En 1870, les combats n'ont pas suivi immédiatement la déclaration de guerre du 19 juillet. Il faut tout un temps pour rassembler les troupes que ce soit du côté allemand ou du côté français. Nous continuerons à parler de "guerre franco-prussienne", car c'était le terme et la perception d'époque, mais d'autres états sont alliés à la Prusse, et il s'agit en réalité d'un conflit franco-allemand selon les historiens actuels, Roth notamment. Les prussiens estimaient que les français attaqueraient en premier, vu qu'ils avaient l'antériorité pour ce qui est de l'ordre de mobilisation.
Au passage, j'essaie un peu de méditer le problème des analyses rétrospectives. Premier point : si Thiers et d'autres étaient opposés à cette guerre, faite selon les mots de Thiers sur un prétexte de pure susceptibilité, il n'en faut pas conclure qu'ils avaient des inquiétudes quant à l'issue de cette guerre ; ils étaient convaincus que la France avait de bonnes chances de gagner. Deuxième point : il faut revenir sur le cas de Bismarck. J'ai déjà épinglé le problème de la dépêche d'Ems. Bismarck a retouché le texte qu'il a diffusé dans la presse, il l'a rendu plus provocateur. Mais, comme je l'ai dit, d'une part, le caractère provocateur de ce texte retouché n'est pas à exagérer (et dans sa forme, et dans son effet, car si le gouvernement français n'avait pas été prêt à tous les emportements, n'était pas déjà belliqueux, la provocation serait tombée à plat devant des esprits qui savent rester froids, vu les enjeux) et, d'autre part, il est clair comme de l'eau de roche que le gouvernement français se sert de la provocation comme d'un prétexte pour confirmer son désir d'en découdre. L'ordre de mobilisation a été donné avant la révélation de la dépêche d'Ems et la demande de garanties et de confirmation du retrait de la candidature du prince de Hohenzollern est bien évidemment autrement provocatrice que la réplique de Bismarck. Il faut quand même fonctionner avec son cerveau et constater qu'une fois assis sur cette rapide victoire (qui est plus le fait de Moltke par ailleurs) Bismarck a eu beau jeu de faire le récit de la dépêche d'Ems en en expliquant les intentions et les effets. En revanche, ce qui fait que les gens ne vont pas accepter de relativiser la dépêche d'Ems, c'est qu'ils vont mettre cela dans une perspective plus globale où la candidature du prince de Hohenzollern était déjà une provocation de gens hostiles à la France comme Prim et Bismarck. Bismarck voulait de toute façon cette guerre depuis longtemps. Il n'en reste pas moins que cette guerre est le fait du gouvernement français et non de la provocation de comptoir de Bismarck à Ems. Les historiens sont restés à l'importance de la dépêche d'Ems, ce que je trouve complètement insensé, ça fausse toute l'analyse de cette guerre. D'ailleurs, les prussiens soupçonnaient-ils qu'ils gagneraient si facilement ? Car les historiens actuels en prêtant une constante machiavélique à Bismarck font comme si la victoire avait toujours dû aller de soi dans son jugement et comme s'il avait pu être certain d'une grande lucidité critique. Il y a un gros problème de biais de perception rétrospective des événements dans les travaux des historiens autour de Bismarck.
C'est d'autant plus singulier qu'on a droit à une tentative d'uchronie où on explore un scénario selon lequel à condition de quelques changements la France aurait pu gagner. C'est le cas de l'ouvrage de Reverchon La France pouvait-elle gagner en 1870? Il s'agit d'un exercice sur le modèle des ouvrages anglo-saxons qui refont l'Histoire en modifiant quelques données. Reverchon essaie deux scénarios, l'un avant la chute de l'Empire à Sedan, l'autre à partir du moment où la guerre est reprise en mains par le gouvernement de défense nationale, au nom de la République. Toutefois, l'auteur reconnaît qu'une victoire n'aurait pas consisté en une invasion des territoires allemands. La victoire n'aurait été rien d'autre que la résistance de Paris ou la reprise de contrôle du territoire français. Cela me semble une drôle de conception de ce que peut être une victoire.
Les raisons de la défaite de la France sont nombreuses. En gros, depuis le dix-huitième siècle, il devient de plus en plus sensible qu'il faut avoir une puissance de feu et en retour avoir de quoi se défendre contre cette puissance de feu. Beaucoup d'historiens insistent sur la prise de conscience de la puissance de feu, soit dans le cas de la Première Guerre Mondiale, puisqu'en 1914 la stratégie française prônait encore les assauts à la baïonnette, avant de très vite réagir face à la réalité des faits sur le terrain, soit dans le cas de la guerre des Boers, et parfois, vu l'orgueil planétaire américain actuel, en fonction de la guerre de Sécession américaine. Ceci dit, Théophile Gautier écrivait déjà dans son roman Mademoiselle de Maupin de 1835 que les guerres modernes étaient en fonction de la puissance de feu. Les guerres napoléoniennes étaient passées par là. Mais, les empires français et britanniques pouvaient ne pas percevoir à quel point cela était vrai dans la mesure des guerres coloniales qu'ils pouvaient mener. Une guerre sur le sol européen, ce ne pouvait plus être désormais qu'une boucherie où l'armement moderne allait primer dans toute son atroce efficacité meurtrière. Et il faut se garder de trop opposer les prussiens aux français, dans la mesure où les prussiens privilégiaient une forme de combat où l'infanterie des allemands se présentaient en masse sous le feu de l'infanterie française. Les allemands privilégiaient l'offensive sans se soucier du nombre de pertes. Et malgré les victoires prussiennes, les allemands furent nombreux à mourir et il y a eu des cavaleries envoyées inutilement à la mort aussi bien du côté allemand que du côté français.
Du point de vue de l'armement, les allemands avaient un avantage décisif pour ce qui est de l'artillerie avec les canons Krupp, tandis que du point de vue de l'infanterie les français avait un avantage redoutable, les chassepots avaient deux fois de plus de portée face aux dreyse allemands. En plus, les français avaient des mitrailleuses de Reffye (à ne pas confondre avec les mitrailleuses portatives modernes), redoutables engins de guerre, si ce n'est que les français commirent l'erreur de s'en servir comme de la lointaine artillerie au lieu d'en profiter à plein dans l'infanterie.
Mais, outre l'artillerie, ce qui a fait la différence, c'est deux choses. Il y a d'abord l'organisation. Les allemands planifièrent la mobilisation des troupes, les arrivées en train, l'approvisionnement, les missions de reconnaissance, etc., etc. Il y a ensuite, mais cela va de pair avec les problèmes d'organisation de l'armée française, le nombre de soldats déployés. Les prussiens étaient autrement plus nombreux que les français sur les champs de bataille. Il y avait un problème de levée en masse, un problème de soldats affectés aux colonies, et pendant la dernière quinzaine de jours du mois de juillet plein de soldats n'ont pas rejoint leurs troupes, les unités ne sont pas correctement formées, etc.
Cet amateurisme des élites a coûté très cher à la France comme on a pu le voir et il est douteux que Moltke et consorts aient anticipé cette impéritie dans toute son étendue.
En tout cas, la tension monte. Les missions d'espionnage des prussiens créent quelques occasions d'escarmouches. L'empereur et son fils se sont rendus eux-mêmes sur le front à partir du 28 juillet. Ils ont pris le train dans une petite gare de Saint-Cloud. Dans le roman Le Désastre des frères Margueritte composé vers 1897-1904, il est évoqué un trajet de l'empereur et son fils dans un "wagon de troisième", ce qui me fait évidemment songer au dizain de Rimbaud d'octobre 1871 placé vers le début de l'Album zutique : "J'occupais un wagon de troisième [...]", où la critique débat pour savoir si "caporal", "rejeton royal", cela renvoie à la famille impériale, au duc d'Aumale, donc au régime impérial, à la pensée légitimiste ou bien orléaniste... Malheureusement, pour l'instant, je n'ai pas encore trouvé de quoi progresser sur ce sujet. Emille Ollivier raconte bien sûr le trajet en train du 28 février, mais d'où vient cette idée de "wagon de troisième" ? Je cite la formule du dizain de Rimbaud et je n'ai pas mon exemplaire du roman des frères Margueritte sous la main, des parents de Mallarmé et les fils d'un militaire vaincu justement à Sedan, mais je garantis qu'il y a cette évocation étonnante d'un trajet en wagon de dernière classe.
En tout cas, l'Empire a décidé de lancer l'offensive le 2 août à des fins de communication avec le peuple français qui s'impatiente. Et cette offensive va forcément avoir lieu sur le sol ennemi. Toutefois, la presse ne peut pas rendre compte de ce qu'il se passe sur le champ de bataille le jour même. Et, par conséquent, je rendrai compte des événements demain.
Cependant, je voudrais attirer l'attention sur un point particulier.
Nous avons vu que l'unique manuscrit du sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze..." a pour sujet un événement journalistique du 16 juillet et est antidaté du 3 mars. Or, le poème "L'Eclatante victoire de Sarrebrück" est connu par un manuscrit d'octobre 1870, alors qu'il a pour sujet une bataille qui eut lieu le 2 août. Toutefois, la mention "Octobre 1870" n'a aucune fonction symbolique contrairement à "fait à Mazas, le 3 septembre 1870". On peut imaginer que le sonnet "L'Eclatante victoire de Sarrebrück" a été remanié en octobre 1870, après le passage du poète par Charleroi lors d'une fugue. Notons toutefois que les allusions à Charleroi et à la Belgique ne sont pas dans les vers eux-mêmes, mais uniquement dans le titre à rallonge du poème "Gravure belge", "se vend à Charleroi". En clair, les vers peuvent très bien avoir été écrits avant le passage du poète par la Belgique, il a très bien pu ne modifier que le titre du sonnet. Ceci dit, nous ne jouerons pas l'excès de prudence. Rimbaud a lui-même daté sa composition d' "Octobre 70" et faute d'éléments de contestation probants nous admettrons, malgré nos doutes, que Rimbaud ait composé ce sonnet plusieurs mois après l'événement en jouissant de l'ironie révélée par la précipitation des événements entre la fanfaronnade et la chute de l'empereur.
Quant à l'écriture du nom "Sarrebrück" avec un tréma, il s'agit d'une faute d'orthographe. Steve Murphy et d'autres critiques ont voulu plaider une astuce rimbaldienne. Le tréma ferait encore plus allemand et moquerait la prétention de l'empereur à mener la guerre sur la terre ennemie.
Je me porte évidemment en faux contre toutes ces explications alambiquées. Premièrement, comment le lecteur fera-il le départ entre les noms germaniques des lieux alsaciens (Strasbourg) sinon lorrains (Metz) et les noms germaniques du côté allemand ? Ensuite, rien que le nom "Sarrebruck" ça sonne allemand, il n'y a pas besoin d'y mettre un tréma pour éviter qu'on ne pense que c'est un dérivé toponymique de langue latin ou celte. Rimbaud a commis une faute d'orthographe sur le nom "Sarrebruck", il a ajouté un tréma par erreur, ça arrive à tout le monde, même aux plus grands écrivains ou poètes, et c'est tout. Et cette faute, il ne l'a pas sortie d'une impression personnelle. Il a lu le mot "Sarrebrück" avec un tréma dans certains journaux d'époque, journaux qui ne sont pas suspects, j'ose croire, d'avoir cherché l'effet de style, l'effet rhétorique, à partir d'un détail orthographique. Cette erreur orthographique, elle se trouve dans des articles du Monde illustré. C'est une erreur qui vient sans doute de l'idée que les allemands utilisent le tréma sur le "u", etc., mais ce n'est en aucun cas un argument stylistique du poème. Il y a un moment où il faut arrêter d'aller chercher du génie à la moindre virgule d'un poème... Là, c'est même ridicule.
"Oui, mais justement, tu ne comprends pas, le tréma, c'est pour dire que Sarrebruck ce n'est pas en Alsace car ils n'utilisent pas le tréma sur le "u", mais c'est bien en Allemagne..."
Eh ! Oh ! on se calme! Outre qu'il faut supposer que le lecteur sache et même sollicite sa mémoire pour se dire que le tréma n'est pas utilisé dans les toponymes alsaciens (ce que personnellement j'ignore), Sarrebruck est en Allemagne, parce que si les français lancent l'assaut, forcément ils ne récupèrent pas un bout de territoire perdu, ils attaquent chez l'ennemi. Bref, ce tréma n'a aucun sens.
"Oui, mais justement, tu ne comprends pas, le tréma, c'est pour dire que Sarrebruck ce n'est pas en Alsace car ils n'utilisent pas le tréma sur le "u", mais c'est bien en Allemagne..."
Eh ! Oh ! on se calme! Outre qu'il faut supposer que le lecteur sache et même sollicite sa mémoire pour se dire que le tréma n'est pas utilisé dans les toponymes alsaciens (ce que personnellement j'ignore), Sarrebruck est en Allemagne, parce que si les français lancent l'assaut, forcément ils ne récupèrent pas un bout de territoire perdu, ils attaquent chez l'ennemi. Bref, ce tréma n'a aucun sens.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire