vendredi 30 août 2013

Dans la presse, en septembre 1870 !

Dans ma Chronologie des écrits de Rimbaud de 1868 à 1870 (blog Rimbaud ivre), j'ai précisé que certains prétextes des deux sonnets caricaturant Napoléon III après Sedan, Rages de Césars et Le Châtiment de Tartufe, se trouvaient réunis dans un même article du Monde illustré. La mise en ligne de cette revue s'est achevée tout récemment sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France. Il m'est donc loisible de renvoyer enfin à cet article. Le Monde illustré est un hebdomadaire et il est déjà question de la capitulation de Sedan dans les numéros des 3 et 10 septembre 1870, mais c'est le Bulletin de la guerre de Maxime Vauvert dans le numéro du 17 septembre qui revient sur la honte de l'empereur déchu et qui mérite ici toute l'attention.

Il y est question non plus de la guerre acceptée par Ollivier, le "Compère en lunettes", le "coeur léger", mais de l'humiliation : "Ah! tous ne supportaient pas d'un coeur léger l'humiliation qu'un empire aux abois imposait à leur courage."

 Suite à l'entretien des empereurs, il y est question aussi d'interrogations comparables à celles rhétoriques du sonnet Rages de Césars : "Que tramèrent là ces deux hommes contre la France? - On le saura plus tard."

La rhétorique hugolienne est très présente dans l'article de Maxime Vauvert, comme dans les deux sonnets de Rimbaud très influencé par la lecture des Châtiments.

Or, Rages de Césars joue sur une inversion conditionnée par l'image d'un Empereur qui se promène en fumant. Napoléon III est fait prisonnier et la République est proclamée, sa balade et sa cigarette n'ont plus une valeur d'imperium, ce qui permet d'insister sur le défaut des lèvres et du regard pour exprimer la complète déconfiture d'un personnage grotesque : "L'Homme pâle", "son oeil terne", "ses lèvres muettes", "l'oeil mort".
Rimbaud ne connaît pas personnellement l'empereur et cette image de fumeur ne lui vient pas non plus pleinement des Châtiments. Il convient donc de chercher les images d'un empereur fumeur dans la presse, là où le sonnet de Rimbaud a ses sources autres qu'hugoliennes. L'extrait suivant du Bulletin de la guerre de Maxime Vauvert a le mérite d'exploiter lui aussi une inversion à partir du motif de la cigarette, l'anomalie d'un empereur fumant avec désinvolture sur le théâtre de sa défaite, en soulignant également l'idée de regard atone et de lèvres insensibles, champ de bataille où le cri de "Vive l'empereur" ironiquement mentionné dans L'Eclatante victoire de Sarrebrück tourne en malédiction.

      "La dernière étape - Napoléon III traverse le champ de bataille de Sedan - Après son entrevue avec l'empereur Guillaume, l'ex-empereur, honteux prisonnier des Prussiens, se mit en route pour la Belgique, qu'il devait traverser pour se rendre en Allemagne. C'est dans sa calèche, avec ses valets verts, ses coureurs, ses postillons et ses grelots, comme s'il allait aux courses, que cette fois il parcourut le champ de bataille. Il n'y avait plus de danger  pour sa personne. Aussi fumait-il stoïquement sa cigarette. A droite et à gauche, des cadavres encore chauds, et dont le dernier cri a été un cri de malédiction contre lui [...] Le crime qu'il a commis s'étale là dans son horreur et sa nudité sanglante. Il passe impassible, fumant toujours sa cigarette.
        "De ce champ de bataille criminel et hideux ne s'élèvera aucun remords pour cet homme qui, devant l'écrasement de la France, ne pense qu'aux millions qu'il a mis de côté.
         "Comme d'habitude, son regard était atone, et ses lèvres, qui n'ont jamais frémi, pressaient son éternelle cigarette."
Rimbaud n'a pas comme Maxime Vauvert l'idée d'un empereur qui s'enfuit dans l'insolence. Le sonnet Rages de Césars montre l'envers grotesque et lamentable de la farce, et si l'empereur n'a pas de remords, un regret personnel le mord. Et le poème Le Châtiment de Tartufe porte le coup de grâce à la caricature de grandeur déchue que fait entendre le titre Rages de Césars. Steve Murphy a relevé avec justesse l'acrostiche complexe du Châtiment de Tartufe: "Jules Cés...ar" dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale. La composition "Jules Ces" au début des vers 4 à 11 du poème est arrachée par la morsure de l'auteur "Arthur Rimbaud" qui signe au bas du poème. Il est évident que le sonnet fait allusion aux Châtiments et qu'il reprend le modèle d'un poème de ce recueil Fable ou histoire? avec un singe Napoléon III se couvrant de la peau d'un tigre Napoléon Ier. Or, dans le même long article de Maxime Vauvert, Napoléon III prisonnier des Prussiens est assimilé au héros de Molière, Tartuffe. Maxime Vauvert poursuit une veine étrangère à Rimbaud, celle d'un empereur jouisseur dans la défaite, ce qui laisse nettement songer que Rimbaud a très probablement lu les articles du Monde illustré, revue qui écrivait le nom "Sarrebruck" avec un tréma "Sarrebrück" tout comme ce sera le cas dans un titre de sonnet rimbaldien. Rimbaud avait besoin de la presse pour créer des équivalents de poèmes satiriques des Châtiments qui ne furent pas simplement des imitations et reprises de motifs, pour viser juste en rassemblant des éléments perceptibles par tous, et Rimbaud trouva aussi le moyen de s'inspirer d'un journaliste, en l'occurrence Maxime Vauvert, tout en s'en écartant par un discours qui lui fut propre. Rimbaud a montré la tartufferie mise à nu dans son échec, quand Maxime Vauvert croyait lui donner l'insolence d'une réussite paradoxale.

     "Et pendant que nous travaillons ici à soutenir dignement la guerre dans laquelle nous a engagés l'empire, savez-vous ce que fait en Allemagne l'auteur de nos désastres ! - Napoléon III vit encore comme un prince au château de Wilhemshoehe [...]
      Le pauvre homme !"

2 commentaires:

  1. Au même moment Bismarck, n'est-il pas lui aussi tartufié, par le jeune reporter ?

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  2. A peu près, la caricature de Bismarck par Rimbaud est publiée dans la presse (Progrès des Ardennes), fait suite à un article de Victor Hugo repris dans le concurrent Courrier des Ardennes, et est parallèle aux trois sonnets qui caricaturent Napoléon III : L'Eclatante victoire de Sarrebrück, Rages de Césars et Le Châtiment de Tartufe.
    Ici, ce qui m'intéressait, c'était d'apporter les références précises du Monde illustré que j'ai évoquées à quelques reprises sur le net et notamment dans ma Chronologie des écrits de Rimbaud. Il me reste d'ailleurs à renvoyer les lecteurs à un passage citant avec le tréma le nom allemand "Sarrebrück", sachant que je ne souscris évidemment pas à l'idée que le tréma puisse volontairement souligner que la ville de Sarrebruck est en Allemagne et non en France. Là se dégage aussi le rapport d'innutrition littéraire de Rimbaud à la presse au moment où il compose une "poésie objective" où l'actualité a une grande place.

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