mardi 9 avril 2024

Lecture d'ensemble d'Une saison en enfer (partie 1 sur 3)

Rimbaud a composé Une saison en enfer quand il avait dix-huit ans et demi (avril-août 1873), puisque né le 20 octobre 1854, il a eu précisément dix-huit ans et demi le 20 avril 1873. Et l'ensemble de sa poésie est associée à son adolescence, puisque de la fin de l'année 1869 à la fin de l'année 1874, son histoire poétique va de ses quinze ans à ses vingt ans. Et dans "Roman", le vers : "On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans !" est souvent assimilé abusivement à un regard sur soi du poète adolescent. Rimbaud serait l'exemple du poète adolescent vivant sa crise rebelle, un cas unique dans la littérature.
Pourtant, tout cela est un leurre. Dans sa poésie, Rimbaud oppose plutôt la catégorie de l'enfant à la catégorie adulte. Rimbaud n'identifie pas sa révolte poétique à une crise d'adolescence. Il s'agit simplement d'un écrivain précoce, mais l'âge auquel il écrit ne permet pas de présupposer une lecture particulière de la révolte qu'il exprime. Au contraire, la remise en cause du discours rimbaldien suppose un changement à vie, pas l'amélioration du vécu temporaire de l'adolescence, même si le sujet de la préoccupation du sexe chez l'adolescent est occasionnellement soulevée. Rimbaud ne pense pas du tout l'adolescence selon les billevesées des discours psychanalytiques et freudiens. Non seulement, il s'agit d'un regard psychiatrique anachronique, mais de toute façon c'est une déformation du vingtième siècle que d'imaginer les adolescents comme ayant une crise maladive à gérer à partir d'une caricature des quelques configurations à problèmes.
Un autre leurre vient de la relation que Rimbaud a eue avec Verlaine. Car Rimbaud ne fait à aucun moment transparaître dans son écriture l'idéologie actuelle d'origine commerçante et américaine du transgenre. La défense de l'homosexualité chez Rimbaud ne va pas au-delà de l'appel à un indispensable respect de la vie privée. Il ne manifeste aucune croyance particulière sur l'homosexualité. Quand Rimbaud parle de "nouvel amour", son propos est d'un tout autre ordre de compréhension : il s'oppose tout simplement au conditionnement moral de l'amour à son époque, avec la subordination religieuse en ligne de mire.
En 1873, le livre Une saison en enfer est une dénonciation de la morale ambiante de son époque, et une attaque en règle de la conception chrétienne de l'amour désignée sous son nom de vertu théologale :  la charité, nous n'avons pas du tout affaire à une revendication adolescente d'un monde autre. D'ailleurs, la dénonciation s'accompagne d'une autocritique des excès de la démarche de révolte. Ce n'est pas un ouvrage où le poète dresse un portrait de l'adolescent en révolte, puisque, même s'il se compare à tout fils de famille, il parle d'une révolte individuelle et solitaire, ce n'est pas non plus l'expression d'une révolte singulière face au monde, car l'ouvrage passe son temps à détricoter les abus du conditionnement d'une pensée pour une société donnée.

La prose liminaire tend à définir le propos du poète dans son livre. Malheureusement, ce propos a été mal analysé par l'écrasante majorité des rimbaldiens, et le contresens qui en résulte fait désespérément consensus.
Pourtant, le propos est très clair. Le poète n'affirme pas l'existence du festin ancien tout de concorde, ce qu'exprime très clairement la modalisation de réserve bien mise en tête de phrase avec une forte valeur de désamorçage anticipatoire : "si je me souviens bien". Rimbaud n'a pas écrit : "Jadis, ma vie était un festin... si je me souviens bien", il a écrit : "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin..." Le procédé de mise en garde est des plus évidents.. Dire que ce festin est une représentation imagée de l'enfance est un contresens patent. Cette lecture fait pourtant consensus parmi les rimbaldiens : Vaillant, Bataillé, etc.
Rimbaud pose aussi clairement qu'il s'est mis à réfléchir sur son sort afin d'éviter le "dernier couac". Il s'agit donc bien d'un livre pour refuser l'impasse de la mort, et non d'un livre de quête d'une forme de charité. La charité est rejetée en tant que mensonge qui prône l'accès à une éternité assurée face au risque représenté par la mort. La charité est la solution chrétienne pour ne pas mourir, ce que le poète récuse. Le poète est entre les mains de Satan, autrement dit il est conscient d'être de mauvais sang de toute éternité, et il rejette la charité comme mensonge comme à la fin de "Adieu" il se dit que "la charité" pourrait être "sœur de la mort", ce qui fait écho en passant au poème de juin 1871 : "Les Sœurs de charité", et ce qui suppose aussi un décalage par rapport au discours chrétien où la mort et la charité peuvent aller de pair, puisque, grâce à la charité, la mort ne doit pas faire peur. La coordination où la mort est l'exercice suprême de la charité n'est pas concevable pour le poète de mauvais sang. Mais Satan veut lui aussi la mort du poète et cela peut créer des effets étranges à la lecture. Par exemple : "manquer du courage d'aimer la mort", est-ce une pensée chrétienne ou un dévouement à la sollicitation satanique ? Le poème "L'Eclair" montrera qu'il est désormais question de se révolter contre la mort, ce qui sera à la fois échapper à l'injonction de Satan, mais aussi à un enfer programmé par la parole de l'Ecclésiaste moderne.
Quand, dans "Vierge folle", il est question de "charité ensorcelée", il est bien sûr question ironiquement d'une forme dévoyée de charité chrétienne. Et dans "Mauvais sang", la "charité merveilleuse" désigne avec ironie la charité chrétienne. Et à la fin de "Adieu", si la charité est envisagée comme sœur de la mort par le poète, c'est un procès de non-efficience des pouvoirs de la charité sur son cas personnel.
Dans "L'Eclair", en même temps que le poète se révolte contre la mort, il envisage la perte de l'éternité. Il y a donc entre les lignes un point subtil : il faut distinguer la peur de la mort comme fin d'un espoir d'éternité, et la mort comme terme trop rapide à la vie, ce qui n'est pas la même chose au plan dialectique. Rimbaud joue partiellement sur la confusion des deux plans dialectiques, par le fait qu'il n'y a qu'une seule mort face aux deux dialectiques : mort / éternité ou mort / vie. L'éternité est peut-être perdue, mais ne maudissons par la vie tout de même, c'est la voie moyenne qui se dessine lors de sa sortie de l'enfer.
Et Rimbaud avoue alors l'illusion d'un concept de nouvel amour transcendant comme pouvait l'être le concept de charité chrétienne.
En dédiant son œuvre à Satan, Rimbaud confirme qu'il est question d'un rejet de la société chrétienne, et l'idée d'absence des "facultés descriptives ou instructives" correspond à un rejet de la prétention à maîtriser la compréhension d'un ordre établi et lisible de ce monde, ce qui fait écho à l'idée de chercher un nouveau devoir en admettant l'amertume d'une réalité rugueuse telle qu'elle. Il s'agit d'un rejet de deux injonctions : le rejet de l'injonction à adhérer à une fiction d'un ordre moral du monde, et ce rejet se double d'un rejet de la mort, ce qui pour le coup met à mal également l'ascendant satanique sur le poète. Et, entre les lignes, vu que Satan veut pousser à mourir, la réponse de Rimbaud n'est pas dépourvue d'à propos. Le poète s'est dit dans "L'Eclair" que l'éternité était perdue pour lui. Il se révolte contre la mort immédiate, mais il vivra sa vie et finira de toute façon par mourir, d'où le constat que le cadre d'abandon à Satan n'éclate pas réellement, même si le poète s'annonce foncièrement désobéissant. Dans "Nuit de l'enfer", Satan s'impatientait : "Satan qui dit que ma colère est extrêmement sotte". En réalité, Rimbaud dit à Satan que l'accélération ou non de sa mise à mort n'a aucune espèce d'importance métaphysique. Cela ne change rien à la fin du mythe du salut éternel par le christianisme de toute façon.
Les bases étant posées dans la prose liminaire, passons à la lecture des différents chapitres du récit.
Dans "Mauvais sang", Rimbaud raconte une origine de maudit sur plusieurs siècles. Comme modèle le plus proche, il faut citer le livre La Sorcière de Michelet. En effet, le portrait de la sorcière chez Michelet transcende les siècles et résume la figure et l'évolution de la révolte des laissés-pour-compte, du moins du côté des femmes, face au conditionnement chrétien. Rimbaud fait allusion à la figure de la sorcière dans "Mauvais sang", et il décrit précisément la figure de celui qui ne résout pas à se considérer comme chrétien.
Rimbaud contextualise son propos en s'identifiant à une société post révolutionnaire, il mentionne la disparition de l'Ancien Régime et l'avènement de la déclaration des droits de l'homme, ce qui permet d'ailleurs d'éviter de parler des constitutions et chartes de son époque, puisqu'en 1873 la Troisième République n'a encore aucune constitution déterminée et que le pays a connu divers régimes monarchiques et impériaux, prenant acte du changement révolutionnaire, mais sans correspondre à un avènement d'un âge démocratique. Avec la répression de la Commune, Rimbaud et Verlaine sont également défiants à l'égard de la naissante République : ils ne l'identifient pas à un régime de démocratie directe !
Le rapport à l'Histoire a là encore piégé les lecteurs. Rimbaud ne se projette pas dans l'Histoire elle-même, mais dans l'enseignement de l'Histoire propre à son époque. Il s'identifie à un gaulois, non pas pour prendre position dans un débat opposant deux clans politiquement où il s'agit de choisir entre l'une ou l'autre interprétation historique, alternative binaire, mais il s'identifie à un gaulois pour montrer que les livres qui lui parviennent ne cachent pas le problème insoluble derrière leurs orientations édifiantes. Rimbaud parle de l'histoire de France comme souvenir, donc il parle bien du conditionnement culturel forcé qu'il subit. Il était gaulois, il est devenu un bon français chrétien du dix-neuvième ou un bon français qui, s'il n'est pas très religieux, a au moins en lui une idéologie du progrès qui consiste à ce que le discours chrétien soit intériorisé par l'individu, quel que soit le mépris ou non pour l'Eglise. L'idéologie du progrès véhiculait un message chrétien laïcisé. C'est un discours tenu par l'anticlérical Quinet par exemple. Il va de soi par ailleurs que l'école fait le compromis entre les tenants de la religion et les tenants d'un monde post révolutionnaire. C'est ce plan de compromission des récits historiques que le poète prend ici à bras-le-corps. La religion et l'idéologie du progrès vont tous les deux subir sa critique incisive, en tant que deux faces faussement contradictoires d'un même enrégimentement, puisque comme le dit Rimbaud "on a tout repris".
Rimbaud va se dresser contre le modèle bicéphale de son époque. Il n'exprime pas une colère d'adolescent en crise. Il se met du côté des rebelles. Un aspect étonnant, c'est que le poète prend la peine d'expliquer qu'il n'a jamais commis de crime : "moi je suis intact", "je n'ai point fait le mal" et à propos de son admiration pour le "forçat intraitable" le poète ne se définit par comme un enfant sur les routes, ce qu'il fera dans "L'Impossible" ou "Matin", mais il définit clairement un rapport livresque à la réalité. Il admirait la littérature sur les hommes en rupture de ban, et quand il se voit en enfant errant on comprend que si cela est présenté comme du vécu et concerne effectivement une certaine réalité des fugues il s'agit d'un plan de prolongement littéraire d'identification aux enfants vagabonds des livres de son enfance. En clair, Rimbaud active des problématiques littéraires de son époque, alors que les analyses rimbaldiennes font du récit un acte singulier, individuel. Oui, la révolte exprimée est nécessairement individuelle et solitaire, mais le récit s'ancre dans des problématiques littéraires d'époque. C'est les livres de cette époque qui fournissent le portrait du marginal de mauvais sang, le portrait du forçat intraitable et le portrait de l'enfant livré à lui-même et vagabond en rupture de ban, ce qui impose de lire "Mauvais sang" comme une réponse d'individu à des problématiques sociales littéraires d'époque. Et n'oublions pas que les ouvrages d'époque apportaient des réponses réparatrices d'auteurs qui sans doute ne convenaient pas à l'enfant Rimbaud lecteur. Il y a un écart entre les personnages qu'on admire à un moment donné de la lecture et les conclusions des romans par exemple.
"Mauvais sang" est un écrit de refus que la morale de l'histoire soit de se rabattre sur un prestige de l'appartenance à la "vie française" et il est clair que le conditionnement chrétien d'époque est ciblé. Il est affligeant que les rimbaldiens se permettent de douter que "outils" soit une coquille pour le mot "autels" clairement attesté sur l'état manuscrit du texte correspondant. Il y a un déficit de lecture évident de leur part.
"Mauvais sang" raconte très clairement un refus de rentrer dans le rang, alors même que, par pression, un retour au discours chrétien a fait un temps son effet sur l'individu poète.
"Nuit de l'enfer" est l'expression pourtant d'une peur des suites de la rébellion définitive. Et c'est ici que l'enfer commence véritablement. Le poète se disait gaulois, mais il avait été baptisé par ses parents et ne connaissait pas d'autre horizon au monde que le christianisme. En revanche, il a essayé de s'échapper et, repris, son effort de réintégration sociale a tourné court, et c'est à partir de ce moment-là, où il rejette les "autels" (et non les outils) et le "sentier de l'honneur" que l'enfer peut rouler dans ses yeux et définitivement l'arrimer à Satan. Et dans le glissement, notons que Satan n'entre en scène qu'à partir de "Nuit de l'enfer", puisqu'avant le poète se disait gaulois, jouait à se mettre en-dehors de la loi de son baptême. A la fin de "Mauvais sang", le poète ne peut plus jouer à cela, il est définitivement pris dans la dialectique charité et damnation de la religion chrétienne. Il n'est plus possible pour lui de quitter le christianisme en disant avoir toujours été gaulois.
Le récit de "Nuit de l'enfer" est encadré par des répétitions où nous passons de la bénédiction du poison à son rejet comme malédiction. En clair, après le refus de la conversion chrétienne dans "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer" fait le récit d'un rejet de la chute en enfer.
Le poète parle plusieurs fois du point de vue d'une repentance de chrétien, avec des déformations sacrilèges parfois ou non. Ce poison pose un problème d'identification du référent derrière la métaphore. La grande idée, c'est que ce poison c'est l'appel à la mort opéré par Satan, mais pas une mort où s'exerce la charité, une mort de refus de la vie française, sentier de l'honneur. Et "Nuit de l'enfer" ne raconte pas la chute, mais au contraire la résistance à cette chute, ce que prouve l'intervention de Satan qui dénonce la colère du poète comme sotte.
Une difficulté de lecture vient donc de l'étendue que nous pouvons offrir à la portée de certaines phrases. La deuxième phrase de "Nuit de l'enfer" est la phrase nominale : "Trois fois béni soit le conseil qui m'est arrivé !" Le poète se félicite d'avoir absorbé une goulue gorgée de poison. A la lumière d'une telle phrase, nous apprécions le masochisme du poète exprimant les sensations de torture : "Les entrailles me brûlent" ou "La violence du venin tord mes membres", etc. Puis, il est question de reprocher aux parents le baptême, donc cela confirmerait l'idée de prendre du poison comme bénédiction, sauf que ce reproche d'avoir été baptisé consiste à dire que celui qui veut se mutiler est bien damné. Et cela est clairement identifié à un malheur, donc le contraire d'une bénédiction. Ceci dit, le paragraphe se termine par une confirmation que le fait de prendre du poison est une bénédiction. Le poète n'est pas masochiste au point d'apprécier les douleurs, mais le poison avec son épreuve désagréable est béni en tant que libération par la mort : "que je tombe au néant [...]".
Et, c'est là qu'intervient Satan en demandant au poète de se taire. C'est intéressant comme disjonction. En principe, Satan veut que le poète gagne la mort, et le crime fait partie des attentes de Satan. Et pourtant, comme dans la prose liminaire, il s'emporte contre les propos du poète, ce qui suppose qu'il y a un écart à identifier. Satan ne dit pas au poète de renoncer au crime et à tomber dans le néant, il lui demande de se taire, donc ce qui ne va pas pour Satan c'est la thèse soutenue par le poète dans le paragraphe sur le reproche fait aux parents de l'avoir baptisé, discours où il est question de rester innocent en tant que païen et de se préserver de la damnation. Certes, nous avons une mention "les délices de la damnation" qui jette de la confusion dans l'esprit du lecteur, mais la thèse explicitement développée par le poète suppose bien de lire avec ironie le mot "délices".
Rimbaud répond un brutal "Assez !" à la parole rapportée de Satan, ce qui fait écho à l'emploi de l'adverbe contraire "trop" au sujet des "pavots" dans la prose liminaire : "Ah ! j'en ai trop pris."
Il y a un coup d'arrêt qui est mis au harcèlement de la volonté satanique. A partir de ce moment, sur une longue suite de paragraphes, "Nuit de l'enfer" témoigne de tentatives ratées du poète pour se réclamer des valeurs attendues du baptême : "je tiens la vérité", "je vois la justice", "jugement sain et arrêté", "perfection", ce qui se double d'appels à l'aide au Seigneur. Face à cela, Satan ne supposerait pas un sens particulier à donner au monde, il serait clairement du côté d'une absence de cohérence pour les facultés descriptives ou instructives. Satan n'oppose pas une autre vérité, il est un simple refus de toute vérité. Et le simple fait que le poète suppose une hiérarchie des valeurs où le refus d'un désir de vérité est puni le fait échapper à l'injonction de dissolution infernale satanique. Et c'est ainsi qu'insensiblement le long des paragraphes égrenés le poison embrassé devient maudit, et le poison comme baiser maudit est donc un point d'inversion par rapport à "Adieu" où il faut que le poète sache embrasser la réalité rugueuse telle qu'elle est. IL y a une double opposition qui se dessine, le poète a préalablement rejeté l'idée d'embrasser le goulot des bouteilles de vin du festin chrétien, il récuser le baiser goulu de la gorgée de poison, et revient à une réalité rugueuse qu'il méconnaissait dans ses atermoiements au sein d'une dialectique Dieu-Satan.

Prochaine partie : les Délires et le sentiment de l'Impossible.
Partie finale : la sortie de l'enfer L'Eclair, Matin, Adieu.

Il y a une continuité à traiter entre "L'Impossible" et "L'Eclair", mais je suis amené à faire un choix de découpage.

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