samedi 16 novembre 2013

Les césures des "vers libres" de 1872 : vers de dix syllabes (1/2)

Je choisis la dénomination "Vers Libres" qui est celle de Verlaine et qui a le sens classique de vers ne respectant pas scrupuleusement les règles de mesure ou de rime

Certains poèmes en vers libres ne sont pas concernés, puisqu'il n'y a pas à chercher la césure dans les vers de 8 syllabes et moins Le poème Bonne pensée du matin présente un unique alexandrin en clausule que tout le monde admet comme tel et qui présente une forme conventionnelle non problématique :
"En attendant le bain + dans la mer, à midi"
La césure sera notée + et elle figurera à la suite d'un mot quand c'est possible, à la suite d'une voyelle quand la césure passe à l'intérieur d'un mot, ce qui permet d'éviter tout débat confus sur la syllabation

De ce qui nous est parvenu, nous avons affaire à deux poèmes en vers de douze syllabes qui seront confirmés en tant que poèmes en alexandrins, quatre poèmes en vers de dix syllabes en incluant Tête de faune, quatre poèmes en vers de onze syllabes

Il y a deux types de vers de dix syllabes reconnus dans la tradition française : le vers aux hémistiches de quatre et six syllabes, le vers aux deux hémistiches de cinq syllabes En dépit de discours d'autorité très répandus, le vers aux hémistiches de six, puis quatre syllabes n'est pas reconnu dans la tradition française, comme il peut l'être dans la tradition italienne C'est une erreur d'analyse que d'en attribuer à des prédécesseurs de Rimbaud, y compris Verlaine Le vers aux hémistiches de six, puis quatre syllabes n'a pas d'existence autonome en français, mais il n'est pas vrai non plus qu'il peut se mélanger à l'occasion dans un poème aux hémistiches de quatre puis six syllabes Cette inversion italienne ne s'est pas implantée en France
Nous avons aussi à effectuer une dernière mise en garde Les types de vers de dix syllabes ne se mélangent pas entre eux Deux exceptions, un poème en vers libres de Musset Promenade dans les Alpes qui pratique la provocation à ce sujet, et un poème d'Armand Renaud qui fait alterner régulièrement les deux types de mesure et qui a été relevé par Philippe Martinon, puis signalé à l'attention par Philippe Rocher

Je vais commencer par ces vers de dix syllabes Tête de faune a déjà fait l'objet d'un article sur ce blog à part auquel se reporter, il est en hémistiches de quatre et six syllabes

Je passe aux trois autres et je commence par Juillet en l'accompagnant d'annotations Le poème a été édité avec le titre erroné Bruxelles et Verlaine lui-même, mais le Verlaine de 1886, a une responsabilité dans cette erreur, puisqu'une liste de titres de sa main montre que c'est le titre qu'il donnait au poème Il semble qu'il n'ait guère eu le temps de consulter ces manuscrits Le mot "juillet" est souligné, ce qui suffit à l'imposer comme titre du poème, comme c'est le cas pour les autres titres des manuscrits conservés Verlaine se souvenait visiblement de la parenté de ces poèmes avec ceux intitulés Bruxelles des Romances sans paroles, mais la symétrie réelle n'est pas la reprise du même titre, elle vient de ce que Juillet partage avec Chevaux de bois et le diptyque Simples fresques le recours à la mention de lieu, en suscription sur le manuscrit de Rimbaud, en souscription sur les Romances sans paroles : "Estaminet du Jeune Renard, août 1872" et "Champ de foire de Saint-Gilles, août 1872" Se méfier comme la peste donc des transcriptions courantes du poème, y compris celle d'Alain Bardel sur son site qui maintient le titre incipit Il n'y a qu'une présentation pertinente du poème, la voici :

                              Juillet(*1)

                                                      Bruxelles,
                                                      Boulevart du Régent,

Platebandes + d'amaranthes jusqu'à
L'agréable + palais de Jupiter.
- Je sais que c'est + Toi qui, dans ces lieux, [...](*1)
Mêles ton Bleu + presque de Sahara !

Puis, comme rose + et sapin du soleil
Et liane ont + ici leur jeux enclos,
Cage de la + petite veuve !...
                                              Quelles
Troupes d'oiseaux, + ô iaio, iaio !... (*2)

- Calmes maisons, + anciennes passions ! (*3)
Kiosque de la + Folle par affection.
Après les fe+sses des rosiers, balcon
Ombreux et très + bas de la Juliette.

- La Juliette, + ça rappelle l'Henriette,
Charmante sta+tion du chemin de fer,
Au coeur d'un mont, + comme au fond d'un verger
Où mille dia+bles bleus dansent dans l'air !

Banc vert où chante + au paradis d'orage,
Sur la guita+re, la blanche Irlandaise.
Puis, de la salle + à manger guyanaise,
Bavardage + des enfants et des cages.

Fenêtre du + duc qui fais que je pense
Au poison des + escargots et du buis
Qui dort ici- + bas au soleil.
                                             Et puis
C'est trop beau ! trop ! + Gardons notre silence.

- Boulevard sans + mouvement ni commerce,
Muet, tout drame + et toute comédie,
Réunion + des scènes infinie,
Je te connais + et t'admire en silence.

 (*1), un mot manque sur le manuscrit, nous pouvons observer un début de majuscule sur le manuscrit Il s'agit à l'évidence d'un monosyllabe d'adresse Nous ne pouvons affirmer qu'il s'agit du début d'un "P" majuscule, à moins d'affiner l'analyse graphologique, encore moins affirmer qu'il s'agit du mot "Père", malgré l'espèce d'assonance ou rime bâtarde que cela offrirait Il faut rester prudent
(*2) Vers faux, comme Rimbaud en glissait au milieu des vers simples Le second hémistiche ne compte que cinq syllabes Qu'on transcrive "o iaio iaio", "ia io iaio" "ia io ia io" "iaio ia io" ne saurait rien changer au problème et on ne peut soutenir qu'il suffit de régler cela par l'option d'exercer librement une diérèse quelque part Le vers faux coïncide ici avec le chant sauvage non éduqué des oiseaux
(*3) La diérèse est sur le mot "passions", la tradition est moins stricte pour "ancien", "anciennes" Lire aussi une diérèse à "Réunion" plus loin et à "Liane" juste avant Diérèses normales à ces mots En revanche, l'abandon de la diérèse est plus étonnant pour "affections", "Henriette" et pour la seconde occurrence du nom "Juliette"

Le poème Juillet compte 28 vers Plusieurs vers peuvent être estimés réguliers, classiques, conformes à la tradition, notamment vers la fin du poème, mais le brouillage est tout de même important
Toutefois, nous observons un seul enjambement de mots au vers 14, c'est-à-dire au milieu du poème :

Charmante sta+tion du chemin de fer,
 ce qui prouve deux choses : si c'est l'unique enjambement de mot, c'est que nécessairement tout au long de la composition Rimbaud a construit ces vers autour de la césure, sinon il y en aurait eu inévitablement plusieurs, ensuite cet unique enjambement de mot est un fait exprès au milieu du texte

Les trois vers suivants présentent aussi une césure au milieu d'un mot, mais il ne s'agit pas d'enjambement de mot stricto sensu :

Après les fe+sses des rosiers, balcon

 Où mille dia+bles bleus dansent dans l'air !

 Sur la guita+re, la blanche Irlandaise.

Il s'agit toutefois de césures à l'italienne que Rimbaud n'a pas pratiquée avant 1872, avant des poèmes comme Mémoire, Tête de faune

Les preuves que Rimbaud compose un poème aux hémistiches de quatre et six syllabes sont données par les séries suivantes qui relèvent nécessairement du fait exprès :

Première série :

Platebandes + d'amaranthes jusqu'à
L'agréable + palais de Jupiter.
Mêles ton Bleu + presque de Sahara !
- La Juliette, + ça rappelle l'Henriette,
 Où mille dia+bles bleus dansent dans l'air !
Bavardage + des enfants et des cages.

Nous observons une série voulue de césures audacieuses sur "e" féminin, les deux premiers vers donnent le ton Cette série n'est pas homogène, le "Bleu" à la césure est régulier, mais il inscrit la reprise comme une rime interne des hémistiches du "ble" d'agréable et on remarque à nouveau cet enchaînement dans la césure italienne pour "dia+bles bleus" On remarque également les rimes internes pour "Juliette"/"Henriette" et "Bavardage"/"cages", moyennant une corruption singulier/pluriel pour la seconde Ceci est à rapprocher de la rime interne avec césure à l'italienne d'un vers de Famille maudite / Mémoire : "ombelle", "elle"

Aux doigts ; foulant l'ombe+lle ; trop fière pour elle ;
Dans Mémoire, l'audace est un cran en-dessous, car la césure tombe sur la voyelle stable [è] comme c'est le cas à la rime Dans Juillet, et ce serait un argument pour soupçonner que celui-ci a été composé après, les rimes internes présentent un décalage plus gênant La rime interne n'est pas de césure à fin de vers, puisque pour qu'il y ait rime de césure à rime, le "a" de "Bavardage" et le [è] de "Juliette" devraient se trouver à la césure et non le "e" féminin En fin de vers, le "e" est surnuméraire, c'est bien un "a" et un [è] qui sont à la rime

Deuxième série :

Cage de la + petite veuve !...
                                              Quelles

Kiosque de la + Folle par affection.
Fenêtre du + duc qui fais que je pense
Au poison des + escargots et du buis

Je signale rapidement au passage le jeu dit de "cacophonie" ici appliqué à la césure, puisque depuis Malherbe et Deimier, début du XVIIème siècle, il était, un peu arbitrairement, considéré comme cacophonique de faire se suivre deux syllabes identiques ou quasi identiques Je ne suis pas spécialement convaincu que ce soit cacophonique automatiquement et ces vers en sont des preuves, mais cela fait partie de l'histoire littéraire
Surtout, ces quatre vers présentent une identité de facture Il faut rappeler que "du" et "des" devant la césure sont ici des formes contractées : "du" = "de le" et "des"=" de les", comme on l'apprend, pardon l'apprenait à l'école
Cette identité est renforcée par le rapprochement sensible des noms "cage" et "kiosque", et dans une moindre mesure du mot "fenêtre" Ce rapprochement est encore conforté par la complémentation qui désigne à chaque fois des êtres vivants, à trois reprises un être humain, et à deux reprises une femme, sachant qu'il est facile de resserrer le rapprochement de sens des mentions "petite veuve" et "Folle par affection"
Cette série pourrait être élargie à d'autres vers et, en tout cas, la quête du sens du poème y invite nécessairement :

- Calmes maisons, + anciennes passions !
Tel est le vers qui précède la mention du "Kiosque", ce vers est placé dans la poignée de vers qui séparent la "Cage de la petite veuve" du "Kiosque"

Bavardage + des enfants et des cages.
 Ce vers de la première série contient la reprise du mot "cages" au pluriel cette fois, ce qui justifie un rapprochement avec "cage de la petite veuve" et "Kiosque", en présupposant aussi l'idée de volières et la comparaison d'une femme qui chante à un oiseau Les rapprochements peuvent alors s'amplifier avec la mention "enclos" à la rime et la mention "balcon", je peux cite également le vers d'élan suivant :

Puis, de la salle + à manger guyanaise,

Voilà autant de vers cités qui invitent à reconsidérer le mot "Fenêtre" comme point d'où prendre son élan

Troisième série :

Ombreux et très + bas de la Juliette.

 Qui dort ici- + bas au soleil.
                                             Et puis
Les formes "très bas" et "ici-bas", cette dernière étant un enjambement de mot à la césure au trait d'union près, sont identiquement placées à cheval avec mention "bas" en rejet en tête du second hémistiche
Cette troisième série contraste avec la seconde au plan du sens, dans une opposition du bas avec l'envol et nous retrouvons l'idée clef des "platebandes"
Le poème semble inviter à penser que ces platebandes et ce Kiosque sont bien mesquins pour exprimer une envolée, ce qui nous rapproche de certains Paysages belges de Verlaines tels que Malines ou Simples fresques La désinvolture du poème rend l'ironie sensible

Les autres vers du poème que je n'ai pas cités sont réguliers sauf un :

- Boulevard sans + mouvement ni commerce,
mais nous pouvons y reconnaître une césure d'une mode à succès récente, césure sur préposition monosyllabique donc, avec effet de soulignement accru du sens
Les vers suivants sont réguliers, en dépit du caractère heurté que peut supposer leur relation à la césure :


 - Je sais que c'est + Toi qui, dans ces lieux, [...]
 Et liane ont + ici leur jeux enclos,

 Rappelons la fin nettement régulière du poème :

C'est trop beau ! trop ! + Gardons notre silence.

- Boulevard sans + mouvement ni commerce,
Muet, tout drame + et toute comédie,
Réunion + des scènes infinie,
Je te connais + et t'admire en silence.

J'ai déjà publié un commentaire de Juillet (Une promenade le long du boulevard du Régent), mais une suite est prévue, comme le laisse assez entendre les séries ici mises à jour

Voici maintenant le poème Jeune Ménage qui est daté du "27 juin 1872", je lui applique de force une césure traditionnelle après la quatrième syllabe :

                          Jeune Ménage

La chambre est ou+verte au ciel bleu-turquin,
Pas de place : + des coffrets et des huches !
Dehors le mur + est plein d'aristoloches
Où vibrent les + gencives des lutins.

Que ce sont bien + intrigues de génies
Cette dépense + et ces désordres vains !
C'est la fée a+fricaine qui fournit
La mûre, et les + résilles dans les coins.

Plusieurs entrent, + marraines mécontentes,
En pans de lu+mière dans les buffets,
Puis y restent ! + le ménage s'absente
Peu sérieuse+ment, et rien ne se fait.

Le marié + a le vent qui le floue
Pendant son ab+sence, ici, tout le temps.
Même des es+prits des eaux, malfaisants
Entrent vaguer + aux sphères de l'alcôve.

La nuit, l'amie + oh ! la lune de miel
Cueillera leur + sourire et remplira
De mille band+eaux de cuivre le ciel.
Puis ils auront + affaire au malin rat.

- S'il n'arrive + pas un feu follet blême,
Comme un coup de + fusil, après des vêpres.
- Ô spectres saints + et blancs de Bethléem,
Charmez plutôt + le bleu de leur fenêtre !

Cette fois, beaucoup plus de césures passent au milieu d'un mot, il n'empêche que nous pouvons observer des similitudes La fin du poème est à nouveau plus régulière

- Ô spectres saints + et blancs de Bethléem,
Charmez plutôt + le bleu de leur fenêtre !

Certaines séries véritablement frappantes peuvent être observées

Pas de place : + des coffrets et des huches !
Plusieurs entrent, + marraines mécontentes,
Puis y restent ! + le ménage s'absente
Peu sérieuse+ment, et rien ne se fait.
- S'il n'arrive + pas un feu follet blême,

Dans cette série de césures féminines, on remarque le retour de la terminaison "ent" du pluriel de la troisième personne de l'indicatif, le placement du mot "pas" après la césure et, bien que ce ne soit pas une césure féminine, le mode découpage de l'adverbe "sérieusement" qui revisite de manière patente la question de l'enjambement de mot sur adverbe en "-ment" initié par Banville, et repris par beaucoup (Mallarmé, Mendès, Verlaine, Rimbaud, etc) à l'aune de la permission que s'accorde Rimbaud des césures sur "e" instables en 1872 Je ferai un article à part sur ce sujet
Nous remarquons également qu'une césure permet de séparer un des rares hiatus que ce soit permis Rimbaud dans ses vers :

Le marié + a le vent qui le floue
Je ferai le relevé des hiatus dans un petit article à part, mais nous voyons ici que la césure permet de caractériser l'audace du hiatus puisque le "é" final de "marié" est au contact immédiat de la voyelle "a" du verbe "avoir", quand la règle est de placer entre les voyelles de deux mots distincts, soit un "e", soit une consonne, mis à part pour certaines locutions "va et vient", "peu à peu", "çà et là"

L'effet de sens du vers suivant, qui n'est pas le plus étonnant en fait de césure, est aisément perceptible :

Comme un coup de + fusil, après des vêpres.

Les deux vers suivants peuvent être rapprochés pour la césure et pour l'orientation du discours :

Où vibrent les + gencives des lutins.
La mûre, et les + résilles dans les coins.
La difficulté pour démontrer que ce poème est en décasyllabes littéraires vient toutefois d'un certain nombre d'enjambements de mots qu'il faudra commenter pour leurs effets de sens, j'ai déjà évoqué le cas de "sérieusement", voici les autres :

La chambre est ou+verte au ciel bleu-turquin,
C'est la fée a+fricaine qui fournit
En pans de lu+mière dans les buffets,
Pendant son ab+sence, ici, tout le temps.
Même des es+prits des eaux, malfaisants
De mille band+eaux de cuivre le ciel.

Noter d'ailleurs la variante manuscrite pour l'un d'eux :

Même des fan+tômes des eaux, errants

Les remarques qui ont précédé permettent de plaider le fait exprès et la composition probable en décasyllabes littéraires avec enjambements de mots Or, plusieurs éléments permettent de soutenir ce propos au sein même de cette liste de vers à enjambements de mots Une des césures porte sur le mot "absence" qui est un mot clef du poème, puisqu'il est à la rime dans un vers que nous avons relevé dans la série des vers à césure féminine :

Puis y restent ! + le ménage s'absente

Les césures sur "ouverte" et "lumière" évoquent la relation à la fenêtre, et à l'intrusion rendue possible
Une cacophonie s'observe au plan de "des esprits", juste avant la césure, quand dans Juillet, nous avons vu des cacophonies sur la césure, et une quasi cacophonie après "bles bleus"
Or, la cacophonie "Poison des escargots" peut être rapprochée comme thème de l'intrusion "des esprits des eaux"
Je remarque encore la reprise du mot "eaux" de "esprits des eaux" dans la décomposition du mot "bandeaux" à la césure
Resterait à commenter la césure sur "africaine" et celle sur la variante "fantômes"

Le lecteur peut apprécier là si mon discours sur les césures se tient et s'il ne permet pas une ouverture sur une meilleure compréhension du texte, les séries mises à jour permettant de mieux se représenter certaines idées directrices du poète

A suivre !















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