vendredi 5 avril 2024

Retour sur l'article "Logique de la damnation dans Une saison en enfer" d'Henri Scepi.

En 2009, Steve Murphy a dirigé un volume collectif en liaison avec le programme officiel de l'agrégation pour l'année 2010, il s'agit du livre Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer de Rimbaud, paru aux Presses universitaires de Rennes. Une moitié des articles sont consacrés à Une saison en enfer, et il s'agit du meilleur ouvrage collectif sur Une saison en enfer qui ait jamais été édité. Il existe un certain nombre d'ouvrages de référence qui sont le fait d'un seul auteur, il existe des articles épars dans diverses revues, mais pour le bien du portefeuille de celui qui veut se faire une collection de réflexions pointues sur l'unique livre mené à peu près à terme par Rimbaud il existe des ouvrages collectifs spécialement consacrés à l'étude d'Une saison en enfer. On cite souvent le volume Dix études sur Une saison en enfer, qui réunit les actes d'un colloque du centenaire de la mort de Rimbaud, vu qu'il était un peu un cas isolé d'ouvrage sur la Saison à son époque. Or, plusieurs volumes collectifs sur Une saison en enfer ont vu le jour ces quinze dernières années, et celui de Murphy en 2009 est le plus important, même si Murphy lui-même n'a pas proposé d'article majeur sur Une saison en enfer. Ce volume est dominé par mon article "Les ébauches du livre Une saison en enfer" qui a apporté la révélation de coquille "outils" pour "autels", mais pas seulement. Il offre un cas rare d'intervention dans les études rimbaldiennes de Pierre Laforgue, lequel a écrit des études majeures sur Victor Hugo et aussi sur Charles Baudelaire. Il contient l'article de Laurent Zimmermann qui a eu un rôle décisif, mais méconnu du coup, sur la remise en cause de l'identification du poison de "Nuit de l'enfer" au baptême, ce qui n'est pas rien. Il y a enfin l'article dont je vais rendre compte "Logique de la damnation dans Une saison en enfer" d'Henri Scepi. Il y a d'autres articles qui ont un certain : celui d'Alain Vaillant : "L'art de l'ellipse[,] argumentation et implicite dans Une saison en enfer", autrement intéressant que son livre désastreux paru en 2023, celui de Michel Murat : "L'histoire d'une de mes folies", l'article de Murphy n'est pas inutile non plus "Une saison en purgatoire (petite dose d'anti-mythes rimbaldologiques)", même s'il reste sur un axe de réflexions qui sont de simple approche préliminaire du texte. L'article d'Yves Vadé dont le titre cite "Tenir le pas gagné" a un relatif intérêt également. Celui de Kliebenstein, je devrai le relire. L'article de Jean-Pierre Bertrand est déjà plus faible avec un discours absurde du genre "si j'avais une clef pour comprendre le texte, il ne mériterait pas d'être lu", mais ça reste une lecture à laquelle se confronter. Après, les articles vraiment faibles sont ceux de Yann Frémy et surtout de Vincent Vivès.
La même année, pour le même concours de l'Agrégation, Henri Scepi a publié des études dans un ouvrage collectif dirigé par Arnaud Bernadet, publié au CNED, auquel a également participé Bruno Claisse, et Scepi y reprend telle quelle, comme si elle allait de soi, l'idée de la césure après la quatrième syllabe de "Larme", signe qu'il était attentif à ce que je publiais à titre privé sur des forums internet aujourd'hui disparu (poetes.com, mais en 2009 mag4.net).
Dans son article "Logique de la damnation dans Une saison en enfer", Scepi fait une lecture du "souvenir" qui converge avec la mienne et il développe une lecture de critique de l'illusion qui est en phase et avec ma lecture et avec la lecture de Bruno Claisse.
Donc, dans l'article de Scepi de 2009, à propos du premier alinéa : "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin...", il écrit ceci (page 230) :
[...] Dès l'ouverture du prologue, l'incise modalisante "si je me souviens bien" introduit le doute dans le champ d'une rétrospection solennelle qui tend à magnifier un passé recomposé - tout se passant comme i le narrateur voulait suggérer que la parabole du festin peut n'être rien d'autre qu'une image figée, c'est-à-dire un adjuvant rhétorique vide de sens, seulement destiné à dresser in limine un cadre d'intelligibilité et à offrir un point d'appui à la lecture.  [...]
Vous avez la preuve que ma lecture du prologue est partagée par d'autres rimbaldiens. Bardel, Vaillant, Bataillé, Brunel, Molino, etc., ont des lectures nettement erronées de ce premier alinéa. Je ne suis pas le seul à faire contrepoids, il y a Margaret Davies, Yoshikazu Nakaji en 1987 (mais pas après à cause de l'influence de Molino), normalement Bruno Claisse, il y a eu Frémy qui a repris ma lecture telle quelle lors d'une lecture "linéaire" faite à la radio.
Remarquez que Scepi précise bien, comme je l'ai fait tout récemment sans avoir le texte de Scepi, à l'esprit, que le "festin" est une sorte de coquille vide de sens pour avoir un point d'appui. Dans un article récent, qui fut un des moins lus, j'ai parlé de l'hérésie de l'enseignement scolaire du schéma narratif et j'ai trouvé ça en force en tant que modèle-repoussoir pour comprendre Une saison en enfer. J'ai tout simplement expliqué qu'il n'y avait pas de situation initiale type du schéma narratif dans Une saison en enfer. Il n'y en a pas au début de "Mauvais sang" qui expose d'emblée le problème à résoudre. La situation initiale se confond avec l'expression du nœud de l'intrigue. Mais à tout prendre, le premier alinéa est un petit peu la situation initiale. Et, avec une intelligence dont je ne suis pas peu fier, j'ai expliqué que la situation initiale minimale du premier alinéa n'existait même pas réellement. On est exactement dans la note de ce que Scepi appelle un "point d'appui" "vide de sens". C'est génial, non ? Vous commencez à comprendre ce que c'est qu'une lecture intelligente d'Une saison en enfer ? Scepi n'est pas un des rimbaldiens les plus connus, parce qu'il n'est pas tellement dans les grandes élucidations du sens de poèmes hermétiques, mais ces articles sont très fins, très intelligents, la plupart du temps, et vous voyez qu'il touche à cette excellence de lecture qui le rapproche de moi ou de Claisse. Tout n'est pas fiable dans la lecture de Claisse, mais en gros les lectures les plus fines de la prose liminaire et de "Mauvais sang" viennent de moi, Scepi et Claisse. Et on voit bien que ça marche et que ça dépasse les lectures limitées et contradictoires des autres intervenants.
Et Scepi dit aussi ce que je dis sur le problème des souvenirs de l'histoire de France (page 232-233) :
[...] Ce qui est manifestement en cause dans cette opacification singulière qui rend le sujet aveugle à lui-même et à ses origines, mythiques ou réelles, c'est bien sûr la notion d' "histoire". La France est une histoire qui se forge et se perpétue dans des livres d'histoire, c'est-à-dire dans l'espace partagé d'un grand récit comportant une iconographie, un code, une religion, une éthique. De là découlent des types, des stéréotypes, des mythes devenus vignettes, bref toute une imagerie convenue transformée par la mémoire collective en croyances identitaires. C'est pourquoi, se rappelant "l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise", le locuteur retraverse le champ imagé d'une culture normée qui se reconfigure par adjonction successive de vues et de clichés. [...]
Cette lecture-là, c'était déjà la mienne à l'époque, elle transparaît d'ailleurs si pas dans l'article "Les ébauches du livre Une saison en enfer", dans le volume collectif paru quelques mois plus tard avec mon article : "Trouver son sens au livre Une saison en enfer". Je développais déjà cela sur les forums internet. Quant à la lecture de la prose liminaire sur la fausseté du souvenir, je l'ai publiée dans la revue Parade sauvage dès 2005 ou 2006.
Ce que je développe, c'est que quand Rimbaud (sous-entendu sa figuration poétique) dit qu'il ne se souvient pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme, l'horizon du souvenir est fixé par le cadre de ses lectures historiographiques d'époque. Le souvenir, c'est le fruit de l'éducation par les livres. Le souvenir du festin, c'est l'éducation chrétienne qui dit que nous sommes en ce monde pour retourner à Dieu, ce qui suppose un festin antérieur à notre naissance, et le poète Rimbaud n'a pas vécu en tant que tels les siècles passés, donc quand il parle de souvenir il parle de la culture qu'on lui a inculquée. Avec des mots très différents et plus concrets, je dis la même chose que Scepi ici dans un langage plus universitaire, plus technique. J'ai une préférence nette pour ma façon de m'exprimer qui est plus dans l'axe immédiat de compréhension du texte de Rimbaud.
Il est temps de traiter maintenant de cette "logique de la damnation" selon Scepi.
Au début de son article, Scepi rappelle la source romantique de ce motif de la damnation. Ou plus exactement, il rappelle ce qu'est le modèle romantique, puisque le livre Une saison en enfer n'y correspond pas vraiment.
Voici ce que dit Scepi à la première page de son étude (page 227), je cite même le tout début de l'article :
   La mythologie romantique a élevé la figure du damné - de l'homme voué au mal - au rang d'une instance absoluen dotée d'un héroïsme noir, vengeur et ravageur qui, peu à peu, au gré des épreuves dont il triomphe et s'enivre, acquiert noblesse et légitimité. Qu'elle soit d'inspiration satanique, prométhéenne ou faustienne, cette figure - d'abord symbole de l'exclusion - est de fait promise à une réintégration ; mais c'est au terme d'un combat dont la violence fait voler en éclats l'ordre établi (moral, social, religieux, politique, idéologique...) et instaure, sur les ruines des dogmes anciens, les conditions du positif. Le maudit, l'être réputé perdu au regard de la norme et du bon sens, apparaît comme une incarnation dialectique tout entière soumise à une métaphysique de la rédemption. [...]
Scepi développe ensuite d'autres idées, mais je veux m'arrêter sur ce modèle exhibé. Le damné, figure romantique, est une "instance absolue" du Mal, ce qui ne s'applique pas au damné d'Une saison en enfer, ni l'héroïsme noir rédempteur. Le poète n'impose pas un nouveau régime à un ordre établi qui en sortirait transformé. Il ne s'impose en tant qu'incarnation dialectique d'une métaphysique de la rédemption pour tous, vu que l'issue du conflit lui reste personnelle. Pour moi, Rimbaud ne réécrit pas Faust, il ne donne pas un nouveau Paradis perdu, un nouveau poème "Eloa". Il est plus proche, surtout avec le déploiement historiographique de "Mauvais sang", dans la continuité du livre La Sorcière de Michelet.
Son récit n'a pas une sanction tragique ("Eloa", etc.), et nous ne sommes pas dans une confrontation qui montrerait que le damné n'a pas tous les torts. Le poète dénonce le christianisme, mais demande pardon pour lui-même de s'être nourri de mensonge. C'est encore autre chose en terme de communication idéologique avec le lecteur.
Evidemment, parmi les divergences, il y a le fait que le mythe rédemtpeur du damné chez les romantiques a partie liée avec une apparence de théodicée qui sert à justifier "les mythes humanitaires du progrès". Scepi cite Les Misérables, Pierre Albouy et il cite aussi "L'Homme juste" avec raison et le vers : "Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté" avec la formule : "Je suis maudit, tu sais !...". Il cite toujours à raison le propos de "Paris se repeuple" où le poète prendra "le sanglot des Infâmes, / La haine des Forçats, la clameur des Maudits".
Scepi souligne que Rimbaud est héritier de ce dispositif symbolique, mais qu'il va en user avec prudence et discernement dans Une saison en enfer.
J'ai d'autres citations sur mon carnet de notes, mais j'ai laissé malheureusement passer un peu de temps avant de m'en servir pour produire un article. Ce n'est pas grave, je vais méditer tout ça à nouveaux frais. Je ne sais même plus ce que je voulais dire d'important par-dessus, boah ça reviendra.
L'article de Scepi a aussi l'intérêt de bien fixer la référence au christianisme. A la page 229, Scepi rappelle que l'enfer dont il est question est celui du christianisme avec des preuves indéniables, il écrit ceci :
[...] Excluant ainsi toute intrusion de l'univers mythologique et de l'Hadès païen, Rimbaud situe rigoureusement son propos au centre des discours et des représentations ordonnées à l'axiologie chrétienne [...]
Vous me direz que vous n'apprenez rien, que c'est déjà évident pour vous comme pour tout le monde. Eh non ! Scepi ne dit pas seulement qu'il y a une référence constante au christianisme, il précise qu'il y a une confrontation à l'axiologie chrétienne. Je rappelle que maints lecteurs sont tentés d'identifier la Beauté à une allégorie baudelairienne, au lieu de la voir comme incarnation du Beau chrétien. Je rappelle que plusieurs lecteurs mettent en doute que le festin soit l'origine chrétienne des êtres pour privilégier l'idée d'enfance vécue comme un festin, ou bien pour imaginer la référence païenne ou laïque à Lucrèce ou Gilbert. Je rappelle que, à cause de Jean-Luc Steinmetz et Jean Molino, il y a eu un virage profond des rimbaldiens de la fin des années quatre-vingt au début de la décennie 2010 qui créait un consensus selon lequel la charité dans Une saison en enfer n'était pas la vertu théologale, mais une quête et un espoir de conception personnelle propre à l'ambitieux poète voyant Rimbaud.
Je vais m'arrêter là, je suis désolé, je suis fatigué, je n'arrive pas à penser, je m'inquiétais de perdre mes moyens de faire un compte rendu incisif. Il y aura un autre article sur la logique de la damnation. Pas d'inquiétude, je reprends les mains, et les publications de livres et d'articles sur Rimbaud ne rivalisent pas avec ce que je produis en continu sur ce blog.
J'ai un dernier point à soumettre.
Quand j'étais petit, j'ai connu le dessin animé Rémy sans famille et aussi son adaptation en feuilleton télévisé. Il s'agit d'adaptations du roman Sans famille d'Hector Malot paru en 1877. Ce serait une mention anachronique si je voulais en faire une source aux poésies de Rimbaud, mais en 2023 il y a eu une édition du roman du même auteur Romain Kalbris. Je viens d'en lire la moitié. C'est publié par l'éditeur Archipoche. Je ne tombe pas pour l'instant sur des extraits qui pourraient passer pour des sources sensibles à tel ou tel passage de Rimbaud, mais il y a quand même des échos d'époque qui ressortent. Romain Kalbris est un petit Normand. Il est attiré par la mer, mais pourrait se dire la phrase de "Mauvais sang" : "On ne part pas." Il est rapidement orphelin de père et séparé de sa mère, il va faire certains trajets en vagabond, et manger dans la gamelle d'un chien, etc. Et surtout, il y a un grand modèle littéraire qui est mis en place dans le roman c'est Robinson Crusoe de Daniel Defoe. Il y a un adulte qui veut à un moment éduquer notre jeune héros et qui n'aime pas les livres sauf le roman de Defoe. On rencontre le néologisme robinsonnades dans le roman. Il faut que je reprenne attentivement s'il y a une forme verbale "robinsonner" comme dans le poème "Roman" de Rimbaud. Hector Malot s'inscrit aussi dans la référence aux Misérables de Victor Hugo. En clair, à la lecture de la section 5 de "Mauvais sang" : "Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable..." et à la lecture du motif de l'enfant sur les routes comme au début de "L'Impossible", il ne faut pas seulement enregistrer passivement la référence aux Misérables, il y a une allusion plus large à la littérature pour enfants où il est question de vagabonds en rupture de ban qui a marqué l'esprit de Rimbaud, il y a un vrai sujet littéraire d'époque derrière sur lequel on passe probablement un peu vite, et cela intéresse la représentation du poète en maudit... 
Allez, les autres développements, une prochaine fois...

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