vendredi 14 août 2020

Il y a 150 ans... la charge de trois baisers (le 13 août 1870)

Je vais reprendre les récits des batailles, mais il va de soi que les batailles du 4 et du 6 août ont un relief particulier et que les batailles ne s'enchaînent pas massivement tous les jours. Il faut quelque temps avec une grosse bataille reprenne.
Le 13 août, en tout cas, la revue satirique La Charge d'Alfred Le Petit, une connaissance de Verlaine, publie un poème de Rimbaud qui s'intitule "Trois Baisers". J'avais fait un prélèvement de choses à citer lors d'un passage à la BNF à Paris, mais je n'en ai plus rien, c'est un travail à reprendre et le journal de Le Petit n'est pas en ligne sur le site Gallica.
Je suis tombé, en revanche, sur le périodique de 1832-1834 La Charge ou les Folies contemporaines, recueil de dessins satiriques et philosophiques pour servir à l'histoire de nos extravagances. Les articles sont nettement anticléricaux et j'ai immédiatement songé à un titre qui fut le modèle de la revue d'Alfred Le Petit qui en a visiblement repris le titre.
Dans les secondes qui ont suivi, j'en ai eu une sorte de confirmation sur la page Wikipédia consacrée à l'hebdomadaire de Le Petit, puisqu'il est écrit dans la partie "Historique" : "Le titre reprend celui d'un précédent journal satirique paru dès octobre 1832 et qui sera publié quelques années."
La note 1 permet d'ailleurs de lire un article universitaire mis en ligne qui étudie l'impact de cette revue de 1832.
Le côté anticlérical doit compléter l'idée d'un périodique antibonapartiste.
Rimbaud a décalqué des dessins de cette revue satirique. Ce journal a été créé le 13 janvier 1870, en janvier en tout cas, mais la fiche de la BNF est bizarrement renseignée et je n'exclus pas qu'elle ait induit en erreur la fiche Wikipédia. La revue d'Alfred Le Petit est dite avoir duré de 1870 à 1890, mais si on étudie le détail de la fiche BNF, on peut avoir des doutes. En tout cas, ce n'est pas clair.
Notons que la fiche Wikipédia propose la première page et la caricature du journal La Charge du 16 juillet 1870, le jour même de l'article de Cassagnac épinglé par un sonnet de Rimbaud.

Pour les lecteurs, le fait étrange, c'est que Rimbaud n'a pas du tout publié un poème antibonapartiste, ni un poème sur l'actualité de la guerre franco-prussienne. Il a réussi à faire éditer un poème érotique.
On va voir qu'il y a pourtant une cohérence à la démarche de Rimbaud.
D'abord, puisque les deux poèmes sont quasi contemporains, il faut songer au contraste entre "Vénus Anadyomène" et "Trois baisers" qui prouve que le sonnet n'est pas une pièce misogyne. Rimbaud a écrit dans "Credo in unam" : "- La Femme ne sait plus faire la courtisane !..." et ce vers sera réécrit comme suit sur le manuscrit de "Soleil et Chair" remis à Demeny : "La Femme ne sait plus même être Courtisane !" Observez la promotion de la majuscule. Dans "Trois baisers", nous avons l'idée de ce que peut être une Femme qui sait être Courtisane ! En revanche, dans "Vénus Anadyomène", nous avons une prostitution dégradante. Il y a visiblement une relation assez subtile entre ces poèmes et Rimbaud en est parfaitement conscient. "Credo in unam" et "Vénus Anadyomène" opposent la prostitution sacrée à la prostitution de notre monde... "Trois baisers" décrit une femme qui se donne et son opposition va se faire avec les portraits accablants des filles à la Musset dans "Les Reparties de Nina" et "Mes Petites amoureuses".
Mais ce n'est pas tout. Ce qui étonne dans cette publication, c'est qu'il ne soit pas question de la guerre et de Napoléon III. Or, en juin 1870, sans savoir l'imminence du conflit entre la France et la Prusse, Rimbaud a décrit une soirée à Charleville où la population va écouter de la musique militaire, la localité voisine de Mézières étant une ville de garnison. Et, dans ce poème intitulé "A la Musique" où se préfiguraient les passions juillettistes pour "Le Chant du départ" des défenseurs du régime, le poète s'opposait à l'ambiance en préférant s'intéresser aux jeunes filles, les pioupious s'intéressant plutôt aux bonnes. Cette fièvre érotique était clairement caractérisée comme une façon d'opposition au "patrouillotisme" de la population, et cela se retrouve dans la lettre du 25 août à Izambard où le poète parle de ne pas "remuer les bottes". En clair, le poème "Trois baisers" est bien une charge contre l'Empire. Pour un peu, on songerait au sujet du roman Le Diable au corps de Raymond Radiguet. Mais, l'opposition de Rimbaud peut encore s'évaluer plus précisément. Dans les sonnets contre la guerre, Rimbaud déplore les morts qui ont été faits saintement par la Nature, qui ont été faits pour aimer en quelque sorte. Et, c'est pour cela que j'ai choisi un tel titre à mon article : "la charge de trois baisers". C'est à la fois une charge satirique sur le mode "Faites l'amour, pas la guerre !" Mais c'est aussi une charge sur la fonction de vie de l'être humain. Le coup de canon du baiser s'opposer à l'oeuvre de destruction sur les champs de bataille.
Cette publication n'est pas un acte gratuit. Ce n'est pas un poème d'amour, parce que le poète n'aime pas la guerre, c'est aussi un poème d'amour contre la guerre. Quant à parler de charge en trois baisers, c'est justifié par la progression du poème qui représente très précisément un mouvement militaire pour coincer l'ennemi. Rimbaud ne pouvait pas savoir à ce moment-là que la plus grande partie de l'armée française serait encerclée et vaincue à Sedan, suite à des défaites, mais aussi à des manoeuvres d'encerclement. Or, il est piquant de constater que ce poème anticipe magnifiquement cette défaite, puisque les deux premiers baisers du poète préparent le troisième. Le premier baiser fait reculer les pieds, le second fait reculer la tête, pour permettre au troisième baiser, le plus audacieux, d'atteindre les seins, et cette victoire permettra ensuite de consommer un acte sexuel.
Il va de soi que Rimbaud a conçu les baisers comme des tirs et les mouvements de la jeune fille comme les mouvements de la troupe ennemie qui se retrouve de plus en plus piégée, et que Rimbaud songeait quelque peu à l'action militaire en cours.
Certes, les titres "Comédie en trois baisers" et plus tard "Première soirée", ainsi que le vocabulaire déployé, n'accentuent pas l'idée d'une référence à la guerre en cours, il n'en reste pas moins que ce poème-là dans ce périodique est un poème d'opposition à la guerre.
Il y a maintenant un autre aspect intéressant au poème, c'est sa forme en quatrains d'octosyllabes, alors que le premier vers est une allusion manifeste à un alexandrin des Contemplations de Victor Hugo : "Elle était déchaussée..." Passer de l'alexandrin à l'octosyllabe, cela peut être un moyen efficace pour qu'une réécriture soit la moins dépendante possible de son modèle, mais tout au long de l'année 1870, et cela a même commencé en 1869, Rimbaud semble s'être beaucoup inspiré des vers de François Coppée. C'est ici qu'il faut revenir encore une fois sur le cas compliqué de Coppée.
Pour un lecteur du vingtième et désormais du vingt-et-unième siècle, Coppée est un auteur médiocre massivement moqués par de grands noms de la poésie, en particulier au moyen de la forme du "dixain réaliste" qu'il avait eu le malheur de revendiquer. Et cela se double d'une déconsidération politique pour un auteur réactionnaire. Malgré tout, dans sa rubrique pour Les Hommes d'aujourd'hui, Verlaine avait insisté sur le fait que François Coppée avait été un bon poète avant la guerre franco-prussienne. D'ailleurs, Coppée et Verlaine furent initialement amis et collaborèrent ensemble à quelques reprises. Il serait réducteur de considérer que Verlaine fait comme par hasard coïncider son appréciation sur Coppée avec la rupture entre les deux auteurs provoquées par la guerre franco-prussienne. Qui plus est, dans ce cas, il faudrait plutôt trouver suspecte l'affirmation de Verlaine sur la baisse de qualité de sa poésie après 1870, puisque l'intérêt de Verlaine pour les débuts de Coppée est hors de soupçon. En réalité, Coppée, a même sans doute été un poète valable jusqu'en 1872, date de publication du recueil Les Humbles. En effet, ce n'est qu'après 1872 que la poésie de Coppée ne jouit guère que d'une reconnaissance officielle. Après 1872, peu importe ce qu'il écrit, plus rien n'égale la réputation du Passant, des Promenades et intérieurs, de ses premiers recueils, etc. Les parodies des dizains de Coppée ciblaient sans doute certaines limites du projet, mais elles ciblaient surtout dans le cadre zutique un ennemi politique.
Mais poursuivons encore un petit peu, car nous voulons montrer que les oppositions tranchées sont impertinentes dans le cas d'une étude de l'influence des écrits de Coppée sur les écrits de tantôt Rimbaud, tantôt Verlaine. En effet, en 1870, la figure d'hostilité politique de Coppée est déjà en train de se dessiner. Celui-ci a publié la plaquette La Grève des forgerons qui, évidemment, ne saurait plaire à Verlaine et qui a attiré les railleries de Vermersch avec sa réplique parodique "La Grève des poètes". Il ne serait pas surprenant que le poème "Le Forgeron" fasse écho à cette joute entre Coppée et Vermersch, puisque Rimbaud rencontre à peu près à ce moment-là Auguste Bretagne, un ami local de Verlaine, et publie dans une revue La Charge d'une connaissance de Verlaine, Alfred Le Petit. Rimbaud va commencer à citer Verlaine dans sa lettre à Izambard du 25 août 1870. Mais, en tout cas, à défaut de pouvoir affirmer une allusion à Coppée dans le choix du sujet "Le Forgeron", il n'en reste pas moins que la lecture de Coppée par Rimbaud est un fait avéré, il lui fait des emprunts depuis le poème "Les Etrennes des orphelins", et cela va se poursuivre dans "Roman" en septembre 1870 avec l'hémistiche "Les tilleuls sentent bon". Or, Coppée a écrit trois recueils déjà : Le Reliquaire, Intimités et Poëmes modernes. Or, au-delà du Victor Hugo des Contemplations, Rimbaud a pu être confronté à des exemples de poésies érotiques avec certains poèmes, notamment en octosyllabes, du recueil Intimités, veine érotique très nette, mais qui passerait inaperçue du public qui, sans lire les recueils de Coppée, le classe comme un célibataire vivant avec sa soeur, loin de tout épanouissement sexuel, et son retour à la foi déteint sur l'impression que nous pouvons avoir du poète parnassien compagnon de Verlaine au soirée des Vilains Bonshommes.
Lisez le recueil Intimités, ce n'est pas très long à lire, et vous comprendrez assez vite que Rimbaud ne réécrit pas du Coppée, mais participe d'une note érotique plus torride mais similaire.
Enfin, j'ai évoqué dans le cas du poème "Le Forgeron" que le vers "Ouvriers nous sommes" faisait probablement allusion à l'actualité dans la presse du discours de l'Internationale pour que les ouvriers se considèrent comme des frères entre les pays et refusent la guerre. Ce lien me paraît aller de soi, en rappelant au passage que ça n'a rien à voir avec le marxisme pour autant, tant aujourd'hui on a l'esprit altéré du rapprochement entre l'Internationale et Marx. J'étais un peu surpris de ne pas trouver tellement d'allusions aux grèves du Creusot dans le livre de Choisel que j'ai cité comme appui chronologique pour commenter les débuts du conflit franco-prussien.
Je propose ici un lien que je n'ai pas encore lu, mais que je viens de trouver, car il est évident que les grèves du Creusot sont le contexte qui éclaire la composition du poème "Le Forgeron". Je ne sais pas quoi penser de l'article tant que je ne l'ai pas lu, mais en voici le lien :


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