jeudi 14 novembre 2013

Théorie du vers (Cornulier)

Le travail métrique de Cornulier ne se limite pas à une approche des problèmes de césure, ni à suivre les pas de Jacques Roubaud avec le livre La Vieillesse d'Alexandre. L'ouvrage Théorie du vers nous propose des exercices simples à faire soi-même et pour soi-même qui appuient toute une démonstration. Les conclusions ont l'air évidentes, mais elles ne le sont pas en regard de l'histoire des théories de la versification.
En principe, lire des vers, c'est percevoir une égalité récurrente. Cette égalité vient du nombre des voyelles. Dans d'autres langues, les voyelles vont s'opposer entre voyelles brèves et voyelles longues (grec, latin) ou plus généralement entre voyelles accentuées et non accentuées, mais pour ce qui concerne des langues comme l'italien, le français ou l'espagnol, trois langues romanes, les oppositions entre types de voyelles ne sont guère pertinentes, que la langue soit assez accentuée (l'italien) ou pas (le français). Les voyelles nasales du français semblent un peu plus longues (long, lent), mais cela est dérisoire en comparaison du latin et du grec. Dans les langues romanes, la versification est simple, rudimentaire : c'est l'égalité récurrente d'un même nombre de syllabes à laquelle le lecteur est sensible, et il est sensible à l'égalité sans identifier ce nombre lui-même. Si on lui récite un poème en vers de cinq syllabes, il entend l'égalité syllabique de 16 vers et non pas 16 fois cinq syllabes. Il peut sentir l'égalité et croire, sans réfléchir, que le poème était en vers de 6 syllabes. Tout cela est montré, exercices à l'appui, dans le livre Théorie du vers. Le problème, c'est que cette égalité est perdue de vue de deux manières par le lecteur. D'une part, non content d'élider les "e" et de ne pas bien connaître les diérèses "rati-on", etc., il se fie au seul retour à la ligne. Or, quelle est, en-dehors de la mise en page et du ralentissement de lecture que cela peut produire comme effet, la différence entre des lignes de 5, 7, 9, 6, 8 syllabes et un texte en prose où on ne saurait aussi trouver que des mêmes suites désordonnées de petits segments de 5, 6, 7, 3 syllabes (si on veut à tout prix saucissonner un texte)? Aucune. Le vers libre moderne n'est qu'une prose déguisée. Et Cornulier fait remarquer que plusieurs vers de La Fontaine sont de la prose pure et simple, car si La Fontaine tend à privilégier, malgré le désordre de la distribution, des vers de 7 ou 8 syllabes, des décasyllabes ou des alexandrins même qui reviennent dans un même poème, il y a quelques exceptions, ainsi de la seconde ligne de trois syllabes de la célèbre fable du Renard et du Corbeau, qui peut juste à la limite rappeler le début d'une ode de Ronsard.

Du point de vue du vers, Mouvement et Marine ne sont pas que l'invention du vers libre moderne, ce sont des hérésies provocantes.

Le deuxième errement de la plupart des lecteurs vient de ce qu'on leur enseigne la foi des accents à identifier dans un vers, et cela est combattu par Cornulier dans l'ensemble de ses travaux. Un argument simple qui donne raison à Cornulier, c'est que les traités ou arts poétiques n'ont pas parlé d'accent avant le dix-neuvième siècle. Même, Quicherat a beau institutionnaliser la théorie des accents par le succès de son traité de versification, Théodore de Banville, un poète réputé de son époque, n'introduira pas la notion d'accent dans son Petit traité de versification française.
Or, il existe plusieurs théories concurrentes. Certaines théories, ne s'occupant finalement pas de ce que l'alexandrin est supposé avoir deux hémistiches de six syllabes, vont envisager cinq, six, sept accents dans un vers, et un vers avec une suite de monosyllabes séparés par des virgules sera imperturbablement considéré comme un alexandrin. C'est plus qu'une évidence, c'est têtal, têtal parce que ça vient de la tête.
Mais si on s'en tient à la théorie la plus stable à laquelle se rattachaient le maître à penser Quicherat, le brillant analyste des strophes et des vers que fut Philippe Martinon, et la tradition enseignante depuis lors, même dans l'idée de l'alexandrin à quatre accents, le fameux alexandrin qu'on dit "tétramètre", si deux accents sont placés à la césure et à la rime, l'égalité n'est nullement maintenue, puisqu'à l'intérieur des hémistiches nous sommes censés apprécier dans chaque un accent mobile. Selon cette théorie, nous pouvons avoir des hémistiches: 5-1, 4-2, 3-3, 2-4, 1-5, combinés par deux du genre 5-1 4-2, la beauté de la symétrie l'emportant résolument dans la combinaison 3-3 3-3. Mais pour le reste, les égalités sont très discutables, y compris dans les cas du 4-2 4-2, 1-5, 1-5. D'un vers à l'autre, on passe à une combinaison différente. Certes, on peut répliquer par la comparaison avec certaines variantes d'un même vers latin en fait de calibrage de voyelles brèves et longues, mais, outre que cette théorie de l'accent pose un problème de validité scientifique au plan de la langue, il n'en reste pas moins qu'on applique cette grille d'accents à Corneille et Racine, bien qu'ils n'en aient jamais entendu parler.
Et évidemment, les audaces des poètes du dix-neuvième vont échapper à ce cadre de l'alexandrin tétramètre. Le trimètre sera une variation 4-4-4, avec une fausse évidence opposant le trimètre au tétramètre. Et si Hugo, Baudelaire, Banville, Musset, Verlaine ou Rimbaud placent une préposition à la sixième syllabe, loin de penser qu'il s'agit d'une acrobatie autour de la césure, le vers sera une hérésie nouvelle avec deux hémistiches de cinq ou sept syllabes, où chercher ou pas deux accents mobiles complémentaires.
Il faut se reporter à certains ouvrages de Cornulier et à la thèse de Gouvard pour apprécier comment a été réfutée la théorie des accents dans le vers français.
Evidemment, en dérangeant les habitudes, la théorie du vers sera considérée comme un retour à une approche mécaniste du vers au mépris de la prosodie, au mépris de ceux qui veulent une gloire de l'analyse subtile de l'accent dans la langue française, ou dans les dialectes français médiévaux.

Il y a donc 8 vers simples de une à huit syllabes dans notre tradition, qui ne sont vers que par le fait de laisser revenir le même patron, la même mesure à plusieurs reprises. Puis il y a les vers "composés", combinaison de plusieurs mesures, qui sont essentiellement le décasyllabe littéraire aux hémistiches de quatre et six syllabes, et l'alexandrin aux deux hémistiches de six syllabes.
On a vu plus haut que la théorie des accents amenait à brouiller cette perception égalitaire.
Un 4-2 2-4 suivi d'un 2-4 2-4 et puis d'un 3-3 3-3 n'offre pas une égalité fondant une versification, alors que le retour d'une structure 4-6 à l'identique, oui.
Et quand les poètes du dix-neuvième vont chahuter cette égalité, la première question à se poser, qui est au demeurant la bonne réponse, c'est de se demander s'il ne faut pas forcer la lecture en 4-6 ou en 6-6 ou en 5-5 en devinant l'effet de sens que peut produire l'audace mise en place.

Mais cela suppose aussi d'identifier le problème de la césure et d'en venir à un autre sujet que nous avons laissé de côté la question du "e" féminin.
A la suite de Cornulier, nous ne parlerons pas de "e muet". Si le "e" devient muet, c'est que nous lisons de manière relâchée, même si ce mode relâché tend à devenir la norme avec la bénédiction de linguistes bien pressés. Comme il le fait remarquer, si les poètes respectent l'alternance des rimes féminines et masculines pendant trois siècles, pourquoi ne pas lire le "e" à la fin du vers qui rend seul sensible cette alternance.
Si le "e" est muet, cette alternance n'a aucun sens.
En réalité, le "e" est l'unique voyelle instable du français et cette instabilité dans un vers ne peut être observée qu'à la fin d'une unité. Il est trop faible pour finir la mesure et la fin de la mesure est donc "reportée" si on peut dire à la voyelle antérieure.
"Je vois de ma fenêtre" C'est une ligne de sept syllabes, mais cela ferait un vers ou un hémistiche de six syllabes. Loin de parler de "e" muet, les anciens au XVIème siècle parlaient plus justement de voyelle surnuméraire. Le "e" féminin était également appelé la voyelle languissante, tout simplement.
Le problème vient de ce qu'il y a la question des césures.
Nous connaissons trois types de césures déviantes autour de la question du "e" féminin.

La césure épique : quand le "e" au milieu du vers ne compte pas pour la mesure, il est entre les deux hémistiches.
Rimbaud fait sans doute allusion à cette césure dans Conte :
"La musique savant-e- manque à notre désir."
Rimbaud joue à frôler la formation de l'alexandrin, mais le "e" de "savante" permet d'exclure ce basculement du côté du vers.
La césure épique remonte à La Chanson de Roland, dont voici les vers 6 et 16 qui sont des décasyllabes littéraires :

Fors Sarraguce, ki est en une muntaigne. (lire "ki est" comme une seule syllabe)
Li empereres Carles de France dulce

Cette césure se rencontre essentiellement dans la littérature épique médiévale, à savoir les chansons de geste. Elle n'est plus tolérée à partir du XVIème siècle.

Nous connaissons ensuite le cas de la césure lyrique, où cette fois le "e" est devant la césure et compte pour la mesure, il se rencontre essentiellement dans la poésie lyrique des XIVème et XVème siècles, et notamment dans la poésie de François Villon.

        [...] quoy que fusmes occiz
Par Justice. Toutesfois, vous savez
Que tous hommes n'ont pas bon sens rassiz;

Ce ne sont que deux entre autres des césures lyriques de Villon, mais ici elles sont consécutives. Il s'agit d'un extrait de la célèbre ballade des pendus, que connaissait l'auteur d'un Bal des pendus, et il est amusant de constater que le premier poème ("Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...") de Rimbaud qui contiendra des césures lyriques n'a évité que de peu l'emploi du mot "justice" lui-même à la césure.

Et de braise, et mille + meutres, et les longs cris

Et toute vengeance ? + Rien !... - Mais si, toute encor,

Périssez, puissance, + justice, histoire, à bas!

A nous ! Romanesques + [z]amis : ça va nous plaire.

Cités et campagnes ! + Nous serons écrasés !

Admirable contraste entre les deux textes derrière ce rapprochement inattendu.

Enfin, une césure dont je ne sais plus où trouver un exemple dans la poésie médiévale française est celui dit de la césure à l'italienne, quand le "e" qui termine l'énoncé du premier hémistiche contribue à la mesure du second hémistiche. Rimbaud, mais il a été précédé par Villiers de L'Isle-Adam et Leconte de Lisle, a pratiqué ce type de césure dans Mémoire / Famille maudite.

Font les saules, d'où sau+tent les oiseaux sans brides.

[...] l'ombrelle
Aux doigts; foulant l'ombe+lle ; trop fière pour elle

Ah ! la poudre des sau+les qu'une aile secoue !
 Le premier exemple mime un saut, le troisième la secousse, le second l'acte de fouler une fleur. Mais le deuxième exemple a encore l'intérêt d'aggraver l'audace par la ponctuation du point-virgule qui brise la reprise du second hémistiche, et en même temps l'intérêt quasi contradictoire de se justifier par sa relation à la rime, les hémistiche de cet alexandrin s'assonançant en [è], voire rimant bien en "-elle", au-delà de la récupération du "e" dans un cas (césure) et non dans l'autre (rime ou plus précisément fin de vers).

Le mélange de ces trois types de césures dans un poème serait particulièrement délicat et Rimbaud ne s'y est pas essayé. Il n'a du moins pas pratiqué la césure épique.

Il a pratiqué quelque chose qui y ressemble, mais pas la césure épique en tant que telle. Il a pratiqué l'effet prosodique du "e" languissant surnuméraire dans Larme et Fêtes de la faim :

Entourée de tendres bois de noisetiers,

Pains couchés aux vallées grises !

Nous ne traiterons pas ici de la délicate recherche d'une césure dans les vers de onze syllabes du poème Larme. Nous nous contenterons de considérer qu'il s'agit d'une audace prosodique qui pourrait se justifier par collision de voyelles "ée" et par des arguments un tant soit peu similaires à ceux qu'on pourrait donner pour justifier la "synérèse" de "ki est" plus haut dans un vers de La Chanson de Roland.
Au XVIème siècle, le "e" après voyelle était encore compté, quand progressivement son emploi a été proscrit, mais cette proscription a consisté à rendre impossible certaines expressions, certains mots même à l'intérieur des vers. Depuis le XVIème siècle, il n'est plus possible de rencontrer les féminins pluriels "vies", infinies", "aimées", "éclairées" ailleurs qu'à la rime dans un poème. Le procédé de Larme et Fêtes de la faim est différent.
Mais, ce qui m'intéresse, c'est que malgré l'apparentement du procédé, Rimbaud n'a pas pour autant pratiqué la césure épique dans ses poèmes en vers, mais uniquement, et pour éviter l'alexandrin en tant que tel dans Conte où il joue sur l'allusion et la dérobade.
Or, pourquoi ces trois types de césures?
Celle de la césure lyrique est problématique, puisque c'est une négation de fait du statut de "e" féminin. En réalité, Cornulier envisage que ces poèmes étaient composés en fonction de la musique et que le relais musical permettait de faire abstraction de la qualité de la voyelle. Poésie lyrique pour le Moyen Âge, c'est une poésie accompagnée de musique, ce qui justifie l'allusion à la lyre, il ne s'agit pas de notre moderne conception du lyrisme. C'est un anachronisme que de lire les poésie de Villon et Marot comme des exemples de poésie lyrique au sens moderne, car ces poésies ne sont pas lyriques au sens moderne : le Moi est social et ne s'y libère pas à la manière d'un romantique et de tout ce qui s'en est suivi.
La césure à l'italienne est proscrite dans la versification, mais pas dans d'autre langue (italien, anglais), mais qu'elle soit admise dans d'autres traditions ne doit pas empêcher de considérer qu'il était très audacieux vu la tradition française d'y revenir. Quand Villiers de L'Isle-Adam, Leconte de Lisle, puis Rimbaud la pratiquent, elle a fortement vocation à surprendre l'oreille des amateurs de poésie.
Mais, cette audace ne remet pas en cause l'analyse des hémistiches en tant que tel et confirme le statut à part du "e" féminin.
En revanche, la proscription de la césure épique est intéressante.
Si la césure épique n'était pas interdite, les hémistiches seraient demeurés à travers le temps l'exact équivalent de vers. Un alexandrin serait un vers composé de deux vers plus petits. Sa proscription permet d'affiner l'approche du vers français. Les hémistiches ne sont pas simplement juxtaposés, mais ils sont enchaînés, puisque le "e" surnuméraire est proscrit.

Quand un poète écrit tel premier hémistiche : "Sa chaste robe noire" ou "Sur la place taillée" ou "L'orchestre militaire", il sait que son second hémistiche commencera par une voyelle phonétique, ce qui est le signe de la solidarité de ces deux unités métriques formant l'alexandrin:

"Sa chaste robe noire, heureux, la main gantée"
"Sur la place taillée en mesquines pelouses,"
"- L'orchestre militaire, au milieu du jardin,"

Une telle gymnastique n'a rien de difficile. Les poètes n'avaient aucun mal à éviter la césure épique.
Mais une fois proscrite la césure épique, il n'est plus possible de dire qu'un poème en alexandrins est aussi un poème en vers de six syllabes finalement, car la jonction deux par deux des hémistiches devient sensible.
Il existe maintenant un ensemble de proscriptions à la césure en fonction de la grammaire et des mots employés.
Une phrase ne tient pas tout entière dans un hémistiche, ni même dans un vers. Les enjambements sont inévitables et à la césure et à la rime, mais les proscriptions concernent des formes plus étroitement solidaires, à commencer par le mot. La césure n'est pas censée passer au milieu d'un mot. Elle n'est pas censée non plus passer entre la plupart des déterminants et le nom, entre certains pronoms et le verbe, entre certaines conjonctions et la proposition qu'elles introduisent, entre un adjectif et un nom. La métrique doit être aussi en harmonie avec le vers et éviter de donner l'impression de séparer sans ménagements certaines fonctions comme sujet et verbe, verbe et compléments d'objet, nom et complément du nom., voire certains adverbes monosyllabiques, la question du rejet ou contre-rejet d'une syllabe étant particulièrement sensible dans le traitement du vers. L'histoire des audaces de versification reposent sur cet ensemble encore assez limité de phénomènes. La rupture au XIXème a deux grandes époques clefs. D'une part, la période 1819-1830, d'autre part la période 1855-1872.
La première période 1819-1830 a complètement échappé à l'attention scrupuleuse des métriciens, bien qu'il fût de notoriété publique que l'un après l'autre Chénier et Hugo avaient touché au vers. La seconde période a été très bien analysée par les métricométriciens Cornulier, Gouvard et Bobillot, mais il reste encore à déterminer jusqu'où Rimbaud a libéré le vers en 1872. J'ai déjà publié mon sentiment sur la question et certains résultats, j'ai poursuivi sur ce blog, et je vais poursuivre prochainement aussi bien mes analyses sur les bouleversements métriques de la période 1819-1830 que mes mises à jour sur la versification de Rimbaud en 1872, et cela se prolongera par une étude du syllabisme dans les poèmes en prose des Illuminations.
















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