perce
Comme un râle d'agonisant.

J'aspire, volupté divine !
Hymne profond, délicieux !
Tous les sanglots de ta poitrine,
Et crois que ton cœur s'illumine
Des perles que versent tes yeux !

                     II

Je sais que ton cœur, qui regorge
De vieux amours déracinés,
Flamboie encore comme une forge,
Et que tu couves sous ta gorge
Un peu de l'orgueil des damnés ;

Mais tant, ma chère, que tes rêves
N'auront pas reflété l'Enfer,
Et qu'en un cauchemar sans trêves,
Songeant de poisons et de glaives,
Eprise de poudre et de fer,

N'ouvrant à chacun qu'avec crainte,
Déchiffrant le malheur partout,
Te convulsant quand l'heure tinte,
Tu n'auras pas senti l'étreinte
De l'irrésistible Dégoût,

Tu ne pourras, esclave reine
Qui ne m'aimes qu'avec effroi,
Dans l'horreur de la nuit malsaine
Me dire, l'âme de cris pleine :
"Je suis ton égale, ô mon Roi !"

Je vais revenir plus bas sur le recueil Les Epaves de 1866, je passe directement à l'édition des Fleurs du Mal de 1868, celle en principe que Rimbaud lisait couramment, et cela à la différence du public actuel qui lit en général la version de 1861, parfois la version de 1857. Les poèmes de 1868 sont ajoutés en annexe, et la préface de Gautier manque à l'appel.
Mais, ce n'est pas le sujet ici ! Analysons l'emplacement des poèmes en quintils dans l'édition posthume : XXIV "La Chevelure", XXXVII "Le Balcon", XLV "Réversibilité", L "Le Poison", LV "L'Irréparable", LXIV "Moesta et errabunda", XC "Madrigal triste".
Nous ne retrouvons pas la suite ordonnée de 1857. En 1861 et 1868, seule la suite des trois poèmes "Réversibilité", "Le Poison" et "L'Irréparable" est préservée. Toutefois, en 1861, la suite n'était pas idéalement soutenue par les chiffres romains classant les poèmes. En 1868, nous retrouvons tout de même des multiples de cinq : XLV, L et LV, ce qui a pu retenir l'attention de Rimbaud (peu importe que cette organisation posthume soit ou non le fait de Baudelaire, je ne retiens que le signe remarquable des chiffres romains permettant à Rimbaud d'identifier un principe initialement voulu par Baudelaire, comme l'atteste l'édition originale de 1857).
Passons maintenant au recueil Les Epaves.
Il s'ouvre par un sonnet isolé en ouverture "Le Coucher du soleil romantique". Un "note de l'éditeur" en 1866 nous apprennent que ce poème loin d'introduire un ensemble devait en conclure un autre :
Ce sonnet a été composé en 1862, pour servir d'épilogue à un livre de M. Charles Asselineau, qui n'a pas paru : Mélanges tirés d'une petite bibliothèque romantique ; lequel devait avoir pour prologue un sonnet de M. Théodore de Banville : Le lever du soleil romantique.
J'aimerais beaucoup connaître ce qu'il nous reste d'informations sur ce projet avorté. Existe-t-il un état du livre, une liste de la sélection opérée, etc. ? Le sonnet de Banville n'a pas conservé ce titre, il s'agit du poème "L'Aube romantique" qui n'a été publié qu'en 1875 au plan des recueils de Banville. Il s'agit d'un long poème en quatrains à vers courts. Je suppose que Rimbaud, qui a logé chez Banville, n'a pas manqué de "tanner" celui-ci pour lire ce fameux poème conçu en diptyque avec celui de Baudelaire (le verbe "tanner" est attesté dans les échanges entre Banville et Rimbaud, avec le poème "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs").
Le recueil des Epaves se poursuit avec la mention successive des six pièces condamnées : II "Lesbos", III "Femmes damnées - Delphine et Hippolyte", IV "Le Léthé", V "A celle qui est trop gaie", VI "Les Bijoux", VII "Les Métamorphoses du Vampire".
La position terminale d'un poème sur le "Vampire" est intéressante. Nous avons déjà parlé plus haut du poème "La Béatrice" devenu le poème "Le Vampire". Nous songeons toujours au poème "Angoisse" de Rimbaud. Ajoutons que peu de temps après Les Epaves Verlaine va publier sa plaquette Les Amies sous le manteau. Ici, la succession "Lesbos" et "Fêtes damnées" a l'intérêt de cibler la malédiction des amours lesbiens. En effet, "Les Chercheuses de poux" et "Oraison du soir" sont des répliques au poète Catulle Mendès, hostile à Rimbaud visiblement. Or, le recueil Philoméla se réclamait des Fleurs du Mal. Mais je ne vais pas traiter ce sujet cette fois-ci. Ce que nous retenons, c'est que le poème en quinze quintils "Lesbos" a une position de relief, en étant ainsi en tête des six pièces condamnées. Et Rimbaud qui est un poète éveillé n'a pas manqué non plus de constater le rapprochement solide entre "Lesbos" et "Le Balcon" du fait de son premier vers d'adresse : "Mère des jeux latins et des voluptés grecques," qui fait écho à "Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses[.]"
Or, dans les compléments du recueil Les Epaves, la section "Galanteries" contient un poème qui offre à son tour quinze quintils ABABA comme "Lesbos". "Le Monstre" est la référence dans le sommaire de ce morceau qui un peu à l'instar de "Paris se repeuple ou L'Orgie parisienne" offre un titre alternatif : "Le Monstre ou le Paranymphe de la nymphe macabre".
Je pourrais plus longuement étudier les autres poèmes des Epaves : ces mentions "messe noire" et "Corot" à la rime, son quatrain "Lola de Valence", la présence d'un poème en trois quatrains intitulé "Les Yeux de Berthe" plutôt que "Les Yeux de Nyssia", etc. Mais nous allons nous en tenir aux deux poèmes en quintils qui sont assez longs :
Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux,
Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,
Font l'ornement des nuits et des jours glorieux ;
Mère des jeux latins et des voluptés grecques,

Lesbos, où les baisers sont comme les cascades
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds,
Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,
Orageux et secrets, fourmillants et profonds ;
Lesbos, où les baisers sont comme les cascades !

Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,
Où jamais un soupir ne resta sans écho,
A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent,
Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho,
Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,

Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté !
Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,
Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ;
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,

Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère ;
Tu tires ton pardon de l'excès des baisers,
Reine du doux empire, aimable et noble terre,
Et des raffinements toujours inépuisés.
Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère.

Tu tires ton pardon de l'éternel martyre,
Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux,
Qu'attire loin de nous le radieux sourire
Entrevu vaguement au bord des autres cieux !
Tu tires ton pardon de l'éternel martyre !

Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge
Et condamner ton front pâli dans les travaux,
Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge
De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux ?
Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge ?

Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ?
Vierges au cœur sublime, honneur de l'archipel,
Votre religion comme une autre est auguste,
Et l'amour se rire de l'Enfer et du Ciel !
Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ?

Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs,
Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère
Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs ;
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre.

Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Comme une sentinelle à l'œil perçant et sûr,
Qui guette nuit et jour, brick, tartane ou frégate,
Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur ;
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate

Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,
Et parmi les sanglots dont le roc retentit
Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne,
Le cadavre adoré de Sapho, qui partit
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne !

De la mâle Sapho, l'amante et le poëte,
Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs !
- L'œil d'azur est vaincu par l'œil noir que tachète
Le cercle ténébreux tracé par les douleurs
De la mâle Sapho, l'amante et le poëte !

- Plus belle que Vénus se dressant sur le monde
Et versant les trésors de sa sérénité
Et le rayonnement de sa jeunesse blonde
Sur le vieil Océan de sa fille enchanté ;
Plus belle que Vénus se dressant sur le monde !

- De Sapho qui mourut le jour de son blasphème,
Quand, insultant le rite et le culte inventé,
Elle fit son beau corps la pâture suprême
D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété
De celle qui mourut le jour de son blasphème.

Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,
Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers,
S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente
Que poussent vers les cieux ses rivages déserts !
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente !
Le poème comporte quinze quintils d'alexandrins ABABA. Ce sera le cas de la version finale du poème "L'Homme juste" à partir d'une période de mars-avril-mai 1872. Toutefois, pendant longtemps, le poème "L'Homme juste" ne comptait que treize quintils. L'ajout est postérieur aux tensions qui obligèrent Verlaine à éloigner Rimbaud de Paris. En revanche, nous observons la présence à deux reprises à la rime du mot "injuste", et plus précisément une mise en balance du juste et de l'injuste : "Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ?" Au quintil baudelairien précédent, le nom "juge" est à la rime à deux reprises, et toujours sous une forme interrogative : "être ton juge ?"
Il s'agit des septième et huitième quintils du poème, donc de son milieu !
Sapho a voulu essayer la mer et s'est noyée, il y a de quoi songer au désir du "Bateau ivre" : "que j'aille à la mer", "que ma quille éclate" !
Comme pour "Le Balcon" et "Accroupissements", nous avons une mention du "soleil" ou des "soleils" au troisième vers du poème. Si "Vénus" est mentionné au dernier vers du poème "Accroupissements", "Vénus" est mentionnée à trois reprises dans "Lesbos". Et comme l'attitude du frère est un blasphème qui s'aggrave en étant le fait d'une personne dévouée au culte, nous avons le blasphème de Sapho qui a trahi le sien. En fait, l'idée de blasphème est plutôt propre au poème lui-même qu'à la tradition grecque. Dans l'Antiquité, les amours lesbiens de Sapho n'étaient pas incompatibles avec le fait d'aimer un homme. Nous savons que Sapho est réputée s'être jetée à la mer par amour pour un homme Phaon qu'aimait également Vénus, mais j'avoue ne pas connaître clairement cette histoire d'interdit que Sapho aurait bravé par rapport à Vénus. Je vois tout au plus une concurrence.
Encore une fois, j'ai une idée de lien entre des quintils de Baudelaire et des poèmes en prose de Rimbaud, puisque les vers suivants me font songer au début de "Promontoire" :
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Comme une sentinelle à l'œil perçant et sûr,
Qui guette nuit et jour, brick, tartane ou frégate,
Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur ;
[...]
En effet, le "saut de Leucade", Leucate selon Baudelaire, est précisément un promontoire d'une île ionienne (actuellement à 72 mètres de haut). La légende disait que les amants qui sautaient de là dans la mer, du moins s'ils en réchappaient vivants, guérissaient de leur amour, d'où l'acte de Sapho qui, du coup, n'était pas complètement désespéré. Dans l'expression "saut de Leucade", il ne faut pas lire le mot "saut" comme le geste suicidaire de Sapho, l'expression entière "saut de Leucade" désigne le promontoire lui-même. Baudelaire a opté pour une expression sans ambiguïté "sommet de Leucate" qui permet bien d'identifier un promontoire.
Toutefois, le poème "Promontoire" de Rimbaud ne semble pas du tout traiter le même sujet. Il est question de créations urbaines en bord de mer plutôt.  Ceci dit, le début du poème de Rimbaud associe les crépuscules du matin et du soir, avec une mention du mot anglais encore rare "brick" (déjà présent dans Feu et flamme d'O'Neddy) et une autre de l'adjectif "frissonnante", et j'aurais presque envie d'ajouter la mention verbale "forment" :
L'aube d'or et la soirée frissonnante trouvent notre brick en large en face de cette villa et de ses dépendances, qui forment un promontoire aussi étendu que l'Epire et le Péloponnèse, ou que la grande île du Japon, ou que l'Arabie !
Rimbaud joue avec les distances, puisque, pour les dimensions nous avons un élargissement net avec les mentions "Japon" et "Arabie". Rimbaud cite une île (en réalité un archipel), le "Japon". On comprend que son promontoire prend l'ampleur d'une dimension symbolique. La Grèce est au point de départ des comparaisons "Epire" et "Péloponnèse". Le "promontoire" inspire-t-il au poète de se jeter à l'eau comme Sapho ? En tout cas, dans les vers de Baudelaire, nous avons les mentions "brick", "frissonnent" et "formes". Le verbe "frissonnent" est lié à l'azur : "Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur", tandis que le frisson est liée à la soirée, mais soirée qui s'entend comme coucher du soleil à l'horizon à cause de la coordination à "aube d'or". Comme Rimbaud, Baudelaire envisage une sentinelle constante embrassant les différents états du ciel "nuit et jour". Je trouve ça étonnant que les deux extraits aient autant d'éléments en commun, même si, par exemple, l'idée des différents moments du jour et de la nuit sont appelés par le fait d'avoir une sentinelle en faction au haut du promontoire.
Le poème "Lesbos" ne contient pas de reprise du mot "profond" comme "Le Balcon", mais nous avons tout de même des "gouffres sans fonds", à la rime avec du coup la licence du pluriel.
Ce poème condamné offre un autre intérêt. Il est en faux-quintils et offre des répétitions, mais le procédé s'étend à d'autres aspects. Le nom "Lesbos" est en tête du vers répété du second au quatrième quintil, ce qui crée une anaphore bien prégnante. Rétroactivement, on peut considérer l'assonance d'attaque syllabique entre "Mère" au premier quintil et ce nom "Lesbos". Précisons qu'à défaut de figurer dans le vers répété du premier quintil, le nom "Lesbos" ouvre le second vers du premier quintil, ce qui étend l'anaphore. Enfin, l'attaque du cinquième quintil : "Laisse..." est une reprise sensible de la première syllabe du nom "Lesbos", une manière discrète de poursuivre l'anaphore. Pour d'autres vers, des parallèles et répétitions suggèrent d'autres échos : "Car Lesbos", encore ce nom, lequel figure aussi après la césure à la manière de Corneille dans un autre vers répété, ou bien nous pouvons mentionner le couple "De Sapho" et "De la mâle Sapho".
Cependant, le procédé le plus intéressant à observer, c'est que d'autres vers amorcent un début de répétition, mais sans le conduire à terme. Par exemple, au cinquième quintil, le second vers prépare le vers répété du quintil suivant :
Tu tires ton pardon de l'excès des baisers,

Tu tires ton pardon de l'éternel martyre !
Plus loin, le second vers d'un autre quintil annonce aussi nettement la forme de répétition du quintil suivant :
Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs !

Plus belle que Vénus se dressant sur le monde !
C'est une amorce d'application du processus suivi dans "Harmonie du soir" et même si Rimbaud n'a pas pratiqué cela à son tour c'est un indice qu'il avait de bonnes raisons de considérer avec attention cette pièce condamnée offerte par le recueil compensatoire Les Epaves, des "épaves" de "bateau ivre" oserions-nous écrire encore !
Je mentionne aussi un autre fait de reprise qui m'a frappé, il s'agit d'un jeu d'écho d'un vers à l'autre entre "qui pardonne" et "qui partit". Nous ne sommes pas très loin d'un effet de contre-rime, et quand on repère ce jeu il a un effet de sens ironique assez vertigineux je trouve.
Mais, il faut conclure, citons maintenant le dernier poème. Il ne sera pas en alexandrins, mais en octosyllabes. Cependant, il comporte quinze quintils, ce qui force la comparaison avec "Lesbos", et ce rapprochement imposé est conforté par la première mention à la rime, l'adresse : "ma très-chère", qui renvoie à "Lesbos", à plusieurs poèmes de Baudelaire dont "A celle qui est très gaie", qui renvoie aussi à cette constante que j'avais observée dans les faux-quintils d'un recours aux termes d'adresse : "sorcière", "Agathe", "mère", etc., avec pour nuance plutôt un tutoiement dans "Le Poison". Le poème "Le Monstre" ne répète pas le premier vers en cinquième vers. Encore une fois, Baudelaire a cherché une nouvelle formule. Baudelaire offre un cinquième vers qui n'est pas une répétition, mais qui reprend tout de même la rime du premier vers. Le poème est rimé ABABA tout comme "Le Balcon" ou "Lesbos", et si le cinquième vers d'un quintil ne répète pas le premier, la cinquième rime A est tout de même identique au premier A. On note tout de même l'exception de quelques répétitions à l'occasion...
J'ai déjà annoncé que ce poème en quintils mentionnait "Veuillot". Je rappelle que Murphy a proposé l'identification à Veuillot du "Frère Milotus" dans "Accroupissements" depuis un certain temps déjà. Je ne sais si cela figure dans sa thèse imprimée de 1986, mais cela a fait l'objet d'une conférence en juin 2003, non suivie de publication, lors des journées d'un séminaire Rimbaud-Verlaine, et enfin un article sur "Accroupissements" a été publié dans le livre de Murphy de 2012 Rimbaud et la Commune. L'article a dû être publié un peu avant dans une revue, mais je n'ai pas la référence sous la main.
Toutefois, à aucun moment, Murphy ne cite les poèmes en quintils "Le Balcon" et "Lesbos" comme modèles pour le poème "Accroupissements", il ne cite d'ailleurs pas non plus "Un voyage à Cythère" pour les rimes du premier quatrain et la césure du premier vers, bien que l'importance d'une référence aux césures baudelairiennes ait été cernée et qu'il en fasse cas. Le plus impressionnant, c'est qu'il propose une identification du frère à Veuillot en citant plusieurs poèmes, mais jamais le poème de Baudelaire qui a l'intérêt à la fois d'être en quintils, et d'être de Baudelaire !
Par ailleurs, impatient, Benoît de Cornulier m'a communiqué en privé qu'il avait relevé le mot "chaudron" dans le premier quintil du poème de Baudelaire, et ce mot est aussi dans le premier quintil du poème "Accroupissements". C'est évidemment un point qui retient mon attention, j'y reviendrai quand je fermerai l'article sur "Accroupissements", cela ne va plus tarder. En attendant, je clos le dossier baudelairien par la citation du poème méconnu de Baudelaire, et je rends la présentation du double titre car je m'intéresse au cas rimbaldien de "Paris se repeuple ou L'Orgie parisienne" qui n'est pas exempt de danse macabre justement :

                         Le Monstre

                               ou

      Le Paranymphe d'une nymphe macabre


                            I

Tu n'es certes pas, ma très-chère,
Ce que Veuillot nomme un tendron.
Le jeu, l'amour, la bonne chère,
Bouillonnent en toi, vieux chaudron !
Tu n'es plus fraîche, ma très-chère,

Ma vieille infante ! Et cependant
Tes caravanes insensées
T'ont donné ce lustre abondant
Des choses qui sont très-usées,
Mais qui séduisent cependant.

Je ne trouve pas monotone
La verdeur de tes quarante ans ;
Je préfère tes fruits, Automne,
Aux fleurs banales du Printemps !
Non ! tu n'es jamais monotone !

Ta carcasse a des agréments
Et des grâces particulières ;
Je trouve d'étranges piments
Dans le creux de tes deux salières ;
Ta carcasse a des agréments !

Nargue des amants ridicules
Du melon et du giraumont !
Je préfère tes clavicules
A celles du roi Salomon,
Et je plains ces gens ridicules !

Tes cheveux, comme un casque bleu,
Ombragent ton front de guerrière,
Qui ne pense et rougit que peu,
Et puis se sauvent par derrière
Comme les crins d'un casque bleu.

Tes yeux qui semblent de la boue,
Où scintille quelque fanal,
Ravivés au fard de ta joue,
Lancent un éclair infernal !
Tes yeux sont noirs comme la boue !

Par sa luxure et son dédain
Ta lèvre amère nous provoque ;
Cette lèvre, c'est un Eden
Qui nous attire et qui nous choque.
Quelle luxure ! et quel dédain !

Ta jambe musculeuse et sèche
Sait gravir au haut des volcans,
Et malgré la neige et la dèche
Danser les plus fougueux cancans.
Ta jambe est musculeuse et sèche ;

Ta peau brûlante et sans douceur,
Comme celle des vieux gendarmes,
Ne connaît pas plus la sueur
Que ton œil ne connaît les larmes.
(Et pourtant elle a sa douceur !)

                       II

Sotte, tu t'en vas droit au Diable !
Volontiers j'irais avec toi,
Si cette vitesse effroyable
Ne me causait pas quelque émoi.
Va-t'en donc, toute seule, au Diable !

Mon rein, mon poumon, mon jarret
Ne me laissent plus rendre hommage
A ce Seigneur, comme il faudrait.
"Hélas ! c'est vraiment bien dommage !"
Disent mon rein et mon jarret.

Oh ! très-sincèrement je souffre
De ne pas aller aux sabbats,
Pour voir, quand il pète du soufre,
Comment tu lui baises son cas !
Oh ! très-sincèrement je souffre !

Je suis diablement affligé
De ne pas être ta torchère,
Et de te demander congé,
Flambeau d'enfer ! juge, ma chère,
Combien je dois être affligé,

Puisque depuis longtemps je t'aime,
Etant très-logique ! En effet,
Voulant du Mal chercher la crème
Et n'aimer qu'un monstre parfait,
Vraiment, oui ! vieux monstre, je t'aime !
Dans la fin de l'article sur les quintils et "Accroupissements", je ne citerai plus les poèmes de Baudelaire en entier. Je ne vais pas me pencher ici sur les poèmes de Rimbaud, sur "Nargue", "cancans", etc. En revanche, j'observe avec l'idée de "vitesse effroyable" pour aller au Diable, une allusion à la Lenore de la ballade de Burger. Dans ses Poëmes saturniens, Verlaine a composé un poème en faux-quintils avec le titre "Nevermore" du poème "Le Corbeau" de Poe qui est précisément une réécriture de la ballade de Burger où ne manque pas même la reprise du nom Lenore.
Voilà, j'arrête là, mes recensions déjà riches d'enseignements.

1 commentaire:

  1. Encore des coquilles (six poèmes au lieu de trois, etc.), et je n'ai pas corrigé les précédents articles. Cela viendra et je ferai un petit avertissement à ce sujet quand ce sera fait.

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