samedi 16 novembre 2013

Les césures des vers de 1872 : les vers de dix syllabes (2/2)

Normalement, l'identification d'une césure va de soi

Le décasyllabe littéraire comporte une césure après la quatrième syllabe C'est le seul décasyllabe employé dans la grande littérature jusqu'au dix-neuvième siècle C'est le vers épique de la plupart des chansons de geste et notamment de La Chanson de Roland C'est aussi le vers de la Ballade des pendus et tout simplement le grand vers français petit à petit concurrencé par l'alexandrin Il a conservé son statut de grand vers épique, héroïque, jusqu'au XVIème siècle, avant d'être définitivement détrôné par l'alexandrin justement
Celui-ci est devenu alors le grand vers français, y compris pour la stature épique, même si les grandes épopées ne se pressèrent plus guère au portillon
Mais, le décasyllabe a conservé un statut de deuxième vers noble français, l'octosyllabe étant le troisième grand vers, mais considéré comme à la limite du familier
On a vu que Tête de faune était en décasyllabes réguliers très chahutés, que Juillet était en décasyllabes à césure habituelle et que si cela n'était pas nettement sensible, cela était démontrable, ce que nous avons fait Nous n'avons pas une démonstration complète pour Jeune Ménage, mais nous avons donné une suite d'arguments sérieux pour considérer qu'il s'agit très probablement de décasyllabes avec la césure après la quatrième voyelle
Toutefois, nous avons parlé d'un second type de décasyllabe que, par opposition, on appelle le décasyllabe de chanson Ce décasyllabe n'avait pas de fortune littéraire, jusqu'à ce qu'un poète Regnier-Desmarais (de mémoire) l'exploite et que cela déclenche une querelle importante au XVIIIème impliquant l'hostilité de Voltaire Je passe ici sur le fait qu'on croyait que Régnier-Desmarais avait inventé ce vers et je laisse à toute forme de bêtise banvillienne ou autre le soin de dire quels vers sont possibles ou pas En réalité, le répertoire des mètres avec césure n'est qu'affaire de tradition qui s'impose ou non
Or, le décasyllabe de chanson s'impose progressivement avec les poètes romantiques puis parnassiens Nous en rencontrons bien sûr dans les poèmes de Baudelaire et Verlaine, par exemple
Or, quand nous lisons des poèmes en décasyllabes du dix-neuvième, nous avons conscience qu'ils ont une césure, même si nous ne savons pas d'instinct si celle-ci est après la quatrième ou après la cinquième syllabe
Nous sentons la régularité avant de cerner quel type de décasyllabe est employé

Or, là est l'intérêt Pour l'alexandrin, si les césures sont chahutées dans leur ensemble, on n'en recherche pas moins pour autant la césure normale après la sixième syllabe, tandis qu'avec des vers de dix syllabes, si les césures sont chahutées dans leur ensemble, on va forcément hésiter entre les deux options possibles Ce n'est que dans un troisième temps qu'on va éventuellement essayer de déterminer si la césure ne se trouve pas encore ailleurs, soit 3-7 ou 6-4, mais en basculant alors dans l'absence de tradition
Les études de Tête de faune ont été faussées par le sentiment qu'on pouvait tantôt considérer un décasyllabe comme classique, tantôt comme chansonnier, tantôt comme "italien" (inversion 6-4) J'ai montré que cela n'était pas cohérent et que la lecture en décasyllabes littéraires allait de soi en considérant l'avancée des césures par enjambements de mots Un alexandrin de Verlaine m'a servi de preuve externe, en plus de la proportion faible de vers déviants dans la lecture en décasyllabes traditionnels, y compris face aux modèles concurrents proposés
Voici pourtant un petit poème qui pose problème Il s'agit de la Conclusion de Comédie de la soif
Je vais proposer tour à tour les deux lectures forcées : en décasyllabes littéraires, puis en décasyllabes de chanson La césure est notée +

I Le 4-6

                                                      Conclusion
Les pigeons qui + tremblent dans la prairie,Le gibier, qui + court et qui voit la nuit,Les bêtes des + eaux, la forêt asservie,Les derniers pa+pillons !... ont soif aussi.
Mais fondre où fond + ce nuage sans guide,— Oh ! favori+sé de ce qui est frais !Expirer en + ces violettes humidesDont les auro+res chargent ces forêts ?

II Le 5-5

                                                     Conclusion

Les pigeons qui trem+blent dans la prairie,Le gibier, qui court + et qui voit la nuit,Les bêtes des eaux, + la forêt asservie,Les derniers papi+llons !... ont soif aussi.
Mais fondre où fond ce + nuage sans guide,— Oh ! favorisé + de ce qui est frais !Expirer en ces + violettes humidesDont les aurores + chargent ces forêts ?

Les deux lectures semblent aussi valables ou aussi peu valables l'une que l'autre, fait inquiétant qui inviterait à plaider une lecture décésurée Certains me diront qu'une lecture en 3-7 serait mieux que ces deux-là Certaines me diront d'essayer finalement le 6-4, c'est ni mieux ni moins bien

En fait, je ne prends pas au sérieux la recherche 3-7 ou 6-4 pour les raisons suivantes
D'abord, les deux modèles ci-dessus ont pour eux d'avoir une tradition qui les appelle ou soutient, mais on verra avec les vers de onze syllabes que cet argument peut ne pas être suffisant malgré tout
Ensuite, si j'applique une lecture 3-7 ou 6-4 il faut que j'observe des choses intéressantes dans la manière de masquer ces césures nouvelles Il faut bien que le poète ait élaboré quelque chose et non pas fait un embrouillamini gentillet

La troisième raison, c'est que je me méfie du tout ou rien du chahutage, ce que je vais essayer de montrer en comparant les deux modèles ci-dessus, et cela à l'avantage du modèle littéraire 4-6

La lecture en décasyllabes de chanson a pour elle le vers 3

Les bêtes des eaux, + la forêt asservie,

Mais aussi les vers 2 et 6

Le gibier, qui court + et qui voit la nuit,

 — Oh ! favorisé + de ce qui est frais !

Et Rimbaud finirait son poème sur une césure féminine :

Dont les aurores + chargent ces forêts ?
La plupart des autres césures sont jouables, en admettant un effet papillonnant d'un enjambement de mots :

Les derniers papi+llons !... ont soif aussi.

 Mais fondre où fond ce + nuage sans guide,

 Expirer en ces + violettes humides

En revanche, Rimbaud ouvrirait son poème sur une césure à l'italienne qui passe moins bien et en même temps ne soulève pas mon enthousiasme Elle est plus déviante, elle serait même celle sur laquelle repose essentiellement tout le brouillage, mais je peine à lui trouver une pertinence Oui, elle mime un tremblement, comme on a un papillonnement et c'est vrai que pour Jeune Ménage j'ai justifié fort minimalement certaines césures, puis le premier vers de Jeune Ménage qui pouvait former un décasyllabe de chanson j'y ai lu un brouillage initial du décasyllabe littéraire par enjambement du mot "ouverte"
Il faut dire aussi que les poèmes Juillet et Jeune Ménage ne se prêtaient pas à l'idée de chanson, ce qui est très différent ici, voici dont ce vers initial de Conclusion qui m'interpelle, bien qu'il puisse faire un décasyllabe de chanson acceptable avec césure à l'italienne :

Les pigeons qui trem+blent dans la prairie,
Pour moi, ce vers est moins gracieux que les autres en lecture chansonnière 5-5v

Passons maintenant à la lecture forcée en 4-6

Cette lecture a pour elle le vers 5 dont la césure serait alors soutenue par un effet de répétition, et je trouve que cette lecture ainsi s'impose fortement à moi :

 Mais fondre où fond + ce nuage sans guide,

Je trouve que la lecture avec une césure à la cinquième syllabe ruine l'effet superbe de la répétition :

Mais fondre où fond ce + nuage sans guide,

Pour les trois premiers vers, même si la lecture en décasyllabes de chanson est plus naturelle, je remarque une constant dans la lecture en décasyllabes traditionnels, le placement à la césure de monosyllabes pour des mots qui normalement ne sont pas à la césure ou exceptionnellement (pronom relatif "qui") :

Les pigeons qui + tremblent dans la prairie,Le gibier, qui + court et qui voit la nuit,Les bêtes des + eaux, la forêt asservie,
Le vers 3 donnerait une fausse évidence à la lecture 5-5
J'observerais aussi une déclinaison "tremblent" derrière la césure, puis un autre verbe cette fois purement monosyllabique avec en prime une conjonction qui fait rebondir le vers une syllabe après la césure, et enfin un rejet d'un autre monosyllabe, mais un nom cette fois, avec à nouveau une virgule une syllabe après qui fragmente le second hémistiche
Enfin, le quatrième vers imposerait toujours comme la lecture en 5-5 un enjambement de mot sur le mot "papillon", mais cette fois autour de la double présence du [p] dans le mot :

Les derniers pap+illons !... ont soif aussi.
Après avoir signalé la suite "ble bleus" dans Juillet, je pourrais dire que la suite "ons !... ont" est la preuve que la césure après la cinquième syllabe, sauf qu'ici outre la concurrence d'une lecture 4-6 justifiable, nous aurions sèchement la suite de deux voyelles nasales qui seraient pleinement cacophoniques en lecture 5-5 Rappelons que dans Juillet les cacophonies ne sont que des indices paradoxaux, un renforcement du chahutage

Il me reste alors les trois derniers vers à commenter sous l'angle d'une lecture en décasyllabes traditionnels


— Oh ! favori+sé de ce qui est frais !
Expirer en + ces violettes humides
Dont les auro+res chargent ces forêts ?
Le premier de ces trois est à rapprocher à l'évidence des césures de Tête de faune et de la césure de Verlaine qui me sert de preuve qu'il y a bien recours à un tel procédé :

Un faune effa+ré montre ses deux yeux

Brunie et san+glante ainsi qu'un vin vieux,
L'avant-dernier vers est aussi justifiable en 4-6 qu'en 5-5
Quant au vers final, il a en faveur d'une lecture 5-5 la comparaison avec les césures féminines exhibées de Juillet et Jeune Ménage, mais son abondance de [R] m'invite à en apprécier l'effet d'achoppement sur le mode d'une lecture littéraire 4-6 :

Dont les auro+res chargent ces forêts ?

S'agit-il de l'unique poème de Rimbaud où deux possibilités de lecture au plan des césures seraient ménagées, mais deux lectures pourtant aussi chahutées l'une que l'autre ?
Il est clair que le poème donne des indices concrets que Rimbaud a songé à la concurrence des deux césures, mais faut-il conclure à un jeu de concurrence égal ou faut-il estimer qu'il y a une hiérarchie, qu'une césure prenait le pas sur l'autre dans l'esprit de Rimbaud au moment où il a composé ce poème ?
Sans doute la lecture 5-5 est un peu plus harmonieuse, mais la lecture 4-6 me semble offrir plus d'effets intéressants à la césure

Nous réussissons à poser que trois poèmes sont clairement en décasyllabes littéraires, mais pour le quatrième nous n'arrivons qu'à établir la concurrence des deux modèles traditionnels, sans parvenir à prouver, même si nous avons une opinion, qu'un modèle prend le pas sur l'autre Il est possible que l'autosuggestion altère mon jugement en faveur de la lecture 4-6 et que la lecture 5-5 justifiée dans un contexte de chanson soit la bonne

3 commentaires:

  1. Nous pouvons exclure une lecture avec césure après la sixième syllabe au moins avec l'exemple du vers suivant :
    "Mais fondre où fond ce nu+age sans guide", pourquoi aller chercher une césure aussi compliquée quand les deux modèles traditionnels se défendent?
    Une lecture en 3-7 semble pouvoir se défendre, sauf pour deux vers qu'il faudrait alors justifier on ne sait trop comment:
    "- Oh! favo + risé de ce qui est frais !"
    "Dont les au+rores chargent ces forêts?"

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  2. Il y a deux idées qui font que je n'arrive pas à écarter l'idée de la césure après la quatrième syllabe C'est en partie le caractère de citation d'un procédé utilisé dans Tête de faune pour "favori+sé" et c'est surtout l'idée tranchée, mais trop peut-être, que je me fais de la lecture avec appui métrique de la répétition "Mais fondre où fond" En réalité, je suis en lutte contre l'idée que la lecture 5-5 est plus naturelle, ce qui est indiscutable Mes réticences sur les vers 1, 4 et 8 sont dérisoires et artificielles Seul le vers 5 est heurté dans le cas d'une lecture 5-5, ce qui donne un prix nettement supérieur à cette lecture, d'autant que pour l'occasion le recours du mètre de chanson correspond bien au contexte de chanson comédie Le mot "tremble" figure déjà dans Tête de faune et j'envisage très bien Rimbaud le réutiliser cette fois à la césure Le tempo des deux premiers vers n'est pas crédible en 4-6 puisqu'il est d'office moins naturel que le tempo en 5-5 pris en considération pour ces mêmes deux premiers vers, et même les trois premiers La cacophonie "ons ont" est bien dans le prolongement de Juillet
    Je pense que la lecture 5-5 finira par primer dans mon esprit, mais que la lutte des deux me permet d'envisager que de toute façon Rimbaud a été forcément assez intelligent pour juger qu'il avait l'occasion d'une tension entre les deux modèles, tension déjà esquissée dans Tête de faune
    En revanche, je maintiens ma réticence à dire que puisque Rimbaud est conscient de la double option au regard de la tradition on peut penser qu'il s'agit d'un poème ambivalent également possible en 4-6 et en 5-5 La lecture 5-5 a pour elle des arguments plus concrets que certains de mes arguments de goût pour le 4-6 au plan de quelques vers

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