mercredi 11 juin 2014

Ivresse de deux poèmes réunis sur un même feuillet : A une Raison et Matinée d’ivresse !

A cause de la mention finale « Assassins », le poème Matinée d’ivresse a été assimilé à une expérience de consommation de hachisch : les italiques souligneraient l’étymologie commune de ces deux mots. Par quelques ressemblances superficielles avec Matinée d’ivresse, des textes de Baudelaire et de Gautier portant sur cette drogue (Les Paradis artificiels, Le Club des hachischins) ont été dès lors présentés comme des liens intertextuels patents, même si aucun rapprochement de passages clefs n’a jamais fait consensus en la matière. La comparaison la plus séduisante avec l’œuvre de Baudelaire ne concerne même pas le hachisch, mais la conception personnelle du Beau dans Fusées : « J’ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau. » Mais, cet extrait des journaux intimes du poète des Fleurs du Mal n’a été publié qu’en 1887 : il a fallu renoncer à l’exploiter étant donné l’anachronisme. L’idée qui veut que Rimbaud s’inspire des Paradis artificiels n’est qu’une hypothèse que bien des éditeurs et rimbaldiens assènent comme une certitude. Les rapprochements ne se fondent que sur le préjugé que Matinée d’ivresse traite lui aussi d’une expérience avec une drogue. L’idée d’une allusion au haschisch est cependant suspecte pour quelques rimbaldiens[1], mais, bien que la récusant, Bruno Claisse y fait encore de nombreuses allusions et semble ainsi l’admettre au plan du jeu de mots étymologique[2]. En fait, cette hypothèse de lecture ne saurait qu’intégrer difficilement la promesse de dépassement du bien et du mal dont il est question dans le poème. Antoine Fongaro a cru remarquer que l’exaltation assez exagérée du poème laissait plutôt supposer une lecture ironique du poème, et donc une satire de la littérature sur les prétendus pouvoirs de la drogue, mais il ne suffit pas de noter un enthousiasme marqué avec excès pour décréter que le poème est en soi ironique[3]. A la suite du livre de Henry Miller Le Temps des Assassins, on a pu penser de manière plus convaincante que la mention en italiques « Assassins », tributaire d’une allusion à l’étymologie « hachischine » du mot, privilégiait plutôt l’idée de secte subversive renversant l’ordre social. De fait, les comparaisons des communards avec la secte du Vieux de la Montagne circulèrent parfois dans la presse et notamment dans les premières pages du livre de 1879 de Camille Pelletan, un ancien zutiste, sur la Commune[4]. Mais, pourquoi prêter cette fonction précise aux italiques : ils inviteraient, sans aucun autre indice les accompagnant, à identifier l’étymologie du nom « Assassins » ? Les italiques mettent en relief le mot et n’exposent à aucune recherche pointue dans un dictionnaire. La phrase finale exprime un paradoxe, l’avènement de meurtres, en écho au don de la vie de la phrase qui précède : « Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours ».
Jusqu’à présent, consommateurs de haschisch ou démolisseurs de l’ordre établi, la clausule de Matinée d’ivresse a été lue comme une exaltation. La voix du poète annoncerait les temps nouveaux de ceux qui vont « enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal ». Cette impression est renforcée par les relations évidentes de Matinée d’ivresse avec le poème Barbare, par le retour de mots clefs « fanfare(s) » ou « assassins ». Notons tout de même que, dans Barbare, il est question d’un rejet des « vieilles fanfares » et des « anciens assassins ». Les rimbaldiens estiment que le discours de Barbare répudie celui alors supposé plus ancien de Matinée d’ivresse. Va-t-on désormais considérer que la pensée dialectique de Rimbaud a progressé et que ses poèmes sont autant de résolutions de problèmes philosophiques ? Il me paraît autrement plus logique d’opposer les « vieilles fanfares d’héroïsme » à la « Fanfare » où enfin le poète ne « trébuche point ». Il est clair que le poète oppose cette fanfare à toutes les autres connues. Pourquoi Rimbaud rejetterait celle-là à son tour avec les autres ? Si nous nous projetons dans l’esprit du poème Crimen Amoris de Verlaine, Matinée d’ivresse peut se comprendre comme une « Fanfare » par-delà le bien et le mal, ce qui n’a pas besoin de nous surprendre par un rapprochement avec Nietzsche. Lamartine a fixé une origine romantique byronienne à cette idée dans son poème L’Homme, seconde des Méditations poétiques, poème et recueil dont Musset et Baudelaire se sont fort inspirés jusqu’à la réécriture de maints vers clefs. Ici, la raison « trébuche » incessamment sur le chemin menant à Dieu et à sa justice du bien et du mal :

Toi, dont le monde ignore encore le vrai nom,
Esprit mystérieux, mortel, ange ou démon,
Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal génie,
J’aime de tes concerts la sauvage harmonie,
Comme j’aime le bruit de la foudre et des vents
Se mêlant dans l’orage à la voix des torrents !
[…]
Et toi, Byron, semblable à ce brigand des airs,
Les cris du désespoir sont tes plus doux concerts.
[…]
Mais cette loi, dis-tu, révolte ta justice ;
Elle n’est à tes yeux qu’un bizarre caprice ;
Un piège où la raison trébuche à chaque pas.

Le « brigand des airs », c’est l’aigle, terme de comparaison qui inspirera à Baudelaire un albatros et à Musset un pélican… La loi est celle de la soumission chrétienne, celle donc des « honnêtetés tyranniques » et de « l’arbre du bien et du mal » qu’il ne s’agit plus de connaître dans le poème de Rimbaud (ce qui est déjà acquis pour le chrétien), mais de rejeter.
Par symétrie, on peut penser que les « anciens assassins » s’opposent à de nouveaux assassins dans Matinée d’ivresse. S’effondrerait alors l’idée d’opposer les poèmes Barbare et Matinée d’ivresse avec toutes les difficultés d’interprétation qui en découlent. Mais il est encore une autre hypothèse de lecture. Les deux poèmes pourraient désigner les mêmes assassins. Dans ce cas, la clausule de Matinée d’ivresse ne serait pas l’annonce des temps nouveaux, mais l’avertissement de temps d’épreuves, ce qui cadre parfaitement avec l’idée de raffermir la ferveur, de se préparer aux « tortures » et à la mort même : « Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours. » Nous pouvons affirmer que l’une ou l’autre solution est juste, il n’y a pas d’autre alternative nous semble-t-il, mais nous opterons ici pour la seconde interprétation qui a notre préférence en l’état actuel de nos recherches, d’autant qu’il ne suffit pas de l’énoncer, mais qu’elle appelle des justifications supplémentaires. Nos justifications se fonderont sur trois difficultés de lecture posées par le poème Matinée d’ivresse.
Premier point, le titre peut sembler contradictoire avec la mention « veille d’ivresse ». Il suffit pourtant d’envisager le poème comme le récit d’une ivresse prise en son cours. La « matinée d’ivresse » devient « veille » quand elle se termine, tout simplement. Le titre du poème insiste sur un avènement, puisque ce « poison va rester » dans les veines du poète, et il célèbre bien un « éveil des énergies chorales et orchestrales » (Solde). La mention « veille » revient deux fois, en accompagnement de l’idée que la fanfare a tourné et que nous sommes arrivés à la fin de l’expérience enivrante : « et cela finit […] cela finit […] le souvenir de cette veille […] Cela commençait […] cela finit […] Petite veille d’ivresse ».
Deuxième point, le poème reconduit à plusieurs reprises une présentation parallèle des verbes « commencer » et « finir », mais avec de progressives modifications des temps verbaux. Le verbe « finir » est une première fois au futur « finira », avant de passer au présent de l’indicatif « finit », tandis que le verbe « commencer » au passé simple « commença » va apparaître une ultime fois à l’imparfait. La reprise étant ternaire, jamais le couple verbal conjugué « commencer » :: « finir » ne revient tel quel.

Cela commença sous les rires des enfants,
cela finira par eux.

Cela commença par quelques dégoûts
et cela finit […], cela finit par une dérobade de parfums.

Cela commençait par toute la rustrerie,
voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

Cette symétrie est très claire. Elle souligne l’évolution d’un récit qui veut coïncider avec le moment choisi par le poète pour s’exprimer (fiction littéraire sur le papier, bien sûr). Cependant, Claisse affirme dans son étude sur Matinée d’ivresse (opus cité, note 1, p.59) :

[…] dans le second leitmotiv (« Cela commença […] et cela finit »), le verbe « finir », qui est coordonné, est nécessairement au passé simple ; il s’agit en effet d’une succession temporelle, dont la parenthèse indique nettement le caractère rétrospectif.

Rien ne résiste à l’examen dans cette note. La parenthèse au participe présent : « ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, » où observer accessoirement la mention « sur-le-champ » ne nous semble pas rétrospective. Il s’agit d’une vérité générale employée en contexte. La coordination n’implique pas l’emploi des mêmes temps verbaux non plus, comme le montrent les deux autres termes du leitmotiv. Justement, la « succession temporelle » contraignante est la suivante. Si au début du poème, il est dit que l’ivresse « finira » et à la fin que l’ivresse « finit », glissement du futur vers le présent !, il nous semble plus logique d’interpréter « finit » comme une conjugaison du présent de l’indicatif plutôt que comme un emploi rétrospectif au passé simple. Cela va finir, mais n’est pas encore fini. Le passé ne saurait se mêler en étape intermédiaire à un glissement du futur vers le présent. Quant à la variation de temps du verbe « commencer », elle s’explique de la même manière. Le début de l’ivresse est antérieur au poème, lequel a une ouverture poétique in medias res (traduction littérale « au milieu des choses », en l’occurrence au milieu d’une fanfare déjà bien entamée), ce qui justifie l’emploi du passé simple. Le passage à l’imparfait crée un sentiment de discontinuité qui coïncide avec une énième annonce de la fin de l’ivresse. Une lecture du poème ne peut faire l’impasse sur un constat aussi éloquent.
 Troisième point, l’expérience a été placée « sous les rires des enfants », ce qui semble indiquer des moqueries de leur part alors même que l’enfance, dont les enfants sont nécessairement l’expression la plus fidèle, est une figure centrale de l’idéal rimbaldien. C’est en ce sens qu’une lecture attentive de Matinée d’ivresse doit pouvoir faire avancer notre réflexion à ce sujet. Le deuxième point nous a permis de mettre en relief l’idée que cette ivresse décrivait un parcours d’un début à une fin. La rustrerie est au commencement, mais l’élégante, savante et violente vision des « anges de flamme et de glace » ponctue l’expérience. Les dégoûts initiaux cèdent la place à « une débandade de parfums ». Et que ces parfums échappent à toute saisie, ainsi que l’idée d’éternité, n’empêche pas qu’ils aient été sentis et qu’ils soient des souvenirs marquants pour le poète. Les dégoûts ont à voir avec une « Horreur des figures et des objets d’ici », comme la « rustrerie » est à rapprocher d’une « discrétion des esclaves » et d’une « austérité des vierges ». L’ivresse est bien évidemment désinhibante. Or, Claisse range les « rires des enfants » ou le « Rire des enfants » (puisque l’accord varie) sur le même plan que dégoûts, horreur, rustrerie, discrétion et austérité, et il s’appuie sur cette idée pour considérer que, puisque les rires des enfants sont également à la fin de cette ivresse, c’est qu’ils encadrent de leurs moqueries toute une ivresse qu’ils ne comprennent pas, en maintenant le poète dans la torture mentale d’une réalité tragique et désespérante. Il ne pourrait même pas espérer enseigner son bonheur aux autres. Mais, ne devons-nous pas prendre conscience de l’autre série dessinée par le poème qui réunit positivement en sommet de l’ivresse : « rires des enfants », « débandade de parfums » et « anges de flamme et de glace ». En clair, l’énumération en début de deuxième paragraphe est trompeuse : « Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d’ici, » puisque le « Rire des enfants » ne se situe pas sur le même plan que la suite. Etant donné cette disponibilité des « rires des enfants » à une interprétation positive, nous ne pouvons souscrire au jugement de Claisse qui ne s’est pas intéressé à l’évidente symétrie de construction entre A une Raison et Matinée d’ivresse : il affirme ainsi que « le rire des enfants de Matinée d’ivresse ne saurait être confondu avec le chant des enfants d’A une Raison » (note 2, p.51). Nous pensons exactement l’inverse et nous ne croyons pas pertinent le rapprochement d’Antoine Fongaro sur lequel il s’appuie et qui compare superficiellement le groupe prépositionnel « sous les rires des enfants » à tel autre du Cœur volé : « Sous les quolibets de la troupe / Qui pousse un rire général »[5]. La syntaxe ne conditionne pas ainsi la lecture des deux extraits. Dans un cas, nous avons une fanfare militaire, le rire général de la troupe tourné contre le locuteur-poète, dans l’autre, nous avons des rires d’enfants, figure positive de la poésie rimbaldienne, puisque l’idéal de l’enfance est au cœur de son projet poétique et que les « enfants » ne sauraient être l’origine de la morale du bien et du mal. Les enfants ne répondent pas clairement à l’appel éducatif dont plusieurs termes, chrétiens notamment, répugnent à Rimbaud. Les moqueries des enfants sont une sauvagerie naturelle acceptée dans l’expérience, car ils ont à voir avec l’innocence et la disponibilité. Dans Le Bateau ivre, le poète regrette de ne pas avoir montré aux « enfants » les visions qui furent les siennes. Qui plus est, la phrase : « Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges[,] » suppose un rapprochement avec H où il est question d’un positionnement « sous la surveillance d’une enfance » avec recours à la même préposition et image, ce qui n’est pas sans écho à tel passage de Guerre : « respecté de l’enfance étrange… ». Les « rires » ne sont pas signes d’aliénation comme le sont ou semblent l’être en partie « discrétion », « austérité » et « horreur ». Ils participent de l’ivresse, du chant de la nouvelle Raison.
Si « rire », « discrétion », « austérité » et « horreur » sont bénis par le poète grâce au « souvenir de cette veille », ce n’est sans doute pas parce que ces « esclaves » et ces « vierges » sont si désespérants qu’ils en ont l’air : eux aussi pourraient échapper à « l’ancienne inharmonie ». La prose d’Une saison en enfer qui se termine par l’injonction : « Esclaves, ne maudissons pas la vie[,] » s’intitule significativement Matin. Cette célébration ne peut pas avoir d’autre sens : le poète a lui-même été recouvert d’un « masque » que le jeu de relative paronomase entre « gratifié » et « glorifié » place dans la même sacralisation que ces quatre éléments qui sont interprétés comme tragiques dans la lecture de Claisse. La mention du « masque » est même très subtile, quand il est question de gagner « l’éternité ». L’ivresse n’a pas changé l’être, le poète est encore appelé à d’autres expériences de devenir, mais cette « première fois » l’a marqué. C’est le premier pas qui compte !, peut-on dire.
Matinée d’ivresse est le récit partiel d’une expérience indélébile qui, nouvelle pour le poète, lui apporte la révélation d’un Bien et d’un Beau personnels. Sous forme de « fanfare », cette expérience donne un accès à l’éternité, par vision (de modalité platonicienne en quelque sorte), mais est soumise à un commencement et une fin. Son intérêt va toutefois au-delà d’une révélation divine, puisqu’elle a pour effet d’inoculer un poison de manière irréversible dans l’âme et la chair du poète. La fanfare a permis l’incorporation définitive d’un pouvoir transformant qui est décrié par la société, mais qui va désormais permettre au poète de se dresser plus fermement contre les tyrannies du monde. Ce « poison » est en fait une « promesse » qui passera pour « démence » aux yeux de la raison chrétienne de « l’arbre du bien et du mal ». Les excès prosodiques d’enthousiasme du texte ne sont pas des marqueurs d’ironie, mais au contraire les cris d’une provocation dérangeante. L’alliance platonicienne du Beau, du Bien et du Juste, ravivée pour le XIXe siècle par l’alors célèbre penseur Victor Cousin dont la philosophie est résumée dans l’ouvrage au titre platonicien Du Beau, du Bien et du Vrai (1844), a été reprise inévitablement par la religion chrétienne. Philosophie et religion se tiennent la main au plan moral. Les possessifs indiquent l’opposition individuelle du poète à ce schéma, mais avec aussi quelque chose d’ironique à l’encontre des platoniciens chrétiens, puisque ces possessifs en italiques mettent en avant le précepte delphique cher à Socrate du « Connais-toi toi-même ! » Rimbaud envisage aussi une nouvelle équation du Bien et du Beau en se promettant « d’enterrer […] l’arbre du bien et du mal », ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas simplement d’un rejet de l’épisode de la pomme d’Adam comme péché, mais d’un rejet même de l’idée que cet arbre ait apporté une quelconque connaissance du bien et du mal à l’Homme. L’équation de Rimbaud se prolonge d’ailleurs : « mon Bien ! », « mon Beau ! », « notre très pur amour ». L’auteur du Banquet (à l’origine à la suite de Socrate de la pensée philosophique) et la religion de la charité sont toujours aussi précisément ciblés.
Le poème évoque une extase en plein accomplissement et celle-ci approche de son terme. Il a bien été annoncé le retour à une « ancienne inharmonie » quand la fanfare cessera, ce qui nous assure que l’ivresse présente est celle de « la nouvelle harmonie » du poème A une Raison. Or, la succession des deux poèmes sur un même feuillet est signifiante. Ils sont la même ivresse. A une Raison est le début de l’extase, et Matinée d’ivresse sa suite et sa fin. Le verbe « commenc(er) », présent dans A une Raison, est significativement repris dans Matinée d’ivresse, où il revient plusieurs fois accouplé au verbe « fin(ir) ». Nous avons vu les variations des temps verbaux au cours de leurs emplois. Nous finissons par mesurer que la fin de l’extase était bien plus proche que ce que le début du poème semblait à même de nous faire soupçonner. Nous faisons la rencontre de pas moins de trois mentions de « finit » à l’indicatif présent qui servent à indiquer que l’événement ne saurait plus guère se prolonger. Lors de sa dernière occurrence, nous ne pouvons pas en douter : l’ivresse est consommée, et cela justifie sans doute qu’au début du troisième paragraphe la mention du titre soit retournée en « veille d’ivresse », comme si l’expérience de la « nouvelle harmonie » et les premiers instants d’un retour à « l’ancienne inharmonie » opposaient deux jours distincts. L’articulation entre les deux poèmes confirme ainsi ce que nous avions dit sur l’écoulement du récit.


Bien que paginé « 10 » par un typographe de la revue La Vogue en 1886, un même feuillet  manuscrit des Illuminations (consultable ici) réunit significativement à la suite l’un de l’autre, très précisément dans cet ordre, la transcription du poème A une Raison et le début de transcription de Matinée d’ivresse.


Le troisième paragraphe de Matinée d'ivresse est celui des remerciements qui succèdent à l’événement. Mais l’attention reste tournée vers le moment d’extase et c’est au sein de ce troisième paragraphe que le poète songe à rassembler ses forces pour le combat présent qui réserve d’autres « tortures » que celles du « chevalet féerique » (ou de la « Fanfare atroce »). Aussi, le quatrième paragraphe ne saurait annoncer ce qui vient de se terminer. On peut imaginer que « cette première fois » annonce une relation pérenne à la « nouvelle harmonie », mais l’écho entre les présentatifs : « voici que cela finit… » et « Voici le temps des Assassins » me paraît indiquer que, face à l’exaltation du « très pur amour », dont Rimbaud,  par l’intermédiaire de sa figure de poète, se vante de posséder la « clef » dans Vies, le monde va réenclencher la démarche meurtrière soulignée dans Being Beauteous, ce dernier poème figurant une autre expression allégorique de la dignité des « tortures » de Matinée d’ivresse.
Matinée d’ivresse est bien un poème de l’affirmation du moi, il faut le rapprocher de Génie, mais aussi du second paragraphe blasphématoire du poème Angoisse : « Jeunesse de cet être-ci ; moi ! » Car cette affirmation du moi passe par un rejet d’une morale perçue comme « faiblesse de la cervelle » (Une saison en enfer), et passe par le rejet de la religion de l’arbre du bien et du mal. Sur son « chevalet », dans sa situation « atroce » promise aux « tortures », lesquelles sont préalables à l’accès au Bien et au Beau, le poète s’assimile à un martyr christique. La foi est placée désormais dans un poison, non dans la guérison chrétienne. Et c’est avec la langue chrétienne que s’exprime le rejet railleur de Dieu et du Christ, jusqu’au don de la vie : «  rassemblons fervemment… », « Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours. » Ces formules ont quelque chose d’exagéré car elles se moquent de l’esprit aliénant de la soumission chrétienne, mais elles sont aussi un refus radicalisé de celui-ci. Les lettres « du voyant » avaient annoncé que le poète accepterait les tortures énormes. Matinée d’ivresse montre que leur acceptation est vie, face à une religion qui est le déni du « corps merveilleux », autrement dit, du corps librement épanoui. Du début à la fin du poème, le poète et ses italiques opposent donc le Bien et le Beau personnellement admis à ceux qui veulent tuer la vie par la tyrannie des honnêtetés, par la tyrannie des lois trompeuses du bien et du mal. Rimbaud ne prétend pas en ce poème assassiner l’ordre moral, il décrit au contraire sa préparation endurante pour affronter la répression qu’entend lui faire subir le monde ambiant. Le « pur amour » est du côté d’une rébellion contre une société et un christianisme « assassins ». A l’évidence, la clausule : « Voici le temps des Assassins », est un peu trop sèche que pour terminer en gloire un poème d’ivresse. A la différence d’A une Raison, Matinée d’ivresse mêle l’exaltation à la crispation.
Le poème se fonde comme beaucoup d’autres de Rimbaud sur une reprise parodique d’éléments de la liturgie chrétienne. Les alternances d’exclamation et de phrases partiellement explicatives relèvent d’un dispositif d’imitation de l’adhésion religieuse à une foi. Le début du poème est éloquent entre l’effet de bouche en cœur : « Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! » et les formules péremptoires plus raides : « Fanfare atroce où je ne trébuche point ! chevalet féerique ! » Cette alternance se poursuit au cours du premier paragraphe en s’amplifiant. Manifestation d’enthousiasme : « Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! » avec toute l’oralité d’un rythme binaire porté à l’excroissance ternaire par une sorte de rallonge. Retour au raisonnement : « Cela commença… ». L’émotion exaltée devient alors plus ample en s’étirant en crispation d’orgueil dûment appuyée par les énoncés nominaux brefs et les assonances ou rimes : « Ô maintenant nous si digne […] cette promesse, cette démence ! L’élégance, la science, la violence ! » Un mouvement justificatif reprend : « On nous a promis… », mais la fin du paragraphe est de nouveau exaltée, une proposition incise évoquant l’idéal suspend la description et augmente l’intensité émotive du discours. Le discours des trois derniers paragraphes est ensuite plus posé avec tout de même quelques montées dans le troisième : « […] sainte ! quand ce ne serait […] ».
L’expérience de l’ivresse n’est pas perdue, le souvenir a permis de consacrer une « méthode », une méthode en très forte continuité avec l’esprit des lettres de mai 1871. C’est sans ironie, si pas sans présomption, que Rimbaud parlera de la découverte de « quelque chose comme la clef de l’amour » dans Vies. Cette « clef » revient dans le poème Parade qu’il est intéressant de comparer sur certains points à Matinée d’ivresse. La « clef » du poète se dresse comme formule d’un vrai paradis face à une parade dont le « Paradis » à gagner ne s’approche pas par la méthode du « masque » gratifiant de Matinée d’ivresse, mais par un abandon à la « grimace enragée ». La clef de Rimbaud, c’est de délivrer derrière la fausse « parade sauvage » de tous les artistes exploiteurs des consciences l’accès à la véritable « parade sauvage », mais cet accès ne va pas sans exigence éthique comme le montrent assez les alliances de contraires, les tortures et les consciences tragiques des poèmes Matinée d’ivresse, Being Beauteous ou Génie.
Nous ignorons si notre argumentation convaincra le lecteur au sujet de la dernière ligne du poème Matinée d’ivresse. Il nous semble tout de même que la lecture d’ensemble est acquise et que l’hypothèse d’un affrontement avec les assassins s’inscrit mieux dans le mouvement du poème. Une interprétation inverse de la clausule ne remettrait de toute façon pas automatiquement en cause l’essentiel des éléments de la lecture proposée ci-dessus. Car, une fois pour toutes, l’opposition est d’abord des « nouveaux hommes » aux « anciens assassins », A une Raison, Matinée d’ivresse et Barbare étant trois visages d’un même combat.



Complément annexe : critique de la lecture proposée par Bruno Claisse :

Dans le principal article qu’il a consacré à Matinée d’ivresse, Bruno Claisse applique trop volontiers les thèses d’Henri Meschonnic, Clément Rosset et Vladimir Jankélévitch, ce qui pose un problème d’anachronisme, mais peut favoriser et en même temps masquer des contresens sur l’œuvre rimbaldienne. Soulignons les principaux points qui pour nous posent problème. Le critique parle d’une volonté d’exclusion de tout dualisme ontologique, ce qui nous vaudrait un Rimbaud philosophe et physicien. Or, la critique du rejet du monde sensible par les deux principaux foyers de pensée dualiste (platonisme, christianisme) n’a pas à être assimilée à une démarche de penseur moniste. Rimbaud s’exprime de manière dualiste, et, ce qu’il rejette des deux grands dualismes, c’est la tentation d’un partage proche de la dichotomie entre le monde sensible et l’intelligible. La vie est à la fois sensible et intelligible, et Rimbaud œuvre à la réconciliation de ces deux dimensions, respectées en tant que possessions immédiates. Le monde sensible ne doit pas être rejeté pour un hypothétique au-delà, – ce qui équivaut à une mort, – mais Rimbaud n’envisage pas non plus un monde livré à lui-même et vide de sens, bien que ce type de discours ne lui soit pas inconnu. Il conserve dans sa poésie l’idée d’un sens de l’Histoire et celle d’une morale suprême qu’il faut amener au jour et que les drames de l’Histoire (la Semaine sanglante) ne sauraient ébranler, les faillites des individus n’étant pas la mise en échec fatale du devenir humain. Il conserve aussi l’idée d’une Harmonie universelle que nous dirons « géométrique » par les allusions répétées du poète à la musique des sphères, sachant que l’idée d’Harmonie universelle s’est aujourd’hui réfugiée dans des constantes mathématiques, éprouvées en sciences physiques, qui, plus explicatives que témoins d’un ordre harmonieux, ne semblent plus avoir la même portée politique pour les humains. Autre aporie importante, la lecture de Matinée d’ivresse proposée conditionne l’avènement du Bien de la vérité rimbaldienne à un refus du mensonge de rêves compensatoires et illusoires. La vérité n’est plus la réalité acceptée telle qu’elle est, mais elle est subordonnée à la nécessité d’un mensonge à combattre. Dans le texte du critique, nous observons bien que la vérité est inscrite dans la dépendance d’un mensonge, puisqu’un obstacle-tremplin est présenté comme la condition d’un « élan de nos facultés ». Cela ne nous paraît pas logique et rendrait plutôt étonnantes les colères des amateurs de la vérité contre le mensonge. Claisse parle de « valeur », mais de quoi s’agit-il ? Comment évaluer, sinon mesurer, des triomphes de la lucidité poétique ? Je cite :

[…] l’obstacle (en l’occurrence, le « poison ») est la condition sine qua non d’un « élan de nos facultés » (p.50)
[…] le sujet, découvrant sa concordance avec le tragique, comprend à quel point ce qui le « torture » lui permet d’affirmer sa valeur : non seulement, [sic] il vaut cette vie tourmentante, mais il vaut infiniment plus qu’elle (p.52)

Nous ne voyons dans cette déclaration de victoire et dans cette idée d’un sens donné à la vie que deux pétitions de principe. Ainsi, nous pensons n’être invités qu’à un défi qui débouche sur du vide, puisqu’aucune explication n’est donnée sur la réussite du poète. Nous sommes dans le solipsisme de la vérité dénonçant un mensonge. Enfin, non content de présupposer que les poèmes en prose ont été écrits après le livre Une saison en enfer, livre qui répudiait les illusions passées pour prôner la « réalité rugueuse à étreindre », Claisse, qui interprète l’ivresse de Matinée d’ivresse dans l’optique des idées poétiques qu’il prête au texte Adieu sur lequel se finit Une saison en enfer, va considérer que Barbare dénonce ensuite Matinée d’ivresse comme abandon (de la part de l’auteur lui-même, pas seulement de la part du locuteur-poète) à un double illusoire, sorte d’exception d’ailleurs dans son approche des Illuminations :

la connaissance du tragique […] se mue […] en « combat sprituel » […] elle doit s’édifier sur ce qui fait obstacle à la lucidité […] et […] selon une nouvelle occurrence du paradoxe de l’organe-obstacle, cet absurde apparaît au poète d’Adieu comme le seul ressort capable de tirer le sujet hors de son « sommeil » aliénant, en lui permettant […] de s’imposer à [la nécessité tragique, la « gaieté » attestant] une victoire de la lucidité poétique (p. 50 note 6, à propos de Matinée d’ivresse)

Un tel refus de s’inspirer des « assassins » (« loin des anciens assassins ») étant corrélé à l’abandon des « fanfares » (« Remis des vieilles fanfares d’héroïsme »), ceux-là se trouvent placés ipso facto du même côté que celles-ci, donc du côté de l’ « héroïsme » ; dès lors, l’ici-maintenant de Barbare, s’étant, pour l’essentiel, écarté des « anciens assassins », contredit aussi l’héroïsme de Matinée d’ivresse : le héros affirme même s’en être « remis » […] (p.67)

Claisse parle ensuite de « doubles arctiques du réel (dans Métropolitain puis dans Barbare et Dévotion), dont la fonction consiste autant à éliminer la réalité indésirable qu’à se faire passer pour du réel » (p.68) et « le héros de Barbare n’ignore pas le reniement qu’il commet, puisque, non content de renoncer à ‘étreindre’ (Adieu) le réel, il n’aspire ici qu’à le fuir » (p.75). Selon Bruno Claisse, la parenthèse « (Elles n’existent pas) » offrirait en contrepoint la pensée réelle d’un auteur signalant charitablement aux lecteurs que lui s’oppose à un tel abandon, ce qui nous semble une justification bien mince de la présence de celle-ci en ce poème. C’est la reprise des mots « fanfare(s) » et « assassins » dans Barbare et Matinée d’ivresse qui explique le statut si étrange prêté à ce dernier poème. Notre prochaine étude portera sur le poème Barbare.


Orientation bibliographique
Sur Matinée d’ivresse :

Pierre BRUNEL, Eclats de la violence, José Corti, 2004, pp.227-246
Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « Matinée d’ivresse sans ‘paradis artificiels’ », Classiques Garnier, 2012, pp.49-61 (Nota bene : article contradictoire avec un précédent du même auteur non reconduit dans son livre qui était plus proche des conclusions de l’article précité d’Antoine Fongaro).
Antoine FONGARO, « Fraguemants » rimbaldiques, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1989, pp.69-76
Antoine RAYBAUD, Fabrique d’Illuminations, Le Seuil, 1989, pp.51-55
Sur A une Raison :
David DUCOFFRE, « Lecture d’A une Raison », Parade sauvage, n° 16, 2000, pp.85-100

Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « Guerre et A une Raison : de la providence tragique à la folie métaphysique », Classiques Garnier, 2012, pp.29-38.




[1] Cf. Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « Matinée d’ivresse sans ‘paradis artificiels’ », Classiques Garnier, 2012, p.49 note 1, où figure un rappel des réticences de Pierre Brunel qui ne croit pas cette allusion nécessaire, de Cecil Arthur Hackett qui entend l’exclure et d’Antoine Fongaro qui l’admet, mais pour supposer son renvoi comme faux-semblant. « Ces avis détonnent au sein d’une critique largement épargnée par le doute. »
[2] « Les ‘Assassins’ du Poème du Haschisch (Baudelaire) et du Club des Haschischins (Gautier) – les uns et les autres abusés par la croyance en ce qui n’existe pas (le Paradis) – n’ont donc de commun avec les ‘Assassins’ de Matinée d’ivresse, qu’un lointain rapport étymologique […] » (opus cité, p.61). Fût-ce involontairement, l’allusion n’est pas pleinement rejetée dans la mesure où l’auteur établit un contrepoint entre les personnages.
[3] Antoine FONGARO, « Fraguemants » rimbaldiques, « Deux points stratégiques dans la lecture de Matinée d’ivresse », Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1989, pp.69-76. « L’apparence est l’exaltation du ‘poison’ au sens de drogue. Mais c’est l’exaltation (que rend factice son exagération même) d’un procédé […] en réalité dévalué et disqualifié par Rimbaud » (pp.72-73). Les exclamations ne seraient pas naturelles, mais, – et là, le commentaire devient plus pertinent, – derrière le faux-semblant, le poète a une volonté de subversion sociale qui est sa vraie méthode. L’ironie ne s’applique pas à l’ensemble du poème. Fongaro voit que la gratification du « masque » est celle d’un jeu subversif : « Bah ! faisons toutes les grimaces imaginables », est-il dit dans Nuit de l’enfer.
[4] Camille PELLETAN, Le Comité central et la Commune, 1879. Il s’agit d’un recueil d’articles publiés un peu auparavant dans des journaux. Voir aussi, à la suite également de publication d’articles à peine postérieurs aux événements dans la presse, le livre Barbares et bandits de Paul de Saint-Victor (1871).
[5] Bruno CLAISSE, opus cité, p.51 note 2 ; Antoine FONGARO, De la lettre à l’esprit. Pour lire Illuminations, Champion, 2004, pp.161-171 (reprise de l’article cité en bibliographie et paru initialement dans le livre « Fraguemants » rimbaldiques).

1 commentaire:

  1. En fait, j'ai aussi une thèse pour interpréter les "Assassins" comme le groupe formé autour du poète des révoltés. Les italiques pourraient avoir valeur de citation: voici les assassins comme ils disent. L'idée d'assassin est préparée par les idées de déporter, etc. (inversion de la répression communarde au passage), par le don de la vie tous les jours, par l'enterrement donc la mise à mort de l'arbre du bien et du mal. Et cela sans rien changer à la lecture des trois autres paragraphes.

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