mercredi 17 avril 2024

Charles Nodier, le poète : Rimbaud l'a-t-il jamais lu ?

Charles Nodier est un écrivain un peu particulier dans la mémoire. Il n'est pas étudié dans les classes. Quelques-unes de ses oeuvres ont encore l'honneur d'éditions courantes ou semi-courantes. On peut trouver en édition Folio certains de ces récits : La Fée aux miettes, Jean Sbogar, Trilby ou le lutin d'Argail, Smarra ou les démons de la nuit. Je possède aussi de lui une édition récente  de Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux. Il est certains titres qui m'intriguent dans sa bibliographie : son roman Stella ou les proscrits (à cause de Victor Hugo et du poème "Stella" des Châtiments), les Essais d'un jeune barde, Les Tristes (ou mélanges tirés des tablettes d'un suicidé), Le Vampire (mélodrame), Infernaliana, Essai sur le gaz hydrogène et les divers modes d'éclairage artificiel, Faust (drame de 1828), Mademoiselle de Marsan, Jean-François les bas-bleus (à cause d'une mention dans la sixième des "ariettes oubliées" de Verlaine), Trésors des fèves et fleurs des pois, La Péninsule (contes en vers et en prose), Inès de Las Sierras, et même quelques autres. Il fait partie des contributeurs au collectif Le Diable à Paris dont Rimbaud a revendiqué la lecture en 1870.
Charles Nodier est né en 1780. Il est plus âgé que Lamartine (1790) et Hugo (1802). Nodier a commencé à écrire et même publier à la toute fin du dix-huitième siècle.
Son œuvre poétique est assez mince et de piètre qualité, mais il y a tout de même quelques éléments qui retiennent l'attention et comme il a eu une vie littéraire assez longue nous pouvons aussi distinguer des époques dans sa pratique poétique.
En 1827, sous le titre Poésies diverses, une anthologie de ses poèmes a été publié, mais je n'y ai pas encore eu accès. En 1829, il y a eu une deuxième édition augmentée des Poésies diverses que je me suis procurée à partir du site Gallica de la BNF. Il faut compléter cette anthologie par la collection de pièces ultérieures, notamment les "Stances à Musset" qui ont eu une réponse de l'intéressé.
En 1862, Eugène Crépet a publié une anthologie Les Poètes français en quatre volumes, anthologie que Rimbaud a plus que probablement connue, d'autant que Charles Baudelaire en personne y rédigeait la notice pour introduire à une sélection de poèmes de Marceline Desbordes-Valmore. Philoxène Boyer, admirateur de Victor Hugo et contributeur aux livraisons du Paransse contemporain, a rédigé la notice à trois poèmes de Charles Nodier, en précisant qu'ils proviennent tous les trois de la deuxième édition de 1829 des Poésies diverses. Au-delà des riches informations de la notice fournie par Boyer, Rimbaud a donc pu lire les pièces suivantes : "Adieu aux romantiques", "Elle était bien jolie" et "Sonnet". "Adieu aux romantiques" est un poème satirique en octosyllabes rimé assez librement où, en employant la parfaite ironie, applaudit aux arguments des partisans du classicisme. Le second sans poème est nommé d'après l'expression qui entame ses quatre quatrains constitutifs : "Elle était bien jolie..." Il s'agit de quatrains d'alexandrins dont trois suivent le schéma des rimes embrassées ABBA, mais le second quatrain relève de la désinvolte exception en étant à rimes croisées ABAB. Ils'agit d'une pièce lyrique pensée pour être gracieuse, mais qui reste très limitée. Enfin, nous avons le sonnet dont le titre est prolongé par une précision sur son contexte d'écriture et par une épigraphe comico-dérisoire : "Sonnet écrit sur l'album d'Emile Deschamps en 1828" et l'épigraphe de Molière : "C'est un sonnet." C'est un renvoi au pédant qui demande son avis au misanthrope...
Le sonnet est sur deux rimes :"-ger" et "-ose", avec une licence pour le mot "cause". Les quatrains ont des rimes croisées ABAB ABAB, mais cette alternance se poursuit dans les tercets sur le modèle de Pétrarque : ABA BAB. En l'état actuel de mes recherches, il s'agit du plus ancien sonnet français que je connaisse avec des rimes de tercets à la Pétrarque ABA BAB. La publication dans l'anthologie Crépet en 1862 nous rapproche de la date de publication (1863) du recueil Philoméla de Catulle Mendès où surabondent les distributions de rimes dans les tercets sur le mode de Pétrarque ABA BAB, et Catulle Mendès a même joué avec ce modèle pour imposer en fin de poème un vers sans rime, puisqu'il lui a suffi de rompre l'alternance ABA BAx. Et Verlaine, durant l'été 1871, va mais pas sur le modèle de Pétrarque jouer aussi à laisser un vers final de sonnet sans rime. Il faudrait citer aussi les sonnets du recueil paru anonymement Avril, mai, juin de Léon Valade et Albert Mérat.
A son arrivée à Paris en septembre 1871, Rimbaud a pris forcément connaissance du sonnet parodique sans rime au dernier vers de Verlaine, et il a rencontré les trois poètes Albert Mérat, Léon Valade et Catulle Mendès. Or, tout indique qu'il s'est passé des événements troublants où Mendès et Mérat ont rejeté Rimbaud ne supportant pas sa relation avec Verlaine et les signes en public de leur homosexualité. Un compte rendu d'une soirée à l'Odéon nous apprend que Mérat et Mendès se tenaient la main pour imiter Rimbaud et Verlaine qui faisait de même en public. Mérat a refusé de reconnaître le talent de Rimbaud, ce que laisse entendre Verlaine dans ses confidences écrites sur le tard, et, alors que Mérat était le 15 mai 1871 l'un des deux voyants parmi les nouveaux poètes de l'école parnassienne avec précisément Verlaine, Mérat est devenu la cible des railleries de Rimbaud avec le "Sonnet du trou du cul" qui parodie le recueil L'Idole et avec les quatrains de "Vers pour les lieux", quatrains qui reprennent la forme du poème "Autres propos du Cercle" que Valade a écrit sur la page même de l'Album zutique où figure le "Sonnet du Trou du Cul". Rimbaud s'est moqué également d'Armand Silvestre avec le quatrain "Lys" et de Léon Dierx avec les trois quatrains de "Vu à Rome", poème où figure un mot à la rime "écarlatine" qui vient du recueil Philoméla de Catulle Mendès. Léon Dierx était présent à la soirée de l'Odéon où Mérat et Mendès ont imité le couple amoureux pour se moquer de Rimbaud et de Verlaine, et Dierx était en train de publier une plaquette Paroles du vaincu qui comme Coppée préférait déplorer les malheurs de la guerre franco-prussienne en taisant les morts de la Commune. Comme Armand Silvestre, Catulle Mendès avait publié un récit de sa vie au quotidien à Paris sous la Commune où il fustigeait le régime révolutionnaire en place qu'il trouvait bête à manger du foin. Silvestre et Mendès blaguaient les messages officiels de la Commune dans leurs témoignages.
En clair, Rimbaud et Mendès sont devenus ennemis à cause de la Commune et à cause de la répugnance de Mendès à l'égard de l'homosexualité. Notons que le poème qui ouvre l'Album zutique "Propos du Cercle" évoque précisément Mendès sur la bande, il ne fait pas partie du Cercle du Zutisme, mais il est une relation qu'on peut rencontrer au Café Riche. Pour information, la moquerie de Mendès au bras de Mérat lors d'une représentation à l'Odéan est postérieure à une partie des transcriptions sur le corps de l'Album zutique. Et voilà qu'au-delà de l'Album zutique Rimbaud compose deux poèmes qui contiennent des éléments manifestes de reprises parodiques aux poésies de Catulle Mendès : "Les Chercheuses de poux" et "Oraison du soir". Le poème "Les Chercheuses de poux" cible aussi un récit en prose publié par Mendès en 1868. Et Rimbaud compose trois sonnets avec une distribution pétrarquiste des rimes dans les tercets, et il s'agit précisément de "Oraison du soir" et de deux sonnets obscènes qui vont compléter le "Sonnet du Trou du Cul" en formant la série des "Immondes" (Verlaine) aussi connue sous le nom choisi par les surréalistes (Les Stupra).
Et dans le cas de "Oraison du soir", poème fortement marqué par des réécritures des Fleurs du Mal de Baudelaire (en particulier "Un voyage à Cythère") nous avons droit à une expression biblique à la rime : "le Seigneur du cèdre et des hysopes". Or, le mot "hysope" s'il n'est pas à la rime apparaît dans le sonnet de Charles Nodier dont Mendès s'est inspiré pour composer tant de tercets de sonnets à la manière de Pétrarque dans Philoméla. Le poème de Nodier semble n'avoir aucun lien direct avec le poème de Rimbaud, mais je ne serais pas étonné que la coïncidence de mention "hysope" ait été un moyen pour Rimbaud de faire savoir implicitement à Mendès qu'il avait identifié son modèle. Qui plus est, si Rimbaud a lu le recueil de 1829 lui-même comme y invitait Boyer, il a pu repérer plusieurs mentions du cèdre, symbole de solidité. Une lecture des écrits d'Emile Deschamps peut éventuellement être envisagée...
Citons le sonnet de Nodier :

            Sonnet écrit sur l'album d'Emile Deschamps en 1828

                                                         C'est un sonnet. MOLIERE.


Mon nom parmi leurs noms !... y pouvez-vous songer !
Et vous ne craignez pas que tout le monde en glose !
C'est suspendre la nèfle aux bras de l'oranger,
C'est marier l'hysope aux boutons de la rose.

Il est vrai qu'autrefois j'ai cadencé ma prose,
Et qu'aux règles des vers j'ai voulu la ranger ;
Mais, sans génie hélas ! la rime est peu de chose,
Et d'un art décevant j'ai connu le danger.

Vous!... cédez à la loi que le talent impose :
Unissez dans vos vers Soumet à Béranger,
Et l'esprit qui pétille à la raison qui cause ;

Volez de fleur en fleur, comme dans un verger
L'abeille qui butine et jamais ne se pose ;
Ce n'est qu'en amitié qu'il ne faut pas changer.
Même si "Oraison du soir" et les "Immondes" semblent ne pas y faire allusion, quelques hypothèses sont envisageables. Le premier vers du sonnet de Nodier peut faire songer à la réaction scandalisée de Mendès face à Rimbaud et Verlaine : "Mon nom parmi leurs noms !... y pouvez-vous songer !" (Nota bene : le point d'exclamation ponctue bien les phrases interrogatives du sonnet !) Il est ensuite question d'unions contre nature : "la nèfle aux bras de l'oranger", "marier l'hysope aux boutons de la rose", et la dualité est poursuivie avec les contrastes entre prose et langue des vers, entre Soumet et Béranger. La nèfle est dit "aux bras de l'oranger" ce qui correspond exactement à la formule que Rimbaud a pu lire dans la presse : "le blond Catulle Mendès donnant le bras au flave Mérat". Et "Oraison du soir" est selon toute vraisemblance une composition postérieure à cet entrefilet dans la presse et à l'ensemble des contributions de Rimbaud à l'Album zutique. Le dernier vers pourrait avoir du sens : "Ce n'est qu'en amitié qu'il ne faut pas changer[,]" au plan des relations tendues entre Mendès et Mérat d'un côté et Rimbaud et Verlaine de l'autre.
Mes observations ont l'air gratuites, mais je m'appuie sur du contexte, sur la coïncidence de la mention "hysope". Il y a bien dans le poème "Oraison du soir" l'acceptation des mariages improbables dont riait le sonnet de Nodier avec ce "Seigneur du cèdre et des hysopes", après tout !
Dans l'un des deux sonnets des "Immondes" aux rimes de tercets ABA BAB, nous avons d'ailleurs une rime qui relève de la même licence orthographique que la pièce de Nodier. Une série de sept rimes en "-ose" corrompue par le mot "cause" chez Nodier, et une série : "tableaux", "repos", "sanglots" du côté du sonnet : "Nos fesses ne sont pas les leurs...", dont le premier hémistiche ici cité en incipit a justement un écho malicieux possible avec l'hémistiche qui lance le sonnet de Nodier : "Mon nom parmi leurs noms !..."

Pour le reste, les poésies de Charles Nodier publiées en 1829 sont peu intéressantes. Le recueil est composé de trois parties. Nous avons une première partie des pièces les plus anciennes avec des pièces politiques ampoulées sur le modèle de Chénier, mais moins réussies. La pièce "La Napoléone" y domine, elle est accompagnée de remarques en prose pour l'introduire. En 1802, Nodier a eu le courage de dénoncer les prétentions impériales de Napoléon. Ce poème fait quelque peu partie des pièces à verser à un dossier possible sur la genèse des Châtiments de Victor Hugo. Cette première partie contient aussi une section Romances avec un texte en prose d'introduction daté de 1809 où Nodier célèbre la romance comme tradition poétique populaire primordial. Je citerai ce texte une prochaine fois, faute de l'avoir mémorisé.
Nodier affectionne les vers de sept syllabes, il reprend souvent le motif de la violette et il le joint à deux reprises à celui de la vapeur émise. Il est influencé par les modèles étrangers pensées comme du romantisme nordique dont il adapte les poèmes en français, nous avons un poème qui se veut scandinave avec un crâne qui sert à boire aux vikings, nous avons des poèmes inspirés comme il est dit "de l'allemand" (comme langue), etc. Il adapte un poème du "Cantique des cantiques" aussi avec des images de tourterelles et colombes. Le premier poème de la section "Romances" retient toutefois pleinement mon attention. Il est en quatrains alternant l'octosyllabe et le quadrisyllabe tout comme la "Chanson de Fortunio" en étant nettement antérieur à ce modèle de Musset pour les poèmes rimbaldiens "Ce qui retient Nina" et "Mes petites amoureuses". Et j'en reparle plus bas de ce lien métrique entre Musset et Nodier...
La deuxième partie du recueil de 1829 contient plusieurs contes en vers. Babouk notamment a un côté transition entre le dix-huitième siècle et Musset. Enfin, la troisième partie est un mélange de pièces diverses de circonstance avec parfois de dérisoires essais de virtuose comme deux rondeaux répétés. C'est de cette troisième partie que viennent les trois pièces citées dans l'anthologie Crépet.
J'hésite à citer des vers de la notice de Boyer où il est envisagé que le poète aurait pu aller plus haut s'il s'en était tenu à un seul genre, puisqu'il est question de pisser très haut et très loin dans "Oraison du soir". Boyer renvoie aussi à des propos de Sainte-Beuve dans ses Portraits littéraires, et dans un article nécrologique de Sainte-Beuve paru dans la Revue des deux mondes en 1844 j'ai surpris une phrase similaire à celle de Rimbaud à l'attaque de "Matin" dans Une saison en enfer : "Sa jeunesse fut errante, poétique, et, on peut le dire, presque fabuleuse."
Au-delà de 1829, Nodier a encore écrit des vers visiblement, je songe à son livre La Péninsule qu'il me reste à consulter, mais aussi aux stances échangées avec Musset. Je faisais remarquer plus haut qu'une romance de 1809, publiée en 1827 et puis 1829, avait donné le modèle chansonnier de la strophe de la "Chanson de Fortunio" qui joue un rôle important dans sa comédie Le Chandelier. Or, dans des publications postérieures à la vie de Rimbaud en poète, désormais Nodier est plus volontiers cité pour cet échange avec Musset. En 1880, Edouard Fournier publie un ouvrage intitulé Souvenirs poétiques de l'école romantique qui, comme son nom ne l'indique pas clairement, est une anthologie de poèmes et au nom de Nodier figurent les pièces suivantes : "La Napoléone", "Stances à Alfred de Musset", "Réponse d'Alfred de Musset", "Le style naturel", "Le Buisson" et "Cacher sa vie". En 1887-1888, Alphonse Lemerre, le bon éditeur des Parnassiens, fournit à son tour une Anthologie des poètes français du XIXe siècle où dans le premier tome nous avons du "bon Nodier" la sélection suivante : "Stances à Alfred de Musset" avec la "Réponse" et enfin le poème "Le Buisson".
Le poème "Stances à Alfred de Musset" est composé de quatrains à rimes croisées avec une alternance de vers de sept syllabes et de vers de trois syllabes. Musset y a répondu par des quatrains à rimes croisées avec une alternance d'octosyllabes et de vers de trois syllabes. Si Rimbaud a lu le recueil de 1829 de Nodier, il a pu identifier la logique complice. Musset s'était inspiré de la romance de Nodier pour la strophe de la "Chanson de Fortunio". Le dernier quatrain des stances de Nodier exhibe le mot "vesprée" à la rime, sachant que ses deux premiers vers avec la rime "Cadencée" font fortement songer à certains poèmes au rythme sautillant de Ronsard..., tandis que la réponse de Musset contient le mot "andante" à la rime avec une image source pour le passage rimbaldien équivalent de "Ce qui retient Nina". 
Rimbaud malicieux diffusait un peu partout dans ses poèmes des signes de son énorme érudition d'époque en fait de poésies du dix-neuvième siècle. Il ne faut jamais le sous-estimer à ce petit jeu, décidément...

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