lundi 21 février 2022

Dérivées fantastiques : à propos de l'article de Reboul sur Corbeaux et Rivière de cassis

Je profite de l'instant café pour réagir à l'article d'Yves Reboul dans le nouveau volume de la revue Parade sauvage. je retourne bosser après, c'est promis.
Je n'ai pas encore lu l'article du tout. Il faudra que je sorte 29 euros ou 42, ça dépend dans deux mois, pas avant. J'aurais pu l'acheter en version numérique, mais le seul article de Reboul est annoncé à cinq euros et quand il est dans le panier il passe à sept euros. Et l'augmentation du prix concerne tous les articles, et même avec le prix de base, une sélection de même pas tous les articles finit par me coûter plus de 29 euros, donc je préfère raisonnablement acheter le volume physique en une fois, même si je ne comprends pas la logique entre le fait d'acheter un volume à 42 euros ou bien s'abonner pour un volume à 29 euros.
Bref, financièrement, je ne peux pas avoir l'article avant deux mois.
D'autres articles m'intéressent, puisqu'on parle des lettres dites du "voyant", du "Bateau ivre" et même les singularités m'interpellent sur "Oraison du soir", "Cirages onctueux".
J'avais annoncé dans mes récents articles mon intérêt pour l'étude sur "Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis", et sur son site Alain Bardel en a fait un compte rendu dans une section "Notes de lecture".


Je lis l'article de Reboul à travers un compte rendu, et c'est la première raison de mon titre de vaisseau ivre "dérivées fantastiques". La deuxième, c'est que je voudrais parler de la recherche des sources dans les études rimbaldiennes et d'un aspect de l'énonciation du poème "La Rivière de cassis".
J'ai publié en 2009 dans la revue Rimbaud vivant un article sur "Les Corbeaux". En-dehors du commentaire, une de ses spécificités était apparemment de fixer pour la première fois par écrit la reprise entre "Les Corbeaux" et "Le Bateau ivre" d'éléments communs en termes d'images et de rimes. Il y avait le "Mât perdu" pour le "vaisseau perdu", et il y avait la correspondance de rimes entre le sizain final des "Corbeaux" et un des derniers quatrains du "Bateau ivre" : "soir charmé" était un équivalent de "crépuscule embaumé" et "fauvettes de mai" faisait écho à "papillon de mai". J'ai également publié de nouveaux articles sur "Les Corbeaux", tantôt sur le blog de Jacques Bienvenu Rimbaud ivre (si je ne m'abuse), tantôt sur le présent blog. Et j'ai ajouté une autre source au dernier sizain du poème "Les Corbeaux", le sizain de la plaquette "Plus de sang" de François Coppée.
Je m'opposais aux lectures du poème "Les Corbeaux" qui envisageaient les corbeaux comme des figures des prêtres. Ces lectures défendues par Steve Murphy, Christophe Bataillé, Alain Vaillant et quelque peu par Benoît de Cornulier étaient nettement contradictoires avec la lettre du texte qui invitait les corbeaux à agir en faveur du poète en protégeant ceux qui étaient dans "La défaite sans avenir" et surtout en chassant le "paysan matois", puisque je considérais que forcément "Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis". J'ai donné un squelette de lecture pour "La Rivière de Cassis" en 2009, mais sans trop l'investir. Je restais perplexe face au texte. Il y avait deux problèmes qui me marquaient en particulier. Le premier point, c'est que si la "rivière de cassis" était assimilée à une rivière de sang de soldats morts il y avait tout de même un manque de logique à vouloir y voir une transposition des morts de la Commune. Le deuxième point, c'est que je ne comprenais pas l'intérêt des "donjons visités" et des "parcs importants". La logique m'échappait et ça met rapidement par terre toute une lecture. En plus, mon éventuelle source chez Banville pour "La Rivière de Cassis" n'a d'intérêt que d'une coïncidence formelle par les mots à la rime et les rimes, et l'alternance dans un sizain de vers longs et de vers mi-longs. En revanche, les liens du dernier sizain avec "Le Bateau ivre" et "Les Corbeaux" avaient immédiatement du sens pour la compréhension du poème. Je soutenais d'ailleurs une lecture du poème qui illustrait la formule de Verlaine "patriotique, mais patriotique bien", en rabattant cette formule sur l'articulation du "Mais" lançant le dernier sizain des "Corbeaux". C'était patriotique de songer au cri du devoir pour les morts d'avant-hier, mais il y avait aussi une pensée à avoir pour d'autres gens de la patrie, les victimes massacrées de la Commune.
Sur ces bases, j'avais une lecture assez suivie des deux derniers sizains et la lecture du premier sizain pouvait sembler n'appeler que des compléments contextuels simples a posteriori.
Je savais que plusieurs rimbaldiens se rapprochaient de ma lecture, mais il y avait donc une lecture concurrente selon laquelle le poème "Les Corbeaux" était une création anticléricale, et il fallait ajouter à cela le poison du débat sur la date de composition du poème. Il fallait affronter le relativisme selon lequel Rimbaud pouvait très bien composer concurremment des poèmes en vers déréglés et d'autres en vers traditionnels, relativisme qu'on ne peut pas réfuter dans l'absolu, mais le plus insupportable c'était cette idée que Rimbaud avait très bien pu composer ce poème en Belgique ou dès son arrivée en Angleterre, et l'envoyer par la poste. Cette thèse n'avait pas le sens commun, mais elle était martelée avec autorité.
Voyons maintenant ce qu'il en est.
D'après les citations et remarques faites par Bardel, Reboul se range résolument à l'idée que le poème a été composé en vue d'une publication dans La Renaissance littéraire et artistique, avant même que la revue ne soit lancée. Reboul considère que le poème "Les Corbeaux" daterait bien de la fin de l'hiver du début de l'année 1872 ou peu s'en faut, et qu'il irait de pair avec "La Rivière de Cassis". Pour moi, c'est déjà important de revenir aux probabilités les plus naturelles face aux thèses échevelées. C'est déjà un point important. Notons que pour commenter le sens des deux poèmes Reboul cite un document de La Renaissance littéraire et artistique, mais loin d'en faire un argument pour dire que les poèmes seraient composés après la prise de connaissance de la revue il souligne que les poèmes ont été composés avant, mais que les articles de la revue éclairent a posteriori le discours de Blémont, Hugo et autres auteurs que Rimbaud connaissait déjà. Rimbaud fréquentait les futurs gérants de la revue autour d'un "Coin de table", donc il savait quelle était leur ligne politique éditoriale à venir.
Dans le compte rendu de Bardel, pas une seule fois n'est citée la plaquette "Plus de sang" de Coppée, ce qui m'a surpris. Du moins, après coup, car quand j'ai lu le compte rendu, je n'y ai pas pensé immédiatement. Pas une seule fois non plus, il n'est fait mention des points de comparaison avec "Le Bateau ivre". Il me tarde décidément de lire l'article même de Reboul, il s'est forcément référé aux études antérieures. Le rapprochement avec le quatrain du "Bateau ivre" est important à deux égards quand je vois la lecture rapportée. Premièrement, il y a un commentaire très fin de la mention "soir charmé", il conviendrait d'étudier "crépuscule embaumé" sous ce jour. Deuxièmement, si les "fauvettes de mai" ne sont pas à lier à la Commune, il faut dans la foulée commenter sous un autre jour le lien entre "fauvettes de mai" et "papillon de mai". On devrait alors neutraliser l'idée d'une référence à la Commune tant pour "papillon de mai" que pour "fauvettes de mai". Il me tarde décidément de lire l'article lui-même directement sans médiateur. Intuitivement, ça ne me gêne pas d'éliminer la référence communarde "fauvettes de mai", mais justement je voudrais souligner ici comment la lecture de Rimbaud est troublée par les présupposés que nous pouvons y projeter. Si on part de la seule lecture du poème "Les Corbeaux", le mois de "mai" est un faible déclencheur d'une allusion sensible à la Commune, sachant que seule la Semaine sanglante est spécifiquement liée au mois de mai. Or, le fait qu'on soupçonne à bon droit que le poème parle de la Commune de manière voilée, avec bien sûr les "morts d'avant-hier" supposant des "morts d'hier", et le fait que des rimes soient reprises au "Bateau ivre" (au passage, il faut lier aussi la mention "l'hiver" des "Corbeaux" à la mention "l'autre hiver", ce qui confirme l'idée soulevée par Bienvenu que "Le Bateau ivre" est une composition du début de l'année 1872, par conséquent quasi contemporaine de la rédaction des "Corbeaux") tout cela renforce presque mécaniquement une lecture où on identifie la Commune, et il reste évidemment le problème de "La Défaite sans avenir". Et comme il y a un risque d'influence du rapprochement avec le quatrain du "Bateau ivre", il y a effectivement un risque de considérer comme une évidence l'annotation ou considération traditionnelle selon laquelle ceux qui sont "dans l'herbe" sont donc des morts qu'on a enterrés. Le mot de la fin est celui de "La défaite sans avenir", et il sonne différemment selon qu'on considère que c'est la défaite de gens déjà morts ou la défaite de survivants. Et ici Reboul a opté pour une lecture où il serait question des survivants. Le poème n'est plus comme je le soutenais avec d'autres que le patriotisme est "bien" comme dit Verlaine parce qu'il rappelle que les écrivains et journalistes oublient de mentionner les autres morts de la patrie, mais le poème devient patriotique bien parce qu'il dénonce un esprit revanchard qui fait fi de l'abondance de sang inutilement versé.
On remarquera que c'est à bon droit que je m'étonne que le sizain final de la plaquette "Plus de sang" ne soit pas cité, puisque, ne fût-ce que par son titre, il entre en résonance avec la thèse nouvelle de lecture formulée par Reboul : le poème "Les Corbeaux" est une invitation à ne plus verser de sang, et sachant que Coppée a écrit la pièce Fais ce que dois et était donc proche du discours revanchard d'Hugo, Blémont et d'autres, cela l'épingle en retour, en étant loin de lui renvoyer l'ascenseur.
Ce que j'ai bien aimé aussi parmi les éléments relevés par le compte rendu, c'est que l'image des corbeaux déployée par Rimbaud est reliée précisément à une lecture précoce d'un article de Jules Vallès, paru le 22 février 1871 dans Le Cri du peuple. Je n'ai jamais fait de lecture suivie pour l'instant de toute cette presse, bien que ce soit prévu. On voit bien que plus les années passent plus des aperçus importants sur les poèmes de Rimbaud viennent de révélations sur la presse de l'époque ou sur les publications chez les libraires dans les semaines qui précèdent la composition du poème. Ici, le cas est un peu différent. L'article cité de Vallès "Paris vendu" date du 22 février 1871, il est de près d'un an antérieur à la composition des "Corbeaux", voire d'un an complet en fait.
Nous avons peu de lettres de Rimbaud, mais elles sont d'un prix inestimable, elles citent parfois ses lectures ou ce qu'il a considéré avec importance. Et on tend à minimiser cette importance en se disant que, ce jour-là, il a fait telle citation, mais nous aurions eu d'autres citations dans d'autres contextes. Nous aurions d'autres lettres, d'autres ouvrages seraient cités, et ce serait comme pour nous des lectures ne portant pas à conséquence sur nos activités quotidiennes ou si peu. Non ! Rimbaud a fait un séjour précoce à Paris qui est une quasi exception, puisqu'auparavant il a fini à Mazas et Douai. Il existe des zones d'ombres quant à ce séjour parisien, mais dans sa lettre à Demeny qui ne date que du 17 avril Rimbaud parle de ses lectures dans la presse avant le 10 mars. C'est bien que les lectures de Vallès et Vermersch furent décisives et qu'il faut vraiment passer du temps à fouiller de ce côté-là, d'autant plus que parfois à la lecture nos cerveaux ne font pas les bons rapprochements, ou pas de rapprochements du tout. Face à la lecture selon laquelle les corbeaux sont une métaphore des prêtres et de leurs habits, Reboul rappelle le contexte, celui d'un "corbeau" éveilleur des consciences dans la littérature républicaine, puis il sort une référence à Vallès, au sein d'un ensemble d'écrits dont Rimbaud nous a explicitement dit qu'il leur attachait une importance fondamentale dans sa formation intellectuelle. La citation se trouve dans le compte rendu fait par Bardel, je ne la cite pas ici. Mais, nous avons directement, enfin ! une citation positive des corbeaux dans le discours pré-communard. La lecture selon laquelle les corbeaux sont des personnages négatifs s'effondrent enfin. Désormais, on a une référence contextuelle qui justifie ce que plusieurs (dont moi et même Bardel) disaient sur le sens naturel des propos déployés dans le poème. C'était évident que le poète prenait les corbeaux plutôt en bonne part qu'en mauvaise part dans le couple de poèmes "Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis". La preuve est tombée. Il ne s'agit pas seulement d'une image républicaine neutre, il s'agit cette fois carrément d'une image où un futur communard considère que le corbeau va signifier un message qui va dans le sens de la pensée des défenseurs de la Commune. La boucle est bouclée.
Mais la meilleure source apportée par l'article de Reboul est celle qui concerne la lettre à Delahaye de juin 1873. Rimbaud demande à Delahaye de chier sur le journal La Renaissance littéraire et artistique "si [il] le rencontr[e]". Plutôt que de se contenter d'identifier une réaction irritée de Rimbaud, Reboul part de l'idée que le sarcasme "si tu le rencontres" peut faire allusion au contenu du texte. Le journal est jugé pour son contenu, et "si tu le rencontres" doit avoir une signification sarcastique plus précise, et c'est effectivement le cas avec l'identification de la formule hugolienne "s'il la rencontre sur son passage". Rimbaud imite une manière de clausule. Et évidemment identifier la reprise permet de comprendre le reproche fait dans la lettre de juin 71. Il s'agit d'un texte hugolien publié dans La Renaissance littéraire et artistique. Il s'agit de stratégies éditoriales importantes pour lancer la revue en accueillant le prestige de la parole du maître, et il y avait un véritable unisson des idées politiques. On voit avec cette nouvelle source qu'il se confirme encore une fois que les études rimbaldiennes ont un avenir à lire systématiquement la presse d'époque, à systématiquement chercher quelles sont les mises en vente d'actualité dans les librairies, et on voit que la démarche intéresse aussi l'élucidation critique de la correspondance. Et on voit comment une identification formelle soutient énormément l'intérêt de rapprochements au plan du sens, puisque de "s'il la rencontre..." à "si tu le rencontres", nous avons une reprise formelle. La reprise formelle est le déclencheur d'une identification de la source et du message implicite.
Notons aussi que beaucoup de gens continuent de vouloir penser que la poésie de Rimbaud n'est pas politique, il ne s'y intéresserait qu'à l'occasion quand il est clair pour tout lecteur que l'énoncé est politique. Ici, la lecture politique des "Corbeaux" est mise en commun avec une lecture de "La Rivière de Cassis". Là aussi, c'est important pour l'avenir et la santé des études rimbaldiennes. la lecture politique des "Corbeaux" était attendue, mais le poème "La Rivière de Cassis" fait partie de l'ensemble des vers nouvelle manière, les "Derniers Vers" comme on disait il y a quelques décennies. Et si des lectures politiques sont déjà envisagées pour "Michel et Christine" ou "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." il y avait une stratégie de repli qui consistait à dire que les poèmes en vers plus courts étaient plutôt des chansons, moins ancrées dans un contexte politico-historique. Le poème "La Rivière de Cassis" décrit un paysage après tout. On voit à quel point tout cela vole en éclats. Reboul identifie la "rivière de cassis" à une rivière de sang, il n'est pas le premier à le faire et sa source est cette fois-ci postérieure à la composition du poème par Rimbaud, autrement dit il s'agit plus d'un exemple qu'une d'une source à proprement parler. J'attends donc de lire l'article plus attentivement. J'attends surtout de voir comment le départ est fait entre les morts de la guerre franco-prussienne et la Semaine sanglante. Il me semble que les voies prises amèneront à privilégier la référence aux morts de la guerre franco-prussienne. Toutefois, le dernier point fort de l'article, du moins d'après les notes disjointes de ce compte rendu, c'est le commentaire de "parcs importants", de "donjons visités" en liaison au commentaire de "soir charmé" du sizain final des "Corbeaux". On a le développement d'un art de la citation minimaliste. Le "soir charmé" est un poncif, on le savait, mais il ne suffit pas de le savoir, et cela est assez évident pour "parcs importants" et "donjons visités". Par les adjectifs "visités" et "importants", le poète gonfle son poème de la voix de quelqu'un d'autre par persiflage, mais il faut un certain seuil de rapports aux réalités décrites pour bien en digérer la mesure ironique, pour bien mesurer l'écart pris par le poète. Les "parcs importants" et les "donjons visités" sont donc si j'ai bien compris l'Histoire exaltée par Hugo et Blémont, mais cette exaltation d'un passé neutralisé dans son atrocité du côté des donjons va de pair avec l'exaltation d'une rivière de sang dans de futures défaites sans avenir.
Il y a une vraie réflexion à faire sur l'énonciation des adjectifs dans les trois mentions "soir charmé", "parcs importants" et "donjons visités", et cela permet de réenvisager à nouveaux frais la lecture de passages finalement équivalents dans d'autres poèmes.
Voilà, dans deux mois, je lirai directement cet article, et le reste.

1 commentaire:

  1. Dans l'article qui me précède, je suis allé trop vite, j'ai attribué à Reboul une remarque faite par parenthèse de Bardel lui-même, celle sur "si tu le rencontres".

    RépondreSupprimer