jeudi 25 avril 2024

Compte rendu du n°34 de la revue Parade sauvage (partie 4 : oraison à la brune)

Je passe à la revue de l'article de Philippe Rocher sur le sonnet "Oraison du soir". L'article est assez conséquent, 28 pages, mais les articles longs sont légion dans la revue Parade sauvage. Ici, dans la première note de bas de page, Rocher remercie la revue pour sa patience. J'imagine que l'article a été terminé assez tardivement, sans cela on ne s'expliquerait pas ce mot.
La deuxième note salue en les référençant des études consacrées au sonnet "Oraison du soir" auquel Rocher ne pourra renvoyer. Et il insiste sur le fait qu'au minimum l''étude du sonnet "Oraison du soir" occupe une place centrale dans les articles mentionnés. Il est question du livre L'Art de Rimbaud de Murat qui fait exception au principe de la sélection et puis d'études prévisibles que je connais pour la plupart de Murphy et Cornulier, avec une note d'Ascione et Zajdel sur la mousse de la bière qui fait barbe pour un ange aux mains d'un barbier. Il y a aussi un renvoi à un article de l'américain Michael Riffaterre paru dans la revue Parade sauvage. Il n'y a que l'article de Denis Saint-Amand qui m'est inconnu et que je n'ai jamais lu, mais il est vrai qu'un des deux articles de Murphy m'est sans doute moins connu que l'autre.
Le malheur, c'est que Rocher ne cite pas mon importante mise au point dans un article paru dans la revue Rimbaud vivant en 2021, article où j'ai précisé les très nettes réécritures de vers précis de Baudelaire, du poème "Un voyage à Cythère" notamment, et j'ai souligné tout le jeu sur la césure avec la forme "comme un" et ses équivalents dans "Accroupissements" pour renforcer les liens à faire avec Baudelaire dans "Oraison du soir", mais aussi pour mettre "Oraison du soir" dans la continuité zutique du précoce "Accroupissements". Rocher aurait été avisé de citer cette étude qui ne peut que s'harmoniser à toute une partie de son étude. Par exemple, pour le circonstanciel "sous l'air gonflé d'impalpables voilures" Rocher cite le sonnet "La Musique" de Baudelaire, ce qui est très intéressant, mais j'ai montré que le premier quatrain était une réécriture du début du poème "Un voyage à Cythère", donc autant étoffer et citer la référence première qu'est "Un voyage à Cythère". Dans le même ordre d'idées, Rocher dit à deux reprises que l'organisation des rimes est pétrarquiste, c'est moi qui ai balancé ça régulièrement sur le net, dans mes échanges avec des rimbaldiens et dans des articles papier aussi, et surtout je mets ça en lien avec le recueil Philoméla de Catulle Mendès.
Je vais devoir faire un article personnel sur "Oraison du soir" en allant plus loin que ce que j'ai déjà mis en ligne sur ce blog.
J'explique rapidement.
Catulle Mendès était un parnassien en vue dans la décennie 1860, il était l'organisateur avec Ricard des publications du Parnasse contemporain, et bien sûr Mendès et Ricard ont tous deux précédé des poètes comme Verlaine, Coppée, etc., en fait de publication de recueils de poésies. Dans le cas de Mendès, il y a eu le recueil Philoméla en 1863.
Verlaine affectionnait le recueil Philoméla, mais je ne partage pas son jugement. Quand je lis de la poésie du dix-neuvième siècle, je vais à la rencontre d'auteurs que plus personne ne lit aujourd'hui, et que même pratiquement personne n'a lu tout au long du vingtième siècle. Dans ma perception, Mendès ne fait pas partie de ceux qui maîtrisent la prosodie charmeuse et subtile, qui maîtrisent l'expression du sens par le rythme. Les vers de Catulle Mendès n'ont pas de force. En revanche, c'est un calculateur. Dans son recueil Philoméla, Mendès se met au diapason d'une certaine actualité et il se réclame du modèle baudelairien. Il y a de nombreuses imitations, voire emprunts aux Fleurs du Mal dans Philoméla. Bizarrement, Mendès a assez rapidement évolué pour se mettre à l'école de Leconte de Lisle de la fin des années 1860 au milieu des années 1870, comme l'attestent les poèmes envoyés au second et troisième Parnasse contemporain.
Très calculateur, Mendès a aussi adopté des signes de modernité poétique de son époque. Il joue avec les césures dans la continuité de Baudelaire et Banville (qui s'inspirent en réalité du théâtre de Victor Hugo et de quelques poésies de Musset, mais bon...). Il pratique un enjambement de mot, vu ce qu'il s'est passé en 1861 avec "La Reine Omphale" de Banville et Mme Blanchecotte. Mais surtout, il va revenir sur la pratique du sonnet à partir de combinaisons rimiques qui ne correspondront plus au double standard hérité des poètes de La Pléaide. Pour rappel, le sizain des sonnets a soit la forme régulière d'un sizain AAB CCB, soit la forme légèrement altérée AAB CBC, la remontée de la rime principale B en avant-dernière position étant comparable au cas du retournement de module dans les quatrains à rimes embrassées : ABBA. C'est ce modèle AAB CBC qui s'est imposé comme le plus classique pour les sonnets et les poètes n'identifiaient pas la référence au sizain, pas même Banville dans son traité en cours de parution fin 1871, début 1872.
Dans un recueil anonyme, Avril, mai, juin Mérat et Valade ont publié quasi en même temps que Mendès un recueil où les sonnets ont plein d'organisations excentriques des rimes, ils sont même allés plus loin que Mendès. Toutefois, Mendès a eu l'habileté de pratiquer sur les tercets l'alternance sur deux rimes ABA BAB qui correspond à un modèle pétrarquiste inconnu de la tradition française, et Mendès a tout simplement repéré ce modèle dans un sonnet de Charles Nodier mis en valeur par l'anthologie Les Poètes français de Crépet parue en 1862, anthologie bien connue sans doute de Rimbaud. Notez qu'il y figure le poème "L'Ange et l'enfant" de Jean Reboul avec une notice qui parle de la révélation dramatique du dernier vers. Enfin, bref !
Donc, Mendès a une forme à exhiber comme une signature personnelle, même s'il la tient de feu Charles Nodier et il va l'étaler en l'exploitant à plusieurs reprises dans son recueil Philoméla, et surtout il va avoir l'intelligence de placer en tête de cette série de sonnets un sonnet corrompu où le dernier vers n'a pas de rime, mais un effet très lointain d'assonance.
Puis, Mendès s'est créé une forme, et là encore il a procédé intelligemment. Pétrarque et Dante sont les deux grands poètes de la Renaissance italienne, et donc Mendès a repris les tercets sur deux rimes à Pétrarque, mais il s'est inspiré aussi de La Divine Comédie qui n'est pas composée en tercets, mais en immenses tierces rimes (on parle de terza rima tant la référence italienne s'impose). Et Mendès a inventé la tierce rime en treize vers et deux rimes, ce qu'il dit explicitement dans l'un des poèmes de Philoméla ("Canidie").
Remarquez que le sonnet en quatorze vers se rapproche de la dimension de la tierce rime satanique de Mendès, satanique parce que le duo de rimes tombe sur le nombre maléfique treize. D'ailleurs, le sonnet où le dernier vers ne rime pas ("Calonice") fait allusion à la terza rima puisque le sonnet arrête de rimer au-delà du treizième vers. Mendès n'est pas un grand poète, mais force est de constater qu'il a eu des idées d'élaboration très ingénieuses pour son premier recueil censé le lancer. Il a eu des idées à même de servir ses ambitions de reconnaissance littéraire, même s'il lui manquait le don naturel.
Il y a d'autres choses à dire sur ses organisations de rimes dans son recueil, d'autres choses à dire parfois aussi sur le contenu. Le poème "Le Rossignol" a sans doute marqué l'auteur des Poèmes saturniens et il a une certaine qualité de mise en récit fantastique. D'ailleurs, je l'ai déjà démontré, mais le poème "Crépuscule du soir mystique" qui est le seul des débuts de Verlaine que personne ne renvoie à un modèle est en réalité une démarcation de la terza rima sur deux rimes en treize vers.
.La forme de la terza rima n'intéresse pas l'analyse rimbaldienne, encore que le poème "L'Angelot maudit" tout en distiques suppose peut-être une dévaluation de la terza rima que l'auteur de La Comédie enfantine a bien dû adopter pour traduire L'Enfer de Dante.
Mais donc Rimbaud a repris le mode pétrarquiste dans les tercets de "Oraison du soir" et deux "Immondes", deux "Immondes" qui forment une série avec une parodie d'Albert Mérat, un autre ennemi personnel de Rimbaud. Et le poème "Le Sonnet du Trou du Cul" a fini par voisiner avec le poème en trois quatrains d'octosyllabes "Vu à Rome" qui épingle Léon Dierx et fait passer l'adjectif précieux "écarlatine" à la rime, ce que Rimbaud a repris à une rime d'un octosyllabe du recueil Philoméla, Mendès affectionnant aussi "purpurine" et évoquant plusieurs fois la luxure liée à la couleur charnelle ou lippue du rouge.
Et vous me direz, et alors, si ce n'est que ce moule pétrarquiste que Rimbaud a repris, quel intérêt ?
Vous allez voir ! et vous allez, j'espère, comprendre ! Mendès se met dans Philoméla à l'école de Baudelaire. Le prologue et l'épilogue du recueil sont tous deux en tierces rimes sataniques. Il est question plusieurs fois de damnation, de damnation nocturne notamment, de damnation par l'amour sensuel des femmes. Il y a même un poème en vers courts qui est tout en recherche d'expressivité érotique exacerbée, etc. Je rappelle que quand lors de l'affaire de Bruxelles, le sonnet inversé "Le Bon disciple" a été saisi, que dans le présent Parade sauvage Bardel fait une lecture sur le mode "Le Bon Disciple" de "Being Beauteous" et je vais bientôt en parler, et le poème "Barbare" est de cet ordre-là, j'en ai déjà fait la lecture argumentée.
Le poème baudelairien capital pour "Accroupissements" et "Oraison du soir", c'est précisément "Un voyage à Cythère". Et si le titre "Oraison du soir" a une forte résonance baudelairienne, genre "Harmonie du soir", Mendès s'est mis à cette école. Il publie des titres intitulés "Soirs moroses", "Hespérus", et notez qu'imitant la tierce rime satanique de Mendès Verlaine appelle son poème "Crépuscule du soir mystique".
Cela ne s'arrête pas là. Dans "Un voyage à Cythère", il y a une idée de chevelure à laquelle on compare les voiles et cordages d'un bateau, cette image vient d'au moins Victor Hugo avec les Orientales, et elle revient abondamment dans Les Fleurs du Mal, et Mendès va souvent parler de chevelure aussi. Cet aspect n'est pas présent dans "Oraison du soir", mais il l'est dans "Les Chercheuses de poux".
Et là je reviens un peu à des idées présentes dans l'article de Rocher. Il voit un lien entre "Oraison du soir" : "Je vis assis" et "Les Assis", il voit une mention d'oraison dans "Chant de guerre Parisien", et donc Rochjer voit une forte continuité interne qui rassemble "Accroupissements", "Mes petites amoureuses", "Chant de guerre Parisien" et "Les Assis", et je suis plutôt bien d'accord avec ça. Et Rocher relève également que le verbe "asseoir" résonne d'importance au début des "Chercheuses de poux" : "Elles assoient l'enfant...", attaque du deuxième quatrain contre "Je vis assis..." Moi qui lie "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux" à Mendès, je ne manque pas d'insister sur cette ressemblance, avec dans les deux cas une imposition d'être assis par soit le barbier soit les deux soeurs, et sans qu'une rébellion ne soit formulée à ce sujet non plus.
Après le "Prologue", le premier poème de Philoméla n'est autre que "Les Fils des anges" qui contient des vers brûlants et des rimes en "-ure" qui complètent "Un voyage à Cythère" de Baudelaire et "Le Jugement de Chérubin" (rime "voilure/"chevelure") de Mendès. Et je vous laisse apprécier la citation suivante en particulier : "Quels étaient ces baisers chauds comme des brûlures..."
Et le poème parle d'anges descendus sur la Terre pour féconder les femmes du monde terrestre au grand désarroi des hommes qui font un procès de leurs compagnes. On est un peu dans l'ange qui pisse sur les fleurs avec leur assentiment finalement. D'ailleurs, plusieurs poèmes de Mendès jouent avec l'idée de coeur qui se vide, etc. Je vais la faire l'étude qui montre que "Oraison du soir" est lié à Mendès et j'ai aussi des entrevers du type "Gambier / Aux dents" à citer. J'ai aussi l'idée de la brune, du colombier. Bref, j'ai du matériau pour justifier l'importance de Mendès à la lecture de "Oraison du soir" derrière celle évidente du Baudelaire de "Un voyage à Cythère". J'ai aussi des poèmes où Mendès chante à travers un personnage féminin le désir de vivre allongé endormi, etc.
Notons qu'à cette aune le "Je" du poème n'est plus nécessairement une figure provocatrice dans laquelle reconnaître Rimbaud.
Rocher développe une lecture où on note le grotesque, le trivial, l'attitude blasphématoire, mais cette lecture suppose une relative identification du "Je" du poème à l'auteur Rimbaud qui assumerait, alors qu'en introduisant la référence à Mendès, sans que le blasphématoire ne se dissipe, il y a un propos satirique qui commence à faire poindre le bout de son nez.
Après, la lecture de Rocher reste très intéressante avec toujours autant de jeux de mots à partir du poème dont on ne peut bien sûr affirmer qu'ils aient été pensé par Rimbaud : par exemple, la lecture avec liaison "Je vise assis" pour "Je vis assis" qui j'oserais presque dire est savoureuse quand on songe à la chute du sonnet. Je n'ai pas très bien compris l'attaque de l'étude qui fait des allusions nombreuses à Rabelais. Il faut dire que là encore je lis les articles assez vite et qu'il me faudra y revenir pour bien les maîtriser et comprendre.
Désormais, il me reste à parler de l'étude de "Being Beauteous" par Alain Bardel, je ne vais pas lui tomber dessus, loin de là, mais je développerai une idée de recentrage de l'intérêt de la lecture obscène face à la religion. Après, il y a l'article d'Antoine Nicolle, mais je m'en défie désormais.
Je finirai par les deux articles de Chambon et Cavallaro d'une façon ou d'une autre. Bref, ça diminue, j'aurai fait tout le compte rendu en une semaine et demi.
Et cerise sur le gâteau, je vous offre des intermèdes entre-temps, deux ou trois aujourd'hui avant cette partie 4 du compte rendu. Je vous prépare d'autres trucs, notamment sur la rime "anges"/"étranges". Le dossier est en train de se constituer.

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