mercredi 24 avril 2024

Les Martyres et Les Mains de Jeanne-Marie

Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" parodie une pièce "Etudes de mains" de Théophile Gautier. Je ne me rappelle jamais s'il faut écrire "étude" au singulier ou pluriel, vu que le poème de Gautier décrit successivement deux mains distinctes. Je parle bien de parodie, parce que face au consensus critique qui admet d'un côté la prise pour modèle d'une pièce du recueil Emaux et camées et de l'autre prend acte du fort degré de satire politique du poème, j'ai considéré que la critique politique ne pouvait pas manquer de rejaillir sur Gautier lui-même. Je rappelle que, dans sa préface en vers au recueil Emaux et camées, Gautier rejoue un discours qu'il a déjà tenu dans la décennie 1830 selon lequel il se détourne du bruit des émeutes à sa fenêtre pour se consacrer à la poésie. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" est daté de février 1872 sur l'unique manuscrit qui nous en est parvenu. La datation vient de la main de Verlaine et plus significativement elle vient d'un remaniement du manuscrit avec un ajout de quelques quatrains inédits.  Cette seule datation a des conséquences considérables pour la compréhension de la chronologie des œuvres de Rimbaud. Partageant un emploi du mot "bombinent" et une rime "étranges" / "anges" avec "Voyelles", le manuscrit des "Mains de Jeanne-Marie" attire à lui la datation du sonnet "Voyelles", et son sujet communard permet aussi d'envisager que "Le Bateau ivre" a pu être une composition plus tardive que nous ne l'avons cru, et "Paris se repeuple" pourrait ne pas du tout avoir été composé au lendemain de la "Semaine sanglante". Et dans le dossier paginé, "Tête de faune" devient moins une anomalie que le début de la nouvelle manière du poète, et le poème "Les Corbeaux" est absent du dossier paginé parce qu'il est contemporain de ce dossier et n'y a pas été intégré. Mais la datation des "Mains de Jeanne-Marie" nous apprend encore le contexte de l'actualité politique qui a présidé à sa composition. Théophile Gautier rejoint la cohorte des écrivains dressés contre la Commune, mais qui commémorent la guerre franco-prussienne. Armand Silvestre, sous le pseudonyme de Ludovic Hans, a composé un livre de témoignage de sa vie à Paris sous la Commune où il fait la satire du régime : Second siège de Paris, Le Comité central et la Commune, journal anecdotique. Et, au même mois de juin 1871, il a publié un livre sur les dégâts des deux événements successifs que furent la guerre franco-prussienne et l'insurrection communaliste : Guide à travers les ruines, Paris et ses environs avec un plan détaillé. Les deux ouvrages ont été édités par Alphonse Lemerre, le bon éditeur des Parnassiens, et Verlaine évoque pince-sans-rire cette publication opportuniste dans sa correspondance de l'été 1871 avec Blémont, Valade et Lepelletier. Si, d'après un témoignage tardif, Silvestre dit avoir rencontré Rimbaud à la soirée des Vilains Bonshommes de la fin du mois de septembre 1871 et reçu en don un manuscrit des "Effarés", en tout cas, Rimbaud l'a épinglé avec le quatrain "Lys" qui figure à la suite du poème "Sonnet du Trou du Cul" sur un feuillet de l'Album zutique, et on peut estimer à cause des mots, des rimes, des images, que Silvestre est également une cible potentielle à haut relief pour le quatrain sans titre : "L'Etoile a pleuré rose..." et pour le sonnet "Voyelles". Catulle Mendès, le gendre de Théophile Gautier, a lui aussi publié un ouvrage similaire au premier que nous avons cité de Silvestre sous le pseudonyme de Ludovic Hans : Les 73 journées de la Commune (du 18 mars au 29 mai 1871). Difficile à repérer en bibliothèque à Toulouse, l'ouvrage de Mendès peut être consulté à la bibliothèque de l'Arsenal lié à la faculté de droit relié à un volume des actes administratifs publiés de la Commune. J'aimerais bien un jour remettre la main sur un tel double volume. Le livre de Mendès décrit comme celui de Silvestre la vie au quotidien de l'auteur à Paris, ses flâneries, ses rencontres, ses observations des scènes de foule et des placards affichés sur les murs. Les deux ouvrages raillent de manière similaire les affiches publiques et les opinions favorables aux insurgés. Et Rimbaud n'a pas manqué d'épingler Catulle Mendès à son tour. Malgré la présence du mot "écarlatine" dans une pièce qui se veut une parodie de Léon Dierx, "Vu à Rome", Mendès semblait être épargné dans l'Album zutique, même s'il est mentionné aussi dans "Propos du Cercle". Rimbaud a épinglé Catulle Mendès dans "Les Chercheuses de poux", mais plutôt sur le plan de sa réprobation sexuelle de la relation sulfureuse entre Rimbaud et Verlaine. Il a épinglé aussi Mendès avec le sonnet "Oraison du soir", création qui s'inspire aussi de vers précis des Fleurs du Mal, mais pour se terminer sur une critique de la pose baudelairienne d'un Mendès. Je rappelle que le poème "Oraison du soir" se termine par une image d'arrogance méprisante pour son public, le locuteur pissant haut et loin, mais l'ondée retombant sur les fleurs qui admirent le soleil et acquiescent à ce mauvais traitement. La formulation ampoulée du dernier vers très célèbre : "Avec l'assentiment..." correspond à une inversion d'attitude princière en trivialité scatologique. Mais le second livre de Silvestre, le fait d'admirer les ruines en poète sachant méditer, a eu d'autres imitateurs.
Le mardi 13 septembre 2011, Jacques Bienvenu a mis en ligne sur son blog Rimbaud ivre un article "L'origine possible du titre 'Paris se repeuple' " qui signale à l'attention un ouvrage de 50 pages publié après le 15 juillet 1871 où l'expression "Paris se repeuple" figure au bas de la première page de texte. Il ne s'agit pas du livre d'Armand Silvestre, mais d'un autre anonyme. Or, Théophile Gautier a lui-même composé un ouvrage similaire : Tableaux du siège, où il fustige en passant les communards et où en préambule il se prosterne en pensée devant une statue strasbourgeoise de la Madone. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" cible bien à escient le poète de l'art pour l'art qui fait cortège à son gendre et à Silvestre, et l'emploi du mot "Madones" dans les vers de Rimbaud permet une allusion sarcastique à l'ouverture du volume Tableaux du siège.
Enfin, après la Semaine sanglante, il y au eu le sort des prisonniers, et il y a eu les procès, et, daté de "février 1872", le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" réplique aux échos de la presse des procès en cours, et de procès en cours notamment de femmes de la Commune, avec pour figure historique qui se dégage Louise Michel.
Mais, dans son recueil Châtiments de 1853, réédité en 1870 avec quelques ajouts, Victor Hugo avait composé un poème sur une autre figure féminine Pauline Roland, et quelques poèmes plus loin il avait placé le poème "Les Martyres" qui s'intéressait cette fois au sort des femmes déportées en général. Le poème "Les Martyres" est composé d'alexandrins, il commence par une remarquable boucle temporelle avec le mot au pluriel à la rime "bastilles" : "Ces femmes qu'on envoie aux lointaines bastilles," et son deuxième vers offre un remarquable contrepoint avec la méthode adoptée par Rimbaud dans "Les Mains de Jeanne-Marie" : "Peuple, ce sont tes sœurs, tes mères et tes filles !" Rimabud va déployer une autre forme comparable d'enquête sur les mains qu'il évoque : "Sont-ce", "Ce ne sont pas", "Ce sont"...
Inévitablement, dans ce poème hugolien, on retrouve le motif des personnes enchaînées, motif qui intéresse d'ailleurs les autres poèmes des Châtiments et plusieurs poèmes qui précèdent "Les Martyres" dans l'économie du recueil, et ce qui tend à me convaincre du bien-fondé du rapprochement, c'est que le poème hugolien se termine par l'image de femmes incarcérées qui mangent avec les doigts dans leurs gamelles, quand "Les Mains de Jeanne-Marie" se clôt sur l'image à embrasser de doigts de prisonnières qu'on fait saigner.


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