mercredi 10 avril 2024

L'influence de Châtillon sur les poèmes rimbaldiens de 1870

Auguste de Châtillon, né en 1808, faisait partie de la bohème du Doyenné avec Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Arsène Houssaye. Arsène Houssaye est né Housset, mais l'orthographe Houssaye qu'il a adopté avec son frère est la même que celle des parents d'Armand Silvestre parmi lesquels il est enterré à Toulouse. J'ignore s'il y a un lien entre Armand Silvestre et Arsène Houssaye. Mais Arsène Houssaye a joué un rôle important dans l'édition d'œuvres de Gérard de Nerval et il a été le directeur de la revue L'Artiste qui a publié les jeunes Banville, Murger, et Baudelaire a dédicacé ses petits poèmes en prose à Arsène Houssaye. Rimbaud se revendiquant de la bohème, on observe un lien tangible entre la Bohème du Doyenné et l'auteur des Scènes de la vie de bohème qu'était Henry Murger. J'ai déjà signalé à l'attention que Murger était notamment l'auteur d'un poème intitulé "Ophélie" (recueil des Nuits d'hiver) qui était une source d'inspiration directe au poème de Rimbaud. Châtillon revendique aussi l'influence de Musset. Il paraît qu'il est absurde de songer à Musset en lisant "Ce qui retient Nina" devenu "Les Reparties de Nina". J'ai déjà expliqué par le menu que Rimbaud s'inspirait à la préface de Glatigny à une réédition de quelques-uns de ses livres par Lemerre en 1870 et que le poème "Ce qui retient Nina" reprenait la forme de la "Chanson de Fortunio" de la comédie Le Chandelier, ce qui avait fait l'objet d'une reprise parodique par Ofenbach, ouvrage cité par Glatigny dans sa préface de 1870. Dans les éditions des poésies de Musset, le poème "Chanson de Fortunio" est suivi par le poème "A Ninon" et d'autres poèmes de Musset évoquent cette fiction de femme entretenue tantôt appelée Ninon tantôt Nina. Zola a repris ce nom qui vient de Ninon de Lenclos pour en faire des contes en prose, mais plusieurs poètes exploitent ce motif. C'est le cas tout particulièrement de Charles Coran, mais c'est aussi le cas dans deux poèmes d'Auguste de Châtillon qui ne mentionne pas de Nina, mais qui joue sur la variation Ninon, Ninette. Il est définitivement évident que Rimbaud joue à citer les poètes qui se réclament de Musset en chantant une Ninon dans "Ce qui retient Nina", et comme "Mes petites amoureuses" reprend la strophe de la "Chanson de Fortunio" cela se prolonge sur cette autre composition lancée à la face de Demeny le 15 mai 1871, lequel Demeny était félicité le 17 avril 1871 pour avoir trouvé sa "sœur de charité" qui était en réalité une quasi adolescente, presque aussi jeune que Rimbaud lors de son séjour à Douai en septembre et octobre 1870.
Les choses ainsi posées, nulle absurdité à ce que j'envisage une influence de Châtillon sur la création du poème "Ophélie", par-delà le modèle du poème de Murger, ou à ce que j'identifie la poésie de Châtillon parmi les cibles de "Ce qui retient Nina", mais je songe encore à Châtillon en lisant "Au cabaret-vert", "La Maline" ou "Ma bohême".
Auguste de Châtillon nous est beaucoup mieux connu comme peintre. Si son nom vous échappe, il est l'auteur de célèbres tableaux de la famille Hugo. C'est à lui que nous devons le portrait de Léopoldine tête tournée sur le côté, nous fixant du regard, et nous lui devons aussi un Victor Hugo jeune assis avec son fils François venu s'appuyer sur sa jambe. Et on lui doit aussi un portrait de Théophile Gautier en noir avec des gants blancs.
Mais Auguste de Châtillon est connu aussi à son époque pour une poésie populaire portée sur la boutanche. Théophile Gautier a préfacé la première édition des poésies d'Auguste de Châtillon et cette préface a été reconduite dans les éditions augmentées ultérieures.
En 1855, son recueil s'intitulait Chant et Poésie. En 1860, il est réédité sous le titre A la Grand'pinte, poésies d'Auguste de Châtillon et en 1866 le titre est tout simplement Les Poésies d'Auguste de Châtillon. Le titre "A la Grand'pinte" entre en résonance avec deux titres de Rimbaud en 1870 : "A la Musique" et surtout "Au cabaret-vert". Dans l'édition de 1866, le titre est ramené à la forme "La Grand'pinte", mais l'expression "A la Grand'pinte" a aussi valeur d'incipit, c'est le début du premier vers du poème :

A la Grand'pinte, quand le vent
Fait grincer l'enseigne en fer-blanc,
          Alors qu'il gèle,
Dans la cuisine on voit briller
Toujours un tronc d'arbre au foyer ;
          Flamme éternelle
Où rôtissent, en chapelets,
Oisons, canards, dindons, poulets,
          Au tourne broche !
Et puis le soleil jaune d'or
Sur les casseroles encor
          Darde & s'accroche.

Le début de ce poème fait songer au poème "Les Effarés", mais avant d'en traiter, j'y vois aussi un parallèle patent avec le début du poème "Au cabaret-vert". La mention "A la Grand'pinte" est déplacée dans le titre "Au cabaret-vert, cinq heures du soir", puis la mention de la vie rude à l'extérieur : "quand le vent / Fait grincer l'enseigne en fer-blanc," est transposée en "Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottines aux cailloux des chemins", et au début du vers 3, la mention "Au Cabaret-Vert" repart sur l'intérieur à la façon du "Dans la cuisine" du vers 4 de "La Grand'pinte".
Châtillon parle souvent de bonnes enseignes pour boire, et Rimbaud fait clairement allusion à cette idée dans "Au cabaret-vert", "La Maline", mais aussi ultérieurement dans "Comédie de la soif" et "Larme" : "Tel j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge". Justement, les sonnets "Au cabaret-vert" et "La Maline" sont une sorte de doublon, et précisément dans le recueil de 1866 de Châtillon on trouve le modèle de la rencontre dans le cabaret de la serveuse érotique qui vous sert un plat populaire simple, mais revigorant. Même le motif du rayon de soleil arriéré peut se rencontrer avec celui du poème en trois quatrains "Un rayon de soleil" qui n'est placé qu'à un poème d'intervalle après la pièce "La Grand'pinte" :
Salut ! c'est ton adieu du soir,
   Doux soleil de décembre,
Toi qui viens rayer d'or le noir
    Qui règne dans ma chambre.

Soleil ! comme un cil de tes yeux
      Egaré dans mon ombre,
Ton rayon fait tourner, joyeux,
       Des at[o]mes sans nombre.

Puisque tout resplendit par toi,
     Que par toi tout scintille,
O soleil ! descends donc en moi,
      Pour qu'en moi l'espoir brille !
Quelques poèmes plus loin, nous avons cette fois une "Chanson d'automne" avec le motif de la servante. Je vous cite les titres des poèmes qui se succèdent de "La Grand'pinte" à "Chanson d'automne" dans le recueil de 1866: "La Grand'pinte", "A Hippolyte Babou" (tout le début fait écho au début du poème "Les Corbeaux" de Rimbaud et j'y relève la mention "les arbres effarés"), "Un rayon de soleil", "Le scieur de pierre", "Printemps" ("chacun, rouvrant sa fenêtre", "vapeurs"), "Les Pierrots", "Alain, charretier des grains", "Mélancolie", "Chanson d'automne".
Ce dernier poème de huit strophes, mais plus précisément les six strophes centrales sont des séquences de douze vers où un octosyllabe alterne avec deux vers de quatre syllabes, ce qui nous rapproche de l'alternance d'un octosyllabe et d'un seul vers de quatre syllabes dans "Chanson de Fortunio", "Ce qui retient Nina" et "Mes petites amoureuses". La strophe initiale est reprise à la fin du poème en manière de bouclage, et elle a un arrangement différent. Il s'agit d'une séquence de huit vers seulement. Le premier octosyllabe est suivi de trois vers de quatre syllabes, puis nous avons l'alternance vers de huit syllabes et un seul vers de quatre syllabes, la cascade de trois vers de quatre syllabes rendant plus agressive la mention "richard" (cela est même rehaussé par l'effet de rime interne "auberge":"héberge" qui renforce l'effet insolite de la rime "lard" et "richard" décentrée métriquement :
Ah! quelle bonne odeur de lard,
       Dans cette auberge
       Où l'on héberge
       Aucun richard !
Lorsque, fatigué de la route,
        On veut s'asseoir,
On entre là boire une goutte,
        Matin ou soir.
Il n'est pas accessoire de relever la résonance de "fatigué de la route" avec "j'avais déchiré mes bottines : Aux cailloux des chemins", mais encore de souligner que la rime "route" / "goutte" est reprise par Rimbaud dans "Ma bohême", c'est la première rime des tercets de "Ma Bohême", tercets qui démarquent un sizain du poème "Le Saut du tremplin" conclusif du recueil des Odes funambulesques.
En lisant Châtillon, je songe aussi au poème "L'Auberge" que Verlaine publia dans une revue en 1868, bien avant de le reprendre dans le recueil Jadis et naguère. Mais je ne peux pas parler de tout à la fois.
Donc, cette strophe que je viens de citer est la première de la "Chanson d'automne", mais aussi la dernière.
L'attaque de la deuxième strophe conforte l'idée d'un lien entre les poèmes d'octobre 1870 et ceux du printemps 1872 dans l'oeuvre de Rimbaud : "Jamais l'auberge verte / Ne peut bien m'être ouverte" et "Tel j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge". Et cette strophe introduit le personnage féminin :
L'enseigne est une grande branche
     De houx, qui penche
     Son rameau vert.
Et, dans cette humble maisonnette
     Toujours proprette,
     L'été, l'hiver,
Est une hôtesse hospitalière,
     Jadis fermière...
     Mais à présent
Elle n'a plus que son courage.
     Halte ! au passage,
     Chemin faisant.
Et elle est le centre de l'attention :

Tout le monde l'aime. Elle donne
      Plus que personne ;
      Pauvre pourtant...
Nul ne peut frapper à sa porte
      Sans qu'il en sorte
      Toujours content.
Belle brune aux allures franches,
       Poings sur les hanches
       Comme au marché ;
Pour tous les amants qu'on lui donne,
        Dieu lui pardonne,
        Si c'est péché.

Entrons souper. La nuit est fraîche.
       [...]

Rimbaud réplique : "J'entrais à Charleroi". Dans "La Maline", la couleur brune est celle de la salle à manger. En revanche, ni dans "La Maline", ni dans "Au cabaret-vert", la couleur des cheveux de la servante n'est précisée, bien qu'elle soit "malinement coiffée". Mais les "allures franches" sont bien là. Comme le poète de Charleroi qui s'épate dans son immense chaise, le poète Châtillon admire le feu joyeux du foyer. Il passe commande :

Bonsoir ! J'ai grand'soif, belle hôtesse,
          La soif me presse
          Comme la faim.
Servez-moi donc une grillade,
           Une salade
           Et du bon pain ;
Un cruchon plein, à ventre énorme,
           [...]

L'hôtesse alors servit huit verres.
          Six gens sincères,
          En bourgerons,
M'offrirent, sans cérémonies,
          Six mains brunies
          De vignerons.
A la santé de la fermière
          Hospitalière,
          Bonne surtout !
Je lui fis cette chansonnette
          Qu'elle répète
          Depuis partout.
L'hôtesse est donc le huitième larron et on se demande combien parmi les sept furent ses amants. Le lard devient du jambon sur des tartines de beurre dans "Au cabaret-vert", tandis que, dans "La Maline" le propos rapporté : "j'ai pris une froid sur la joue" fait songer au style oral de "La Levrette en paletot", qui à l'inverse repose plutôt sur les coupures de "e". Notons que dans "La Levrette en paletot", le poète est choqué de cet apparat de richard pour un chien, ce qui fait écho à la disparition du paletot dans "Ma Bohême" qui oppose au chien vêtu d'un paletot l'humain nu de bohémiennerie.
J'ai quelques autres passages que j'aimerais citer dans mon lot de rapprochements entre les poésies de Châtillon et celles de Rimbaud. J'ai déjà dit que la mention "fer-blanc" à la rime au début de "La Grand'pinte" était sans aucun doute derrière l'emploi de ce même mot à la rime dans "Vénus anadyomène", mais le poème "La Grand'pinte" est surtout le modèle d'origine des "Effarés". Il y a une symétrie qui concerne à la fois "Au cabaret-vert" et "Les Effarés". A chaque fois, nous avons un extérieur de vie rude et un intérieur de confort, ce qu'on retrouve également dans "Rêvé pour l'hiver". Dans le sonnet du cabaret-vert ou dans celui de "La Maline", le poète est réfugié à l'intérieur, mais dans "Les Effarés", les cinq miséreux sont dans le froid et observent l'intérieur d'une boulangerie.
On retrouve donc le système d'opposition misère et vie cossue épinglé dans la "Chanson d'automne". "La Grand'pinte" permet au pauvre de se réfugier, ce qui ne sera pas le cas de la boulangerie pour les enfants miséreux.
Le poème "La Grand'pinte" est en réalité composé de sizains, mais le poète les a fait fusionner deux par deux. A l'inverse, le poème "Les Effarés" dans les premières versions manuscrites connues offrent des sizains séparés en tercets. Ce procédé a été appliqué par Hugo dans Les Contemplations ("Aux feuillantines") et il a été repris par d'autres, dont Verlaine. A l'époque où Rimbaud compose "Les Effarés", Banville est en train de composer son traité, et dans l'un des chapitres il va précisément dénoncer l'artificialité du procédé pour le poème de Victor Hugo... En tout cas, mon propos présent est de justifier les liens avec le poème de Châtillon. On observe une convergence d'ensemble : les influences les plus patentes de Châtillon sur Rimbaud, à commencer par l'influence du poème "La Grand'pinte" lui-même, datent précisément de l'époque de composition des "Effarés" daté du 22 septembre 1870 sur le manuscrit remis à Demeny. "Ma Bohême", "Au cabaret-vert" et "La Maline" sont de très peu postérieurs, courant octobre. L'emploi de fer-blanc à la rime est daté du 27 juillet 1870 sur un manuscrit de "Vénus anadyomène" et le poème "Ce qui retient Nina" remanié en "Les Reparties de Nina" date du milieu du mois d'août 1870. De juin, le poème "A la Musique" invite à penser que la lecture de Châtillon est mûrie depuis plus longtemps encore par Rimbaud, mais il y a un vrai resserrement de l'intérêt de Rimbaud pour Châtillon d'août à octobre 1870, et le poème "Les Effarés" s'inspire visiblement du poème en doubles sizains "La Grand'pinte", des sizains identiques pour les deux poètes, des sizains en vers de huit syllabes avec le contraste de la modulation de vers de quatre syllabes en conclusion de chaque tercet (tercet au sens typographique chez Rimbaud, tercet au sens module de sizain chez Châtillon). La tournure grammaticale "A la grand'pinte" n'est-elle pas reprise au vers 3 des "Effarés" : "Au grand soupirail qui s'allume[...]" Et cela se diffuse dans la suite du récit : "Au souffle du soupirail rouge[...]"
Rimbaud a repris le vers de quatre syllabes "Au tourne broche", c'est par son truchement visiblement que nous passons de "A la grand'pinte" aux deux vers que nous venons de citer avec l'image du soupirail. Mais ce n'est pas tout : la version originelle remise à Demeny a été remaniée et a fait apparaître une rime en "-oche" :

Et quand, pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
        On sort le pain ; (version Demeny du 22 septembre 1870)
Quand, pour quelque médianoche,
Plein de dorures de brioche,
       On sort le pain, (version remise à Jean Aicard en juin 1871)

Aucune version ne nous est parvenue entre septembre 1870 et juin 1871, et il y a fort à parier que la rime "médianoche" / "brioche" est une variante d'assez peu postérieure à la version originale. Plus que visiblement Rimbaud a été marqué par l'allure frappante de l'expression "Au tourne broche" qui en effet fait presque sortir de la lecture du poème de Châtillon aux plans phonétique et rythmique. Je rappelle la strophe déjà citée plus haut :

A la Grand'pinte, quand le vent
Fait grincer l'enseigne en fer-blanc,
          Alors qu'il gèle,
Dans la cuisine on voit briller
Toujours un tronc d'arbre au foyer ;
          Flamme éternelle
Où rôtissent, en chapelets,
Oisons, canards, dindons, poulets,
          Au tourne broche !
Et puis le soleil jaune d'or
Sur les casseroles encor
          Darde & s'accroche.
Les "Quand" en attaque de deux quatrains consécutifs dans le poème de Rimbaud reprennent celui qui est au milieu du premier vers du poème de Châtillon. Mais dans le poème de ce dernier, l'hôtelier est hospitalier et se vante de n'avoir jamais essuyé une seule plainte. Le poète monte s'y restaurer et a un regard en arrière sur le mauvais temps et... le givre.
[...]
Pour mieux voir, j'ouvre les rideaux.
Le givre étend sur les carreaux
     Un tain de glace ;
Il trace des monts, des forêts,
Des lacs, des fleurs & des cyprès ;
      Je les efface.

La vie est rude & l'hiver froid.
On devient courbe au lieu de droit,
      Quand l'âge pèse.
A la Grand'Pinte, on rit de tout ;
La gaîté retentit partout ;
       Là, je suis aise !
Un instant de joie & d'espoir
Me fait voir en rose le noir
       Que j'ai dans l'âme...
Du bruit, du vin & des chansons !
C'est en soufflant sur les tisons
        Que sort la flamme !

Adieu tristesses & soucis,
Quand, avec mes amis, assis
         Joyeux ensemble,
Nous ne buvons pas à moitié
En trinquant à notre amitié
        Qui nous rassemble.
Nous sommes quatre compagnons
Qui buvons bien, mais sommes bons !
        Dieu nous pardonne !
L'un mort, il en restera trois,
Puis deux, puis un, & puis, je crois,
         Après... personne !
Je viens de citer toute la fin du poème "La Grand'pinte", la pièce la plus célèbre de Châtillon, à tel point qu'elle était hissé en titre de recueil pour la seconde des trois éditions successives de ses poésies.
Bien qu'ils ne soient pas vieux, les "cinq petits" sont courbés comme les "quatre compagnons" : "culs en rond", "blottis", "A genoux", "Repliés"... Châtillon regarde le givre à l'extérieur et efface ses créations, mais les enfants eux sont engourdis dans le givre et ne voient qu'en imagination le confort intérieur. Les rôtisseries du poème de Châtillon deviennent le pain, celui que Valjean vole et qui lui vaut une condamnation au bagne pour plusieurs années. Nous retrouvons la gaîté et le souffle chaud du foyer, mais d'un poème à l'autre on passe de l'accès au supplice de Tantale. Les deux poèmes persiflent quelque peu la religion en faisant mine d'y croire : "chapelets", "Dieu nous pardonne" d'être des buveurs, du côté de Châtillon, et si le poème de Châtillon se termine par un décompte des buveurs qui vont trépasser, celui de Rimbaud parle d'une mort dans le givre travestie en accès au "ciel rouvert" par l'aise ultime que la vision du pain à apporter. La culotte qui crève est déjà le dénuement fier du bohémien. Les cinq petits ne sont pas des richards en effet. On retrouve cette idée d'une mort par une belle illusion comme dans "Les Etrennes des orphelins" et comme dans "La Petite fille aux allumettes", conte d'Andersen très probablement à l'origine de l'écriture des "Etrennes des orphelins". Sans m'opposer une citation de "Première soirée", notez ce "je suis aise" qui fait écho aux vers de "La Maline".
Et puis, je parlais des "Etrennes des orphelins" et son modèle le conte de la Petite fille aux allumettes d'Andersen, ce qui nous rappelle le contexte de Noël. Composé le 22 septembre 1870, le poème "Les Effarés" parle de givre et justement c'est sans doute une scène de Noël inversée en récit tragique. Il est question de "grillons" dans le poème "Les Effarés". Dans la "Chanson d'automne", la poêle à frire mêlait sa note aux chants, mais le recueil de 1866 de Châtillon se termine par une pièce intitulée "Nuit de Noël", car ce qui est suit est un appendice intitulé "Recoin" avec les compositions en principe inavouables : "La Levrette en paletot", etc.
Le poème "Une nuit de Noël" est tout en octosyllabes. J'en cite le début :
Quittant ses châteaux en Espagne
Pour un chaume au gai réveillon,
Tout esprit qui bat la campagne
Peut, ainsi que fait le grillon,
Se blottir dans la cheminée,
Ecouter le dire & le son ;
Et puis vous chanter sa chanson
Quand la Noël est terminée.
Aussi, comme un grillon je fais.
Mais le grillon, quand il résonne,
Chante bien mieux que je ne sais,
Avec son doux chant monotone.
Voilà qui éclaire d'intérêt l'image des grillons du poème rimbaldien :
Quand, sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées,
      Et les grillons :

[...]
Le poème "Les Effarés" évoque le passage de minuit, qui a plutôt du sens la nuit de Noël, et ce motif est précisément exploité dans ce poème final du recueil de Châtillon. Et si les cinq petits ont des museaux, c'est peut-être aussi que Rimbaud a relevé la présence du chien dans le souper de Noël qui promène précisément son propre museau. Le poème "Une nuit de Noël" oppose clairement la rafale et le froid du dehors à la grande hospitalité de l'intérieur avec des termes repris au poème "La Grand'pinte", comme à d'autres et il est question de "Rires secouant le vitrail" quand Rimbaud exploite le mot "soupirail" pour sa part.
Et je cite la conclusion en quatre vers :
Esprit... Ta chanson terminée
Ne vaut pas celle d'un grillon ;
Il dit plus dans la cheminée
Que toi dans tout ce réveillon.
Voilà, une série de sources bien manifestes, il ne vous reste plus qu'à lire les poésies de Châtillon pour mieux vous faire une idée. Je n'ai pas pu tout développer d'un coup, mais telles sont les grandes lignes du témoignage dont je ne pouvais me dispenser.

1 commentaire:

  1. Au début de mon article, j'annonce aussi une source pour Ophelie sur laquelle je ne reviens jamais. Et j'encaisse pas fini mon étude statistique des vices d'organisation des rimes au sein des strophes. Je pourrai compléter tout cela.
    Entre mes mains, une édition de 1975 du Robinson Crusoe de Defoe avec une préface de Michel Tournier. Ma surprise, c'est que cette traduction allégée dont la version intégrale est dans la Pléiade vient de la plume de Pétris Borel... je dois encore vérifier tout ça.

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